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À force d’aimer/1/5

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 76-92).
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V



Quelques jours passèrent. La monotonie des habituelles occupations les remplit. M. Fortier revint faire son cours et donner des leçons à René. Mais les entraves de la vie provinciale ne permirent pas qu’Hélène et lui se retrouvassent en tête-à-tête. Le professeur ne paraissait pas en chercher l’occasion.

Mlle Marinval pensa que, tout naturellement, il s’était ouvert de ses projets de mariage à leur amie la doctoresse. Elle alla rendre visite à celle-ci. Le cœur lui battait en passant sous les arbres de la place d’Espagne. Un immense espoir, mêlé de toutes les craintes qui germaient des douleurs anciennes, la faisait trembler lorsqu’elle atteignit la porte de la familière maison.

Mme Giraudet ne lui parla de rien.

Tout ce qu’Hélène avait ressenti ou deviné durant son existence ne pouvait l’aider à lire dans le cœur d’Horace. Tantôt un mot furtif, un regard, une pression de main la transportait jusqu’au ciel de ses rêves ; elle croyait, elle adorait. Tantôt la sombre concentration de cet homme semblait le hausser à des distances infinies d’elle-même, et la laissait dans une région de misère, d’infériorité, où rien ne lui restait, pas même le sentiment de sa propre dignité, ni la vivante flamme de son propre amour.

Parmi ces alternatives, sa santé physique et morale s’ébranlait. Un scintillement fiévreux fit étinceler péniblement son regard dans son visage aminci et pâle. Une frémissante nervosité remplaça le calme de ses attitudes, la sage ordonnance de ses actions. Elle se détraquait dans l’attraction d’une personnalité trop puissante, comme une boussole sous l’influence d’un trop fort aimant. Son cœur simple déviait de ses tendances normales en d’affolantes sensations. Elle en arrivait à douter de son amour maternel, à se demander si elle n’en voulait pas à son fils d’être l’obstacle entre elle et cet homme, sans qui elle ne comprenait plus la vie.

Tout n’était pas involontaire dans le mal que lui faisait Horace. Cela ne déplaisait pas à cet étrange amoureux qu’elle souffrît. Cependant il ne voulait pas la perdre. Mais, avec sa clairvoyance de psychologue et la froide force que lui donnait la domination de son amour par sa supérieure raison, il jugea se l’attacher plus encore par quelques durs caprices que par la plate douceur d’une conventionnelle admiration.

D’ailleurs il n’était pas fâché de lui faire comprendre qu’il trouverait exorbitante de sa part la prétention au mariage. Sa philosophie ne voyant rien de dégradant pour une femme dans le don passionné, consenti, de sa personne, il ne croyait pas être injuste en attendant pareille faveur de celle-ci, qui s’était ôté tout droit d’invoquer les préjugés. Au contraire, ne serait-ce pas condamner un premier et libre amour que de faire rentrer le second dans les barrières des conventions sociales ? S’il s’exaspérait à l’idée du roman secret d’autrefois, c’était, pensait-il, uniquement par jalousie, et non par l’impulsion d’une morale dont il connaissait trop le caractère relatif et contradictoire.

On aurait bien surpris Horace Fortier si on lui eût dit que cette morale, issue de l’idée religieuse qui pendant dix-huit siècles avait guidé ses ancêtres, conservait en lui le moindre lambeau de son empire héréditaire. Cependant, quelque indépendance qu’atteigne un esprit humain, il offre toujours une brèche par où se glissent les antiques influences, et cette brèche est ouverte par les sentiments complices. Dans le nombre de nos passions, il en est toujours quelqu’une qui trouve son compte aux illusions que la raison repousse. Tandis que le libéral jugement d’Horace absolvait d’avance la liaison irrégulière qu’Hélène pourrait contracter avec lui, sa jalousie contre le premier amant se faisait justicière du passé, s’aggravait de colère et de dédain, enorgueillie et gonflée qu’elle était par les séculaires opinions dont, inconsciemment, elle faisait sa pâture.

En somme, tout en proclamant bien haut son affranchissement des préjugés sociaux, ce philosophe sentait et agissait à peu près comme eût senti et agi le bourgeois qui en aurait été l’esclave. Il était d’ailleurs de bonne foi.

Une après-midi, comme le professeur quittait la salle de cours, où il s’était attardé avec René après le départ des élèves, le petit garçon, en le remerciant, lui sauta au cou.

Horace eut un haut-le-corps. Mais, levant les yeux instinctivement vers Hélène, il aperçut un si pâle visage, un regard si chargé de cruelle anxiété, qu’il en fut ému. Il se pencha, embrassa l’enfant.

D’ailleurs, il n’avait pas cessé de l’aimer. L’attache intellectuelle subsistait, très forte, entre son dogmatique esprit et cette jeune intelligence qu’il façonnait avec un intérêt passionné. Seulement la caressante impulsion l’avait surpris, avait brusquement éveillé des susceptibilités toutes physiques.

Quant à Hélène, l’émotion la bouleversait.

Le souvenir d’un autre élan pareil de son fils, d’un autre baiser sans chaleur donné par un autre homme à cet enfant, lui revint. C’est ainsi que, déjà, la courte scène s’était passée sous ses yeux entre René et Édouard Vallery. Et celui-ci était le père !… Pauvre petit garçon ! Mais, en elle-même, quelle complexité de sensations et de souffrances !… Elle restait dans la stupeur, incapable d’analyser ce flot d’impressions contradictoires qui la suffoquait. Et la cruelle ingéniosité de la vie épouvantait son cœur simple.

— « Pourrais-je vous dire deux mots en particulier, madame ? » prononça M. Fortier de son ton de professeur respectueux envers sa directrice.

Elle lui ouvrit la porte du salon, la referma sur eux. Tous deux se trouvèrent seuls.

— « Hélène, qu’avez-vous ? Vous n’êtes pas malade, j’espère, ma chère amie ?

— Suis-je si pâle ? » demanda-t-elle. « Ah ! j’ai cru que j’allais m’évanouir.

— Vous n’avez donc pas confiance en moi ? Craigniez-vous que je n’eusse fait de la peine à votre fils ?

— Oh ! » s’écria-t-elle, « que j’ai été heureuse de vous voir l’embrasser ! Que vous êtes bon ! »

Elle lui tendit les deux mains. Mais il les délaissa bien vite pour la prendre tout entière entre ses bras. Et, sous ses lèvres passionnées, elle ferma les yeux, tandis qu’un sanglot d’angoissante volupté lui entr’ouvrait la bouche.

Parmi tant de doutes, cela du moins était sincère et sûr. Mais la sensation fut si violemment douce qu’elle eut peur. Tout de suite elle se redressa.

— « Hélène, » murmura Horace, « voulez-vous que nous fassions une promenade ce soir, comme l’autre nuit ? J’ai des projets dont il faut que je vous entretienne.

— C’est trop imprudent, » dit-elle. « Songez donc… Dans une petite ville comme celle-ci… Que quelqu’un nous aperçoive, et demain je n’aurai plus un élève.

— Mais que faire ?

Il hésita.

— « Voulez-vous me recevoir vers minuit chez vous, Hélène ? Je m’arrangerai pour entrer et sortir sans que personne me voie. »

Elle eut un : « Oh !… » prolongé comme un gémissement. C’était bien là le coup qu’elle attendait. Horace ne voulait plus l’épouser. Déjà il la traitait comme une femme dont on n’a pas à craindre beaucoup de résistance. Mais, après tout, n’avait-il pas raison ? Sentait-elle encore en elle-même assez de force pour le fuir ?

Son refus s’atténua de la conscience de son passé, du pénible sentiment qu’elle n’avait plus droit aux indignations fières.

— « Chez moi ?… La nuit ?… Oh ! non… Horace, vous me brisez le cœur en me demandant une chose pareille ! »

Il protesta de son respect, de la pureté de ses intentions, allégua la nécessité de l’entretenir longuement, et de cacher une pareille causerie, dont toute la ville parlerait le lendemain s’ils n’y prenaient pas garde.

— « Eh bien, proposa Hélène, « ouvrons nous à Mme Giraudet. Chez elle, et même devant elle, nous pourrons arrêter nos projets à notre aise. »

En disant cela, elle tremblait intérieurement, dans l’anxiété de la réponse.

Il prit un air froid et contrarié :

— « Je vois, ma chère Hélène, que nous ne nous comprenons pas du tout.

— Pourquoi, » balbutia-t-elle, « ne pas annoncer à notre amie que nous comptons nous marier ? »

Au regard qu’il posa sur elle, la jeune femme sentit s’effondrer ses espérances, d’une chute qui lui écrasa le cœur. Et tout de suite se posa l’alternative : ou perdre cet homme adoré, ou devenir sa maîtresse, reprendre irrémédiablement le joug de hontes et de mensonges qu’elle avait rejeté en se séparant jadis d’Édouard. Que deviendrait sa dignité si laborieusement reconquise ? Et, plus tard, que dirait-elle à son fils, à mesure qu’il grandirait ?

— « Justement, » prononçait Horace, « c’est sur la question du mariage que je désirais vous parler. J’aurais eu là-dessus bien des choses à vous dire. Mais, puisque vous ne découvrez pas une possibilité d’entrevue moins officielle et précipitée que celle-ci, il me faut vous déclarer en quelques mots ce que j’aurais voulu vous expliquer à loisir. La loyauté m’oblige à ne pas vous laisser dans le doute plus longtemps. Je… ne compte pas me marier, Hélène. Je n’y aurais consenti, pour vous obtenir, que si vous aviez été une de ces femmes à l’esprit étroit qui ne sauraient aimer sans la permission du code. Vous avez pris la vie plus largement, et ce n’est pas moi qui vous en blâmerai. Je crois que notre union, pour n’être pas légale et bourgeoise, n’en sera que plus forte, plus élevée, d’un plus durable amour. Le mariage est la mort de la passion. Je suis un travailleur maussade, et, dans la vie commune, j’aurais mis trop à l’épreuve votre tendresse. D’ailleurs, bien d’autres raisons me guident, que je ne puis développer ici, à la hâte. Tout ce que j’ajouterai, mon amie, c’est que je vous aime, que je vous estime, par-dessus tout, et que je recevrai comme une inappréciable faveur les moindres parcelles d’affection que vous voudrez bien me donner. »

Sa voix, dont la dureté d’inflexion semblait d’abord vouloir établir l’irrévocable, décourager tout désir opposé au sien, s’amollit vers la dernière phrase. Le regard aussi changea, et l’acier noir des prunelles se fondit en un velours de caresse. Hélène en sentit jusqu’à ses plus lointaines fibres l’effleurement qui la brisait. Elle trouva cependant en elle-même une force qu’elle n’y soupçonnait pas.

— « Moi aussi, je serai franche et loyale envers vous, » dit-elle avec un calme extérieur sous lequel toute sa nature se convulsait de désir et de désespoir. « Vous avez vos raisons pour ne pas vous marier, Horace, et moi j’ai résolu de ne me donner encore que dans le mariage. Ma première faute m’en interdit une seconde. C’est le contraire de ce que vous pensez, je le vois. Mais vous vous trompez en croyant que je me suis mise délibérément et de mon plein gré au-dessus des exigences sociales. Dans tous les cas, je ne suis plus libre de le faire, puisque j’ai un fils. Les conséquences de mes actions ne retombent plus désormais sur moi seule. »

Le dilettante moral qu’était Horace goûta profondément la beauté de cette réponse, que rehaussait la simplicité de l’attitude et du langage. Il n’en méconnut pas la sincérité actuelle. Mais il se sentait trop aimé pour ne pas juger fragiles de telles résolutions. Soulevé par l’admiration physique et intellectuelle, il ne songea même pas à combattre les objections dont il savourait la grâce sur de telles lèvres. Il saisit la main d’Hélène.

— « Ah ! je vous aime… Comme je vous aime !… murmura-t-il.

— « Ne me le dites pas !… » cria-t-elle, avec la folle supplication d’une détresse suprême.

— « Mais vous aussi, Hélène… vous m’aimez…

— Trop !… Oh ! je vous aime trop. Partez… Ayez pitié de moi… Séparons-nous pour toujours !… »

Une telle émotion les bouleversait tous les deux, que, momentanément, l’égoïsme philosophique d’Horace fondit dans cette tourmente. Il prévit quelque attendrissement possible de sa volonté, et, sincèrement à son tour, il dit à Hélène :

— « Non, nous ne nous séparerons pas… Nous ne le pouvons plus… Je veux que vous m’aimiez… Ayez confiance en moi… L’avenir arrangera tout… Mon Dieu, rien n’est absolu en ce monde… rien, que notre amour. Aimons-nous d’abord. Ensuite… plus tard… je vous aime trop pour ne pas faire ce que vous désirez. »

Malgré cette vague promesse, Hélène, durant les semaines qui suivirent, continua de résister à Horace.

La difficulté des rendez-vous, dans ce milieu de province, aidait son courage. Mais ce qui la soutenait — surtout d’un soutien pareil à celui des clous dans la chair d’un supplicié — c’étaient les crises d’ironie où retombait le professeur. Elle ne savait pas à quelles fièvres de désir exaspéré, de jalousie rageuse, d’orgueil en révolte contre l’amour, correspondaient ces crises. Elle ne se doutait guère que la passion du jeune homme s’augmentait en ces luttes imprévues, et qu’il s’en voulait de se sentir beaucoup plus pris qu’il ne l’aurait cru possible.

Quand il faisait au passé de sardoniques allusions ; que, devant des tiers, il prononçait des jugements dédaigneux, cruels, sur des situations analogues ; quand, par des phrases ingénieusement torturantes, il l’assimilait aux pauvres filles trompées, à qui le monde octroie si largement, sous prétexte de moralité, le mépris qu’il réserve aux vaincus, la fierté d’Hélène s’insurgeait jusqu’à se croire victorieuse de son amour. Même, dans les oscillations exagérées de sa nature féminine qui volait aux extrêmes, elle ne voyait plus dans son sublime Horace qu’un être sans cœur, incapable de tendresse, de générosité, de justice. Secrètement parfois elle l’accusait de lâcheté.

Le lendemain, elle l’adorait.

Déjà Hélène pouvait prévoir le terme de ses forces. Elle prenait, pour sauver à ses propres yeux l’humiliation de sa défaite, des résolutions extraordinaires. « Je lui appartiendrai une seule fois, » pensait-elle en frissonnant d’ivresse et d’angoisse, « puis je me tuerai après. »

Elle était surtout sensible à ce raisonnement du jeune homme :

— « Vous ne voulez pas faire pour moi ce que vous avez fait pour un autre. Donc vous ne m’aimez pas comme vous avez aimé le père de René. »

« Je lui prouverai que je l’aime davantage, » se disait-elle, « puisque j’en mourrai. Oui, je quitterai la vie, j’abandonnerai mon enfant, pour passer une heure dans les bras d’Horace. Car je ne puis me résoudre à vivre sa maîtresse, à jouer la comédie devant mon fils, et à mentir à tous pour conserver mon gagne-pain. »

L’espoir d’un mariage possible par la suite ne pouvait lui rester malgré les demi-engagements que prenait Horace. « De quelles ironies, » pensait-elle, « ne me ferait-il pas payer le sacrifice de son orgueil et de son indépendance ! »

Un jour, Hélène dit à Mme Giraudet :

— « S’il m’arrivait un malheur, je suis sûre que mon fils trouverait en vous une seconde mère. Matériellement il n’aurait besoin de personne, car son père, je vous l’ai dit, lui a constitué un certain capital. Mais votre tendresse ne lui ferait pas défaut. Et il aurait aussi… » — sa voix s’altéra, — « il aurait aussi M. Fortier.

— Voyons, » lui répondit son amie, « à votre âge et avec cet enfant, vous ne devez pas songer à la mort. »

Elle avait pris un ton d’affectueuse remontrance. Hélène se sentit comprise, et rougit.

— « Ah ! » reprit Mme Giraudet, « vous n’auriez pas ces idées noires si vous saviez comme vous êtes aimée.

— Aimée ?… » murmura Mlle Marinval.

— « Mais oui… Vous vous en doutez bien un peu, belle mystérieuse. Horace Fortier est un original, qui vous fera souffrir sans doute… Mais il vous adore, et cela crève les yeux.

— Qu’importe, puisqu’il a résolu de ne pas se marier ? D’ailleurs, vous savez bien que j’ai dans ma vie un obstacle…

— Un obstacle ! » répéta la doctoresse. « Pour moi, c’est un mérite de plus. Car il est mille fois plus beau d’avoir surmonté, effacé, racheté ce malheur que de n’en point avoir été victime. Vous êtes une noble, honnête et vaillante créature, Hélène, et celui qui vous jugera autrement ne sera pas de bonne foi.

— On peut avoir la même indulgence que vous et ne pas vouloir m’épouser. Je n’ai pas le droit de songer au mariage.

— Vous êtes folle ! » dit la doctoresse.

— « Alors M. Fortier aussi, » prononça Hélène avec un petit rire amer. « Cependant vous le considérez comme une des lumières de notre temps.

— Ah ! » s’écria Mme Giraudet stupéfaite. « M. Fortier sait donc ?…

— Il m’a déclaré ses sentiments. Je lui ai dit la vérité.

— Mais il vous épousera, » certifia la doctoresse. « Vous vous aimez. Il faut qu’il vous épouse !

— Je vous en supplie, » implora son amie, « ne lui parlez de rien !

— Pourquoi ? Il vous a connue chez moi. Il vous fait ouvertement la cour. Je puis bien lui demander quelles sont ses intentions.

— Non, car il y a un sujet que vous n’aborderez jamais de vous-même, et dont il ne vous parlera certes pas le premier. Tout est inutile, et la moindre discussion là-dessus serait trop humiliante pour moi. Ah ! » soupira Hélène, « je n’ai pas eu de chance dans la vie. D’autres profitent souvent de leurs fautes. J’aurai payé cher les miennes ! »

Malgré la défense de Mlle Marinval, Mme Giraudet tâcha de sonder Horace. Tout de suite elle reçut une si catégorique et si étrange réponse qu’elle en resta abasourdie. Était-il sincère, ou bien mettait-il en avant le plus inouï des prétextes pour n’en pas invoquer de plus délicats, pour ne pas discuter l’honneur d’Hélène ?

— « Je n’épouserai jamais une femme qui sera déjà mère, » dit-il à la doctoresse. « Car la première paternité influence celles qui suivent, au point que nul, sinon le premier mari ou le premier amant dont une femme a conçu, ne peut se vanter d’avoir des enfants bien à lui. Ceux qu’elle met ensuite au monde, par n’importe quel père, risquent de ressembler moralement et physiquement au premier procréateur. Vous qui avez étudié la médecine, vous ne pouvez ignorer cette loi physiologique, absolument vérifiée chez les espèces animales supérieures, et pour laquelle on proposait récemment le nom de télégonie. Les gens qui se marient ne s’en doutent guère. Mais quels drames naîtront de cette donnée quand elle sera descendue des régions scientifiques dans le domaine des connaissances courantes et de la littérature !

— Non, » dit Mme Giraudet impatientée, « car lorsque la science sera devenue si générale, l’amour n’existera plus. Ah ! vous arrivez à le tuer gentiment, vous autres raisonneurs.

— Je le voudrais bien, » fit Horace avec une réelle tristesse.

— « Bah ! vous voulez me faire croire qu’il vous gêne, » reprit-elle en haussant les épaules. « Mais, s’il vous tenait vraiment la chair et l’âme, vous ne verriez que les arguments en sa faveur. Ainsi, qui vous dit que le mariage vous donnerait des enfants ?

— Rien ne me dit que j’en aurais. Mais tout me dit que, si j’en avais, je me dévorerais d’inquiétude jalouse, je chercherais sur leur visage une image abhorrée… Moi-même, en eux, j’aurais ressuscité l’amour mort, j’aurais fait fructifier les caresses anciennes… Je me sacrifierais pour des êtres qui, sous mon nom, auraient les traits, les goûts, les vices peut-être d’un autre… Ce serait épouvantable… Non, non, je connais trop les lois de l’hérédité… »

La doctoresse réfléchissait.

— « Soit, mon cher ami, » dit-elle. « Mais, si c’est là ce que vous pensez, vous feriez mieux de quitter Clermont. Vous avez le droit de réclamer une chaire à Paris. Pourquoi ne la demanderiez vous pas ?

— Est-ce Mme Hélène Marinval qui vous a chargée de me mettre ainsi au pied du mur ? » questionna ironiquement Horace.

— « Grands dieux, non ! La pauvre petite !… Elle a d’autres projets en tête.

— Lesquels ? » demanda le jeune homme, troublé.

— « Mais je crois qu’elle songe à mourir, tout simplement. Elle m’a recommandé son fils d’un air bizarre. Et, avec une nature droite et résolue comme la sienne, les grands partis ne se prennent que pour de bon. »

Horace devint très pâle. Mais il n’ajouta ni une question, ni une réflexion. Son empire sur soi-même était tel que la doctoresse, lorsqu’il prit congé, douta qu’il eût jamais été amoureux. « Je me suis bien trompée, » pensa-t-elle. « C’est une âme de fer. Il brisera même en caressant. Mais qu’il est beau, et quel air de dominateur il a ! Je comprends la pauvre Hélène. »