À fond de cale/22

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 142-145).


CHAPITRE XXII

Soif


Cet instant de repos fut de bien courte durée, un cauchemar effroyable ne tarda pas à troubler mon sommeil, et me réveilla brusquement, pour me rendre à une réalité plus affreuse que mes rêves.

Il me fut d’abord impossible de deviner où j’étais ; mais il me suffit d’allonger les bras pour me rappeler toute l’horreur de ma situation. De chaque côté, mes mains rencontraient les murailles de mon cachot ; à peine avais-je assez de place pour me retourner, et, si mince que je fusse alors, un autre enfant de ma taille aurait empli tout le reste de ma cellule.

Mon premier mouvement, dès que j’eus reconnu ma position, fut de crier de toutes mes forces. Je conservais toujours l’espoir qu’on finirait par m’entendre ; j’ignorais, comme je l’ai dit plus haut, l’énorme quantité de marchandises qui se trouvaient au-dessus de ma tête, et je ne savais pas que toutes les écoutilles de l’entre-pont étaient fermées.

Il est heureux que je n’en aie pas su davantage, autrement je serais devenu fou ; mais les lueurs d’espérance qui, de temps en temps, suspendaient mes tortures, soutinrent ma raison jusqu’au moment où il me fut permis d’envisager mon sort avec calme, et de lutter contre le péril qui me menaçait.

Comme avant de m’endormir, je jetai des cris perçants jusqu’à ce que la voix me fît défaut ; et lorsque j’eus désespéré de me faire entendre, je retombai dans l’état d’atonie, puis de torpeur, où le sommeil m’avait trouvé. Néanmoins cet engourdissement qui s’était emparé de mon esprit laissait à la douleur physique tout ce qu’elle avait d’affreux ; j’étais dévoré par la soif, qui, arrivée à ce point d’exaspération, est peut-être le plus grand de tous les supplices. Je n’aurais jamais pensé que le manque d’un peu d’eau pût vous causer des tortures aussi vives. En lisant que des naufragés ou des voyageurs égarés dans le désert étaient morts de soif, après une horrible agonie, j’avais toujours cru à l’exagération de l’auteur. Comme tous les enfants de l’Angleterre, né dans un pays où l’on rencontre à chaque pas des sources et des ruisseaux, je n’avais jamais eu soif. Peut-être, lorsqu’en été je jouais au milieu d’un champ ou sur le bord de la mer, avais-je éprouvé cette sensation bien connue qui vous fait souhaiter un verre d’eau ; mais ce n’est pas une douleur, et l’espèce de malaise que l’on ressent alors est plus que compensé par la satisfaction que l’on éprouve en se désaltérant. Il est rare que ce besoin soit assez impérieux pour vous faire boire une eau marécageuse ; la délicatesse de vos habitudes conserve toutes ses répugnances : ceci n’est que le premier degré de la soif, et moins une douleur qu’un plaisir, par la confiance où l’on est de trouver bientôt à boire. Mais perdez cette conviction rassurante, soyez certain, au contraire, qu’il n’y a dans les environs ni lac, ni fleuve, ni ruisseau, ni fontaine, pas même de fossé bourbeux ; que vous êtes à cent kilomètres de la source la plus voisine, et la soif, que vous supportez facilement, prendra un nouveau caractère et sera des plus douloureuses.

Il est possible que j’eusse parfois été aussi longtemps sans boire, et que je n’en eusse pas éprouvé la souffrance qui me torturait au moment dont nous parlons ; mais je n’avais jamais eu l’atroce perspective de voir grandir ma soif et de rester dans l’impossibilité de la satisfaire : c’est là ce qui était cause de mes angoisses.

Je n’avais pas une faim excessive, mes provisions, d’ailleurs, n’étaient pas complétement épuisées ; mais quand mon appétit aurait été plus fort, j’aurais craint d’augmenter ma soif en mangeant. C’est ce qui m’était arrivé lors de mon dernier repas ; et ma gorge brûlante ne demandait qu’un peu d’eau, ce qui, à cette heure me paraissait la chose du monde la plus précieuse.

C’était le supplice de Tantale : je n’avais pas d’eau sous les yeux, mais je l’entendais sans cesse battre les flancs du navire ; de l’eau de mer, j’en conviens, je n’aurais pas pu la boire, quand même elle eût été à ma portée, mais c’était le murmure de l’eau qui frappait mes oreilles, et il ajoutait à mes souffrances tout ce que la tentation a d’exaspérant.

Je ne doutais pas que la soif ne dût me tuer dans un délai plus ou moins long. Combien durerait mon agonie ? J’avais entendu parler d’hommes qui étaient morts de soif après des tortures indicibles ; j’essayai de me rappeler le nombre de jours qu’ils avaient souffert, et je ne pus y parvenir. Six ou sept, pensai-je. Cette idée m’épouvanta. Comment supporter pendant une semaine l’angoisse que j’endurais ? C’était au-dessus de mes forces, et je demandai à la mort de mettre un terme plus rapide à mes douleurs.

Mais l’espérance allait revenir. J’avais à peine cédé à cet accès de découragement, lorsque j’entendis un son qui changea le cours de mes pensées, et me causa autant de bonheur que j’avais eu d’angoisses.