À fond de cale/32

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 199-203).


CHAPITRE XXXII

Horreur des ténèbres


Le résultat de mon calcul était des plus satisfaisants : déduction faite de l’eau qui s’était répandue, et de celle que j’avais consommée, il en restait encore plus de quatre-vingts gallons, soit une ration quotidienne d’un demi-gallon pendant cent soixante jours, ou d’une quarte pendant trois cent vingt, presque une année entière ! Une demi-quarte par repas devait certainement me suffire, et la traversée durerait moins de trois cents jours ; c’est plus qu’on ne met pour faire le tour du monde. Ainsi, quelle que fût la durée du voyage, il était certain que je ne souffrirais pas de la soif.

J’avais plus à craindre la disette, mon biscuit me paraissait un peu court ; cependant, avec mes projets d’économie, je devais avoir assez pour vivre, et je n’éprouvai plus d’inquiétude à cet égard.

Je restai plusieurs jours sous l’influence de cette heureuse impression ; et malgré ce qu’il y avait de pénible dans ma captivité, où chaque heure en paraissait vingt-quatre, je supportais assez bien mon nouveau genre de vie. Je passais une partie de mon temps à compter non-seulement les minutes, mais les secondes. Par bonheur, j’avais ma montre, qui me permettait de me livrer à cette occupation, et me tenait compagnie avec son joyeux tic tac. « Jamais elle n’a battu d’aussi bon cœur ; sa voix n’a jamais été si forte, » me disais-je avec surprise. J’avais raison ; ma cellule était sonore, et le bruit du mouvement de la petite machine était doublé par les murailles de bois qui entouraient ma case. Avec quelle sollicitude je la remontais avant qu’elle eût dévidé toute sa chaîne, de peur qu’en s’arrêtant elle ne dérangeât mes comptes ? Ce n’est pas qu’il me fût important de savoir quelle heure il pouvait être. Que le soleil brillât dans toute sa gloire, ou qu’il se fût effacé à l’horizon, je ne m’en apercevais nullement ; la plus mince partie de sa lumière ne pénétrait pas dans mon cachot. Et cependant je savais distinguer la nuit du jour. Cela vous étonne ; vous ne comprenez pas comment j’y arrivais après avoir passé les premiers instants de ma réclusion sans m’occuper des heures. Mais depuis des années, j’avais l’habitude de me coucher à dix heures du soir, et de me lever à six heures du matin. C’était la règle dans la maison de mon père, aussi bien que chez mon oncle, et j’y avais été soumis avec une exactitude rigoureuse. Il en résultait qu’aux environs de dix heures j’avais envie de dormir ; et l’habitude en était si bien prise, qu’elle persista malgré le changement de situation. Je ne fus pas longtemps à m’en apercevoir : le besoin de sommeil se faisait régulièrement sentir ; et j’en conclus qu’il était près de dix heures du soir lorsque j’éprouvais ce besoin irrésistible. J’avais également observé que je me réveillais au bout de huit heures, et qu’alors je n’avais plus la moindre envie de dormir. À mon réveil, il devait être six heures du matin ; et je réglai ma montre d’après cette donnée.

Il y avait pour moi, sinon de l’importance à mesurer les jours, du moins une satisfaction réelle à savoir au bout de vingt-quatre heures qu’il y en avait un d’écoulé ; c’était le seul moyen de me rendre compte de la marche du navire ; et quand l’aiguille avait accompli deux fois le tour du cadran, je le marquais sur une taille que j’avais faite à cette intention. Je n’ai pas besoin de dire avec quel intérêt je tenais ce calendrier, auquel j’avais fait quatre incisions pour marquer les jours qui avaient précédé l’époque où je m’en étais occupé, laps de temps dont plus tard je reconnus l’exactitude.

C’est ainsi que pendant près d’une semaine passèrent les heures ; ces heures si longues, si ténébreuses et si lourdes, qui m’accablaient parfois d’un immense ennui, mais que je supportais avec résignation.

Chose singulière, c’était l’obscurité qui m’était le plus pénible ; j’avais d’abord souffert de ne pas pouvoir me tenir debout, et de la dureté des planches lorsque j’étais couché ; mais j’avais fini par en prendre l’habitude ; il m’avait été d’ailleurs facile de remédier au second de ces deux inconvénients. La caisse, vous vous le rappelez, qui se trouvait derrière mes biscuits, était remplie d’une grosse étoffe de laine, formant des rouleaux serrés comme on les fait dans les manufactures. Pourquoi ne m’en serais-je pas servi pour rendre ma couche un peu plus confortable ? Aussitôt pensé, aussitôt fait. J’ôtai les biscuits de la première caisse, j’élargis l’ouverture que j’avais pratiquée dans le couvercle de la suivante, et j’arrachai, non sans peine, l’un des rouleaux d’étoffe qui s’y trouvaient contenus. J’en tirai un second, puis un troisième, qui vinrent plus facilement, et qui devaient suffire à ce que j’en voulais faire. Il me fallut deux heures pour en arriver là : mais aussi je fus en possession d’un tapis, moelleux et d’un matelas, peut-être non moins chers que ceux d’un roi, car je sentais, à la main, un tissu d’une qualité superfine.

Après avoir remis les biscuits à leur place, j’étendis sur le plancher plusieurs doubles de cette étoffe, aussi épaisse que douce, et me reposai avec bonheur sur cette couche élastique.

Mais je n’en étais pas moins malheureux de la privation de lumière. Il est impossible d’exprimer combien on souffre au milieu d’une obscurité absolue ; et je comprenais pourquoi on avait toujours considéré la mise au cachot comme la peine la plus grave qu’on pût infliger aux captifs. Il n’est pas étonnant que ces infortunés aient blanchi, et perdu l’usage de leurs sens, au fond des caves où ils étaient détenus ; car au supplice que vous font endurer les ténèbres, on reconnaît que la lumière est indispensable à la vie.

Il me semblait que si j’avais pu avoir une lampe, quelque faible qu’eût été sa clarté, les heures m’auraient paru moitié moins longues. Cette nuit perpétuelle me faisait l’effet de s’enrouler autour des rouages de ma montre, d’en arrêter la marche, et de suspendre le cours du temps. Cette obscurité, où la forme des objets avait disparu, me causait un mal physique, une souffrance que la lumière eût guéri tout à coup. J’éprouvais ce que ressentent les malades pendant ces nuits fièvreuses, où ils comptent péniblement les heures, en soupirant après l’aurore.