À fond de cale/9

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 59-64).


CHAPITRE IX

Sur l’écueil


J’atteignis enfin les rochers, non sans peine, car j’avais le courant contre moi ; ce n’était pas seulement la brise, mais encore la marée montante qui avait entraîné mon bateau. Cependant j’arrivai au but ; l’effort qui me porta sur l’écueil était le dernier que j’aurais pu faire, et je demeurai complétement épuisé sur le roc, où j’avais rampé en sortant des flots.

Toutefois je ne restai pas dans l’inaction plus qu’il n’était nécessaire ; la marée ne badine pas ; et dès que j’eus repris haleine, je fus bientôt sur pied.

Chose étrange ! mes regards se tournèrent du côté ou mon canot s’était perdu ; je ne saurais dire pourquoi ; peut-être avais-je une vague espérance de voir mon pauvre batelet surgir de l’eau, et se diriger vers l’écueil ; mais je n’aperçus que les rames, qui flottaient dans le lointain, et qui dans tous les cas n’auraient pu me rendre aucun service.

Je jetai les yeux vers la côte ; mais c’est à peine si je distinguais les maisons du village. Comme pour ajouter à l’horreur de ma situation, le temps s’était couvert, et le ciel m’était caché par des nuées grises que le vent chassait avec violence.

Je ne pouvais pas même crier pour demander du secours ; à quoi bon ? ma voix que le bruit des vagues aurait étouffée, ne se serait pas entendue, quand même il aurait fait beau ; je le comprenais si bien que je restai silencieux.

Et pas un navire, pas un bateau sur la baie ! C’était le dimanche, personne n’allait à la pêche ; les seules embarcations qui fussent dehors conduisaient leurs passagers à un phare célèbre, situé à quelques milles du village, et qui servait de but de promenade à ceux qui voulaient faire une partie de plaisir. Il était probable qu’Henry Blou s’y trouvait avec les autres.

Pas une voile aux quatre points de l’horizon ; la mer était déserte, et je me sentais aussi abandonné que si j’avais été au fond d’un cercueil.

Je me rappelle encore l’effroi que j’éprouvai de cette solitude ; et je me souviens de m’être affaissé sur moi-même, en pleurant avec désespoir.

Les goëlands et les mouettes, probablement irrités de ma présence qui avait troublé leur repas, arrivaient en foule et planaient au-dessus de ma tête, en m’assourdissant de leurs cris odieux.

L’un ou l’autre s’abattait sur moi jusqu’à m’effleurer les mains, et ne s’éloignait que pour revenir l’instant d’après en criant d’une façon qui redoublait mon agonie. Je commençais à craindre que ces oiseaux sauvages n’en vinssent à m’attaquer ; mais je suppose que j’éveillais plutôt leur curiosité que leur appétit vorace.

J’avais beau réfléchir ; je ne voyais pas autre chose à faire que de m’asseoir ou de rester debout, si je l’aimais mieux, en attendant qu’on vînt à mon secours.

Mais quand y viendrait-on ? Ce serait le plus grand des hasards si quelqu’un tournait les yeux dans la direction du récif. À l’œil nu personne ne pouvait m’y découvrir. Deux bateliers, Henry Blou et un autre, avaient bien un télescope, mais ce n’était que rarement qu’ils en faisaient usage ; et en supposant qu’ils s’en servissent, il était fort douteux qu’ils prissent l’écueil pour point de mire. Aucun bateau ne venait jamais de ce côté, et les navires qui se dirigeaient vers le port ou qui en sortaient, passaient au large pour éviter le récif. J’avais bien peu de chances d’être aperçu du rivage ; peut-être moins encore de voir passer un bateau assez près de moi pour que je pusse m’y faire entendre.

C’est avec une tristesse indicible que j’allai m’asseoir sur un quartier de roche, en attendant le sort qui m’était réservé.

Toutefois je ne pensais pas rester sur cet écueil assez longtemps pour y mourir de faim. J’espérais qu’Henry, ne voyant pas revenir le canot, finirait par se mettre à ma recherche. À vrai dire, il ne rentrerait que le soir, et ne s’apercevrait de l’absence de son bateau qu’à la nuit close. Mais il saurait bien qui l’avait pris ; j’étais le seul du village qui eût le privilége de s’en servir ; dans son inquiétude Henry Blou irait jusqu’à la ferme, et ne me trouvant pas chez mon oncle, il était probable qu’il devinerait mon aventure, et saurait me retrouver.

Cette pensée me rendit toute ma confiance, et dès qu’elle se fut emparée de mon esprit, je fus beaucoup moins troublé du péril de ma situation que du dommage dont mon imprudence avait été la cause. Je pâlissais rien que d’y songer : comment regarder en face mon ami Blou ? Comment réparer la perte que j’avais faite ! La chose était sérieuse ; je ne possédais pas un farthing, et mon oncle payerait-il le canot ? J’avais bien peur que non. Il fallait pourtant qu’on dédommageât le batelier de cette perte considérable ; comment faire ? Si mon oncle, pensais-je, voulait seulement me permettre de travailler pour Henry, je m’acquitterais de cette façon ; mon ami Blou me retiendrait tant par semaine jusqu’à ce que le bateau fût payé, en supposant qu’il eût quelque chose à me faire faire.

Je me mis à calculer approximativement ce que devait coûter un canot pareil à celui que j’avais perdu, et combien il me faudrait de temps pour me libérer de ma dette. Quant au reste, je ne pensais pas que ma vie fût en péril. Je m’attendais, il est vrai, à souffrir de la faim et du froid, à être plus ou moins mouillé, car je savais qu’à une certaine heure, la mer couvrait l’écueil ; et il était certain que je passerais la nuit dans l’eau.

Mais quelle serait sa profondeur ?

En aurais-je jusqu’aux genoux ?

Je cherchai un indice qui pût me faire découvrir quelle était la hauteur des marées ordinaires. Je savais que le rocher disparaissait entièrement ; on voyait du rivage les flots rouler sur lui ; mais j’étais persuadé avec beaucoup d’autres, que la mer le recouvrait seulement d’un ou deux décimètres.

Je ne vis rien tout d’abord qui pût me renseigner sur ce que je voulais savoir ; à la fin cependant mes yeux rencontrèrent le poteau qui supportait le signal ; et je me dirigeai vers lui, bien certain d’y trouver ce que je cherchais ; on y voyait une ligne circulaire, peinte en blanc, qui était sans doute une ligne d’eau ; jugez de ma terreur quand je découvris que cette ligne était à deux mètres au-dessus du roc.

Rendu à demi fou par cette découverte, je m’approchai du poteau, et levai les yeux ; hélas ! je ne m’étais pas trompé ; la ligne blanche était bien loin au-dessus de ma tête ; c’était tout ce que je pouvais faire, en me mettant sur la pointe des pieds, que d’y atteindre du bout des doigts.

Un frisson d’horreur parcourut tous mes membres ; le péril était trop clairement démontré : avant qu’on pût venir à mon secours, la marée couvrirait tout l’écueil ; je serais balayé du récif, et englouti par les flots.