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À genoux/Introduction

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À genouxLibrairie Plon (p. 7-12).
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INTRODUCTION


Le 6 mai 1917, l’Echo de Paris publiait cet article :


JEAN-PIERRE CALLOC’H


Vous vous souvenez peut-être d’un fragment de poésie bretonne, que j’ai publié ici, voilà quatre mois, le 7 janvier, sous le titre : La prière du guetteur : « Je suis le grand veilleur, debout dans la tranchée ; – Je sais ce que je suis, et je sais ce que je fais : – L’âme de l’Occident, ses filles et ses fleurs, – C’est toute la beauté du monde que je garde cette nuit….. »

La pièce, – texte breton et traduction en regard, – m’était arrivée sans être accompagnée d’une lettre, sans autre indication que le nom de l’auteur, le numéro de la compagnie d’infanterie où Jean-Pierre Calloc’h était sous-lieutenant, et le numéro du secteur. Je l’avais trouvée si belle, que j’avais résolu aussitôt de partager avec d’autres l’émotion dont elle me pénétrait. Les grands poètes sont bien rares, même simplement les vrais poètes. Celui-là en était un grand, je ne crains pas de le dire. Il vient de mourir : il n’avait pas vingt-neuf ans.

Je le connaissais. Oh ! je ne l’ai pas assez connu ! Il aura été, pour moi, un de ceux qu’on devine, et qui passent, et qu’on ne peut rappeler ; une de ces âmes rencontrées sur le chemin, dans la foule, un moment, et qui laissent au cœur tant de regrets qu’on se demande de quel nom nommer cet attrait mystérieux, et cette certitude d’une amitié perdue. J’avais répondu au lieutenant Calloc’h. Quatre ou cinq lettres échangées et une visite d’une demi-heure : c’est tout ce que nous eûmes de commun dans la vie, et je ne pense plus à lui qu’avec douleur.

Un après-midi, le 23 mars dernier, je vis entrer chez moi un homme de haute taille, robuste de corps et de visage, noir de cheveux, l’air sombre et fermé. Il s’assit devant moi, face au jour. Il tournait entre ses doigts son képi comme un béret. À peine avions nous dit quelques mots qu’il sourit, et que je reconnus toute la Bretagne timide, délicate et profonde. Il répondait par monosyllabes, autant que possible, mais le sourire était une phrase, et même plus.

— Vous êtes de l’île de Groix, monsieur ?

— Oui.

— Permettez moi de vous interroger : c’est une présentation. Que faisait votre père ?

— Pêcheur.

— Et votre mère ?

— Cultive la terre.

— Je suis sûr qu’elle est une de ces mamans tendres, comme j’en connais plusieurs, qui vivent dans l’inquiétude, à cause de leur fils.

— Elle est habituée à attendre.

— L’île est croyante, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui.

— Et la terre est bonne ?

Un long sourire où toute l’île fut présente.

— Très bonne. Ce sont les femmes qui la travaillent. Eux, ils sont en mer. Depuis l’âge de neuf ans, ils ne quittent guère la mer. Ils ont de l’audace, plus que les terriens.

— Vous naviguiez, vous aussi, je parie ?

— Tant que je pouvais : deux mois, trois mois avec eux.

— Écrivez cela.

— J’y ai pensé.

— Êtes-vous parti comme sous-lieutenant ?

— Non : soldat.

— Et combien êtes-vous d’officiers, sortis de Groix ?

— Seul.

— Vous avez publié des poésies, déjà ?

— Oui, dans les revues du pays.

— Mais vous en avez de nouvelles ?

— J’en avais une trentaine, que je ne voulais pas garder dans la tranchée, vous comprenez. Je les ai confiées à un camarade, qui a été envoyé dans le pays de Galles. Je lui ai écrit : je n’ai pas reçu de réponse.

— J’espère que…

— Mais oui, il reviendra bien, un jour ou l’autre.

— Vous publierez alors le volume. Je vous promets qu’il en sera parlé. Où le publierez-vous ?

— Chez un imprimeur du pays. Ce n’est guère que des prières. Je lui donnerai pour titre : « À genoux. » Il sera publié en français aussi.

Nous causâmes encore un peu. J’avais cette impression, le regardant et l’écoutant, que cet homme était un marin, un poète d’une sensibilité extraordinaire, déjà riche de souvenirs très rares, un soldat, et un futur prêtre. Il me promit de revenir.

Un de ses amis, M. Yves Le Diberder, a écrit, dans le Nouvelliste de Lorient, un bel article, pour pleurer et célébrer le poète breton tué à l’ennemi. « Il a été tué, dit-il, en première ligne, par un obus, sur le nouveau front au delà de Noyon, dans l’après-midi de ce mardi de Pâques dernier, 10 avril 1917… Né à Groix, en 1888, d’une famille de pêcheurs, il fit ses études à Sainte-Anne… Sous l’influence de certains de ses maîtres, auxquels il resta toujours attaché, il sentit s’éveiller en lui, outre une vocation ecclésiastique qui fut malheureusement contrariée plus tard, une vocation d’homme d’action et d’écrivain breton. Un très brillant avenir littéraire s’ouvrait devant lui. Son nom sera sans doute inséparable de l’histoire de la langue et de la poésie bretonnes… Parfaitement au courant de notre langue nationale en tous ses dialectes, il y était arrivé à une grande maîtrise. Il travaillait encore à la perfectionner, et il aura été un de ceux qui auront le plus fait avancer la restauration et l’unification du breton littéraire. Difficilement égalable dans la forme, il ne sera pas remplacé pour le fond. La profondeur singulièrement émouvante de quelques-uns de ses morceaux (beaucoup sont inédits), leur assure de vivre autant que notre littérature. »

Un peu plus loin, et pour montrer mieux quelle perte la France vient de faire, M. Le Diberder publie une pièce que Jean-Pierre Calloc’h écrivit au moment où il passait dans le service armé. Elle est tout entière admirable. Je n’en puis, faute de place, citer que des fragments :

Or, la mil neuf cent quatorzième année après la naissance du Christ dans l’étable,

Comme la tête du Pauvre tout à coup, à la fenêtre des mondains livrés aux danses déréglées,

Comme les trois paroles sur le mur, au temps du grand souper de Balthazar,

Comme une lune de deuil et de terreur, aveuglant chaque soleil de sa splendeur sauvage,

Au-dessus des horizons méprisables de la catin Europe,

La face sanglante de la Guerre !…

Comme les chanteurs de la Bonne-Nouvelle, qui vont par la Bretagne, de porte en porte, à la fête bénie de Noël,

— En souvenir des anges qui annoncèrent la paix aux hommes la première nuit de l’Age chrétien, —

J’ai cherché mes frères, ce soir, pour leur dire les souhaits du barde.

Et je n’ai trouvé personne à la maison.

Les douces maisons de la Celtie sont vides, à part quelques foyers, de-ci, de-là, où le feu depuis longtemps est éteint

Et devant lesquels on voit pleurer de pauvres femmes, et de petits enfants qui songent, qui songent.

O mon Dieu, quelle peste a passé sur ce pays-ci ?

Celte de la Haute-Ecosse, où es-tu ? Et toi, Celte d’Irlande ? Où donc es-tu, Celte de Galles ? O Celte de Bretagne, mon sang, où es-tu ?

Elles sont vides, les douces maisons de la Celtie ! Comme le soleil de l’été se levait sur la vallée, les hommes sont partis avec leurs épées.

Je ne dors plus. Il y a une voix, dans la nuit d’hiver, qui m’appelle, une voix étrange…

Bientôt je serai dans la tuerie. Quels signes y a-t-il sur mon front ? Année nouvelle, verrai-je la fin ?

Et qu’importe ? Que ce soit tôt ou tard, quand l’heure viendra d’aller vers le Père, j’irai joyeux : Jésus sait consoler les mères.

Sois bénie, année nouvelle, quand bien même, au milieu de tes trois cent soixante-cinq jours, il y aurait mon dernier jour.

Sois bénie ! Car plus de cent années ont passé sur ce pays, sans avoir connu autre chose que la colère de Dieu, et tu contempleras, toi, sa miséricorde.

Cette poésie concise, pleine, humaine et divine, c’est-à-dire complète, qui nous la rendra ? Elle seule émeut les cœurs, les élève, est assurée de vivre par eux. Et celui qui chantait ainsi est mort !

Ah ! jeunes gens qui grandissez après ceux-là, et qui demain serez des hommes, quelle tâche sera la vôtre ! Ne cherchez pas à remplacer les poètes, qui sont des êtres marqués du signe, deux ou trois par siècle. Mais cette noblesse de tant de combattants, cet esprit viril, cette foi en Dieu, cet amour de la France, cette volonté prompte à tout donner, ce long travail de préparation, qui s’est épanoui pour d’autres en sacrifice et qui s’épanouira pour vous en action continue, voilà ce qu’il faut que vous imitiez ! En vérité, bientôt on pourra dire : « La France, ce n’est plus que vous ! » Mais vous pourrez toute la refaire.

RENÉ BAZIN,
de l’Académie française.