À fond de cale/8

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 55-58).


CHAPITRE VIII

Perte du petit canot


Vous jugez de ma surprise, ou plutôt de mon alarme.

« Qu’est-ce que c’était ? demandez-vous ; est-ce que l’esquif avait disparu ? Non ; mais pour moi cela n’en valait guère mieux, il s’était éloigné.

La crique où je l’avais mis était vide ; en jetant les yeux sur la mer, je vis mon canot voguant à l’aventure et déjà loin du rocher. Ce n’était pas étonnant, j’avais oublié de l’amarrer ; dans ma précipitation, je n’avais pas pris le cordage qui devait me servir à le fixer au bord de l’écueil ; la brise, en fraîchissant, l’avait poussé hors de la crique, et bientôt en pleine mer.

Vous comprenez ma position : comment ravoir mon canot, et sans lui comment revenir à la côte ? Je ne pouvais pas franchir à la nage les trois milles qui me séparaient de la grève. Personne ne viendrait à mon secours. Il était impossible que l’on pût me voir du rivage, ou que l’on connût ma position. Le petit canot, lui-même, ne serait pas aperçu ; je savais maintenant combien le volume des objets est diminué par la distance : le récif que je croyais s’élever à peine à trente centimètres au-dessus de l’eau, y était à plus d’un mètre ; et mon batelet devait être invisible à tous les flâneurs qui se promenaient sur la grève, à moins qu’on ne fût armé d’un télescope ; mais quelle improbabilité !

Plus j’y réfléchissais, plus j’étais malheureux ; plus je comprenais le péril où m’avait placé ma négligence. Que faire, quel parti prendre ? je n’avais pas d’autre alternative que de rester où j’étais. Si je pouvais néanmoins regagner mon canot à la nage ? Il n’était pas encore assez loin pour que je ne pusse pas l’atteindre ; mais il s’éloignait toujours, et je n’avais pas une minute à perdre, si je voulais mettre ce projet à exécution.

Je me dépouillai de mes habits en toute hâte, et les jetai derrière moi, ainsi que mes souliers, mes bas et ma chemise, afin d’avoir toute la liberté de mes mouvements.

Une fois à la mer je me dirigeai vers mon bateau, sans me détourner de la ligne droite ; hélas ! j’eus beau redoubler de vigueur, je ne voyais pas diminuer la distance qui me séparait de l’embarcation. Je finis par comprendre qu’il me serait impossible de la gagner de vitesse, et que mes efforts étaient complétement inutiles. J’eus un instant de désespoir ; si je ne pouvais ressaisir mon canot, il me faudrait revenir à l’écueil ou tomber au fond de la mer, puisqu’il m’aurait été aussi difficile d’atteindre le rivage que de traverser l’Atlantique. J’étais assez bon nageur pour ne pas m’inquiéter d’avoir un mille à franchir ; mais le triple était au-dessus de mes forces ; et puis le vent ne poussait pas le canot droit à la côte, et dans la direction que j’avais prise pour le suivre, il y avait au moins dix milles entre la terre et moi.

Découragé dans mon entreprise, il ne me restait plus qu’à me retourner vers l’écueil, et j’allais m’y décider, lorsqu’il me sembla que le batelet virait de bord, décrivait une ligne oblique, et revenait un peu de mon côté, par suite d’une bouffée de vent qui soufflait d’un autre point.

Je continuai ma route, et quelques minutes après j’eus la satisfaction de poser les mains sur le bordage du bateau, ce qui me permit de reprendre haleine et de me reposer un instant.

Dès que j’eus recouvré un peu de force j’essayai d’entrer dans le canot ; malheureusement j’étais trop lourd, en dépit de ma petite taille, et le frêle esquif chavira en me faisant faire un plongeon. Bientôt revenu à la surface de l’eau, je ressaisis mon batelet et je fis un effort pour me hisser sur la quille, où je voulais me mettre à cheval. Cette tentative ne fut pas plus heureuse ; en me cramponnant au canot pour faire mon escalade, je perdis l’équilibre, et tirai tellement à moi, que l’esquif chavira de nouveau et se retrouva la face en l’air. J’en fus d’abord satisfait ; pourtant ma joie ne devait pas être de longue durée ; la barque en se retournant avait puisé beaucoup d’eau : il est vrai que ce lest imprévu me donna le moyen d’entrer sain et sauf dans l’esquif, devenu assez lourd pour rester sur sa quille ; mais à peine y étais-je entré que je sentis le canot s’enfoncer peu à peu sous le poids que j’ajoutais à celui du liquide ; j’aurais dû me replonger dans la mer, afin d’empêcher le bateau de couler à fond ; mais j’avais presque perdu la tête ; je restai dans la barque, l’eau me montait jusqu’aux genoux, je pensai à vider le bateau ; mais le poêlon qui me servait d’écope, avait disparu en même temps que les rames, qui flottaient à une assez grande distance.

Dans mon désespoir je mis à rejeter l’eau avec mes mains, c’était bien inutile : à peine avais-je puisé cinq ou six fois que le bateau coula tout à fait ; je n’eus que le temps de sauter à la mer, et de m’éloigner pour échapper au tourbillon que le canot produisit en sombrant.

Je jetai un regard sur l’endroit où il avait disparu, et je me dirigeai vers le récif qui était mon seul refuge.