À fond de cale/31

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 192-199).


CHAPITRE XXXI

Quod erat faciendum


Trouver le contenu de la futaille en pieds ou en pouces, et le réduire ensuite par gallons ou par quarts, n’était qu’une opération arithmétique devant laquelle je ne me serais pas arrêté. Je n’avais pour la faire ni crayon, ni ardoise, ni plume, ni encre ; j’en aurais eu, d’ailleurs, qu’il faisait trop noir dans ma cabine pour qu’ils pussent me servir ; mais je n’en avais pas besoin. Il m’était souvent arrivé de faire des calculs de tête, et d’additionner, de soustraire, de multiplier ou de diviser des sommes importantes, sans avoir recours au papier ; le problème qu’il s’agissait de résoudre aurait employé peu de chiffres, et aurait été pour moi d’une solution facile.

Remarquez-le bien, je parle au conditionnel, ce qui suppose une difficulté quelconque. Effectivement, je rencontrais un nouvel obstacle. Avant de chercher quel pouvait être le contenu de ma barrique, une opération préliminaire était indispensable. J’avais pris trois mesures : la hauteur et les deux diamètres de l’un de mes cônes : mais quelles étaient ces mesures ? Il fallait d’abord les ramener à des chiffres, afin de savoir ce qu’elles représentaient. Je les supputais bien d’une manière approximative ; mais à quoi bon ? les calculs ne se font pas avec des à peu près. Toute la peine que je m’étais donnée resterait donc inutile jusqu’au moment où j’aurais le chiffre exact des mesures que j’avais prises.

Cette difficulté me parut insurmontable. Si l’on considère que je n’avais pas de pied, pas de mètre, pas d’échelle graduée, on en conclura que je devais renoncer à mon problème. Je ne pouvais pas m’établir de règle métrique sans avoir un étalon connu, en rapport avec la solution demandée.

Dans ma position n’était-ce pas s’évertuer à la recherche de l’impossible ?

Je l’avais cru d’abord, et maintenant je savais le contraire. Tout le travail que j’avais fait, mes baguettes si bien polies, si soigneusement ajustées, mes trois mesures relevées avec tant d’exactitude, allaient enfin me servir. Au fond, croyez bien que je l’avais su avant de me donner tant de peine. Si j’ai eu l’air d’avoir été inquiet au moment de jouir de mes efforts, c’était simplement pour vous intriguer à cet égard, et parce que, dans le premier instant, j’avais bien eu la crainte de ne pas triompher de cet obstacle.

Vous demandez comment j’ai fait ?

La chose était bien simple.

Quand j’ai dit plus haut que je ne possédais pas de mètre, j’exprimais littéralement la vérité ; mais j’en étais un moi-même. Vous rappelez-vous que je m’étais mesuré sur le port, et que j’avais quatre pieds juste ? De quelle valeur cette connaissance n’était-elle pas dans le cas dont il est question ?

Dès que j’étais sûr d’avoir quatre pieds[1] je pouvais marquer cette longueur sur l’une de mes baguettes, et en faire la base de mes calculs.

Pour en arriver là, je m’étendis bien par terre, la plante des pieds posée verticalement contre l’une des côtes du vaisseau ; après avoir placé la baguette sur moi, je l’appuyai d’un bout à la planche où s’appliquaient mes pieds, de l’autre sur mon front : et de la main qui était libre, indiquant le sommet de ma tête, je marquai avec mon couteau l’endroit qui correspondait sur la baguette avec le dessus de mon crâne.

Mais il se présentait de nouvelles difficultés ; ma règle de quatre pieds, ou de cent vingt centimètres, ne me servait pas encore à grand’chose. Il aurait fallu, pour qu’elle me fût utile, que les parties mesurées se fussent trouvées précisément de cette longueur, sans quoi elle ne pouvait m’en indiquer la dimension. Or, en supposant que l’une d’elles fût précisément de quatre pieds, comme elles différaient toutes les trois, il y en avait au moins deux qui me seraient restées inconnues ; d’où le besoin de diviser en pouces, et même en fraction de pouces, l’échelle que je venais d’obtenir. Grande affaire que de diviser quatre pieds en quarante-huit pouces et d’en marquer la division sur la baguette qui les représentait !

Cela vous semble facile. La moitié de mes quatre pieds m’en donnaient deux, qui, partagés en deux, m’en donnaient un ; la moitié de celui-ci marquait six pouces, que je pouvais diviser encore en deux, puis en trois, pour avoir l’unité, qui devait me suffire, et qu’à la rigueur je pouvais réduire en deux moitiés de quatre lignes[2].

En théorie, cela paraît très-simple ; mais il est difficile de le mettre en pratique sur une baguette unie, et dans les ténèbres les plus profondes.

Comment trouver le milieu de cette baguette de quatre pieds, le milieu exact ? car il fallait que ce fût juste. Comment ensuite diviser et subdiviser mes deux pieds avec assez de précision pour trouver dans chacun les douze pouces de rigueur, tous égaux, cela va sans dire, ou pas de calcul possible ?

J’avoue que cette difficulté m’embarrassa vivement, et que j’eus besoin d’y réfléchir.

Néanmoins, au bout de quelques minutes, voici le moyen que je mis en œuvre.

Je commençai par couper un troisième bâton ayant un peu plus de deux pieds, ce qui m’était facile d’une manière approximative ; je l’appliquai sur la baguette de quatre pieds, ainsi qu’on fait pour mesurer quelque chose dont la dimension outrepasse le mètre dont on se sort. La première fois, deux longueurs de ce bâton avaient dépassé l’entaille qui marquait la première mesure. Je raccourcis ma nouvelle baguette, et recommençant l’opération, je m’éloignai moins de l’entaille. Je répétai le procédé, si bien qu’à la cinquième épreuve mes deux longueurs correspondirent exactement avec les quatre pieds de la mesure primitive, et je pus la diviser avec certitude par une coche exactement faite au milieu.

Si le moyen était bon, il faut convenir qu’il exigeait beaucoup de patience ; mais le temps ne me manquait pas ; j’étais heureux de l’employer, et j’avais trop d’intérêt à ce que mon opération fût précise pour regarder au soin qu’elle demandait.

Cependant, malgré le peu de valeur que le temps avait pour moi, j’en vins à simplifier la besogne, en substituant à la baguette d’essai un cordon qui, une fois à la longueur voulue, n’avait plus besoin que d’être plié en deux pour me fournir la division cherchée.

Rien n’était meilleur pour cet objet que les lacets de cuir de mes bottines, dont le grain serré ne permettait pas qu’on les allongeât. Un pied en ivoire ou en buis n’aurait pas fait une règle plus exacte.

Je les réunis par un nœud solide, afin de contrôler les premières mesures que j’avais prises, et je recommençai mon examen jusqu’à certitude complète. J’ai dit quel préjudice une erreur pouvait porter à mes calculs ; toutefois elle était bien moins dangereuse en divisant les quatre pieds qu’en partant de la multiplication des pouces : dans le premier cas l’erreur s’amoindrissait à chaque subdivision, tandis qu’elle se serait doublée à chaque partie de l’opération inverse.

J’étais facilement arrivé à couper ma lanière à la longueur d’un pied ; il m’avait suffi de la diviser deux fois en deux parties égales ; mais arrivé là, je pliai mon lacet en trois, et ce ne fut pas sans peine : il est beaucoup plus difficile de prendre le tiers que la moitié ; cependant j’y parvins à ma satisfaction. J’avais pour but d’obtenir trois morceaux de quatre pouces chacun, afin de n’avoir plus qu’à les plier en deux, puis à les diviser une seconde fois, pour arriver à la mesure exacte du pouce, très-difficile à se procurer, à cause de sa petitesse.

Pour être plus certain de l’exactitude de mon opération, j’en fis la preuve en divisant la moitié de la courroie à laquelle je n’avais pas touché, et ce fut avec une joie bien vive que j’obtins le même résultat, sans qu’il y eût la différence de l’épaisseur d’un cheveu entre les points correspondants.

J’avais donc tout ce qu’il fallait pour compléter la graduation de ma baguette, et, au moyen des morceaux de cuir exactement taillés, je marquai sur ma jauge les quarante-huit divisions de mes quatre pieds, représentant quarante-huit pouces. Cette dernière besogne fut longue et délicate, mais je fus récompensé de mon travail par la possession d’une règle métrique sur laquelle je pouvais enfin compter, chose importante, puisque cela devait me permettre de résoudre un problème qui, pour moi, pouvait être une question de vie ou de mort.

Je fis immédiatement mes calculs, et sus bientôt à quoi m’en tenir. J’avais mesuré mes deux diamètres, pris la moyenne de leur longueur totale, et, de cette moyenne, fait une mesure de surface, en multipliant par huit et divisant par dix. J’eus alors la base d’un cylindre égal à la troncature d’un cône de même altitude ; et en multipliant ce résultat par la longueur, j’obtins la masse cubique dont je voulais connaître le volume.

Je divisai cette masse par soixante-neuf, et j’eus le contenu de ma futaille.

Quand celle-ci était pleine, elle renfermait un peu plus de cent gallons, près de cent huit. Je ne m’étais pas trompé, ce devait être une ancienne pipe de xérès.

  1. Le pied anglais équivaut à 30 centimètres et demi.
  2. Le pouce anglais se compose de huit lignes.