À genoux/Élévation

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Alphonse Lemerre (p. 215-217).
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III

ÉLÉVATION


Ô Muse, emporte-moi sur tes ailes divines !
Ô Maîtresse toujours clémente au cœur aimant,
Par dessus les fossés, les murs et les ravines,
Emporte vers les cieux étoiles ton amant.

Nous tracerons dans l’air un lumineux sillage ;
Nous irons jusqu’à Dieu de sommets en sommets.
Mais avant de partir pour ce lointain voyage
Dont le terme est si beau qu’on ne l’atteint jamais,


Comme les vieux guerriers trempaient dans l’eau marine
Leurs membres pour les rendre invincibles et forts,
Je tremperai mon cœur et toute ma poitrine
Dans le Léthé, le fleuve oublieux, cher aux morts ;

Et quand j’aurai longtemps laissé choir dans l’eau sombre
Tous les pensers dont mon amour était empli,
Les hontes, les regrets et les remords sans nombre,
Et quand je serai plein de l’immortel oubli,

Quand j’aurai tout perdu, jusqu’à la souvenance
Des baisers et du nom de celle que j’aimais,
Alors j’apparaîtrai pur et plein d’espérance,
Et dispos à gravir les plus âpres sommets.

C’est l’ordre : Il faut briser d’abord l’Amour, ce tendre
Et subtil ennemi dont nous seuls triomphons,
Pour planer au-dessus des mondes et prétendre
Aux sereines splendeurs des firmaments profonds.

L’Amour est un sépulcre où l’Homme encor tout jeune
Ensevelit sa force et sa virginité,
Où la Vierge aux seins nus qu’a lassée un long jeûne
Se jette tout entière ivre de volupté.


Ah ! maudit soit le jour où la première femme,
Déchirant sa poitrine avec ses fortes mains,
En a fait d’un seul coup jaillir son cœur infâme
Et l’a comme un défi jeté sur les chemins !

Et maudit le premier homme qui, sur sa voie
Trouvant ce cœur sanglant et vil, l’a ramassé,
Et pour un peu d’argent ou pour un peu de joie
S’est à ce cœur horrible éperdûment fixé !

Ô Muse, emporte-moi loin de toutes ces fanges !
Hausse-moi dans tes bras jusqu’au firmament bleu
Où sont les Astres clairs, pareils aux yeux des Anges,
Jusqu’au Soleil, patrie éternelle de Dieu !