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À genoux/Lettres choisies

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À genoux (Ar en deùlin)Librairie Plon (p. 209-234).



LETTRES CHOISIES


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Lettre adressée à M. Pierre Mocaër.

Saint-Maixent, le 15 Juillet 1915.
Cher ami,

J’apprends par l’Action Française d’hier que vous venez, au cercle de Lorient, de faire une conférence sur le Nationalisme breton. Félicitations. Si vous avez écrit cette conférence, je serais bien heureux d’en avoir communication[1]. Je vous la renverrai, avec annotations s’il y a lieu. Comme je ne suis pas sûr de revenir de la guerre, je partirai heureux si j’ai pû m’expliquer et m’entendre définitivement là-dessus avec vous.

En même temps, si vous pouvez me donner des nouvelles des amis à la bataille, cela me fera plaisir. Nous sommes hors du monde ici ; on ne sait rien de la Bretagne.

Notre examen commence le 27 Juillet, paraît-il, pour se terminer le 10 Août. Je serai donc à Lorient, je l’espère, entre le 10 et le 15. Pourrions-nous nous rencontrer ? J’aurais à vous confier en dépôt un modeste manuscrit (une trentaine de poésies bretonnes) à publier au cas où je ne reviendrais pas. Si je reviens, je vous le reprendrai et m’occuperai moi-même de la publication. Ce sera tout ce qui restera de moi au cas où je laisserais ma peau dans l’aventure.

J’ai été très affecté de la mort d’Ely-Monbet. C’est une grosse perte pour nous, une perte irréparable[2].

F… n’a pas bougé de Paris. R. Le Roux a été appelé dans le service auxiliaire. Il est à Majic-City.

Que devient P… ? Pas de nouvelles depuis quatre mois bientôt.

Kenevo, car je n’ai pas grand temps. À bientôt de vos nouvelles.

Hou kilé karanteus é Doué ha Breiz[3].

J. CALLOC’H.



À M. Pierre Mocaër.

Lorient, le 13 Août 1915.
Cher ami,

Je suis de retour au dépôt, c’est-à-dire à Groix. Huit jours de permission. Je quitte Lorient pour Nantes, le 24 Août, à 1 heure 1/2. Pourrai-je vous voir d’ici là ? — De préférence vers la fin de la semaine (prochaine), ou bien mardi en huit. Comme vous voudrez. Je vous confierai le pauvre « dépôt » que je vous remercie de vouloir bien accepter.

Merci de vos brochures. Reçues, avec votre lettre, comme nous préparions l’examen, je n’ai guère eu le temps de vous faire mon compliment avant aujourd’hui. Pourriez-vous disposer d’un second exemplaire en faveur de R. Le Roux ? Votre étude sur l’enseignement au Pays de Galles[4] l’intéressait fort. La préface de Loth, résumé des idées que celui-ci nous exposa longuement à tous deux, lui fera plaisir aussi. Si vous voulez je me chargerai de l’expédition.

Été chez M… Personne. Où est-il ? Et D… ?

Serai bien heureux de vous voir avant de partir. Si les jours que je vous indique ne vous arrangent pas, indiquez d’autres.

À bientôt.

D’oh a galon é Doué ha Breiz[5]

J. CALLOC’H.
À M. René Le Roux.
Aux Armées, le 30 Août 1915.
Cher ami,

J’ai eu un bon début. Aussitôt arrivé on m’a affecte à une compagnie qui se trouvait en première ligne et je suis allé la rejoindre à travers les boyaux. Rassurez-vous : ils sont profonds, je puis m’y promener debout sans être vu[6].

Les tranchées sont bien installées. J’avais pour moi tout seul un petit gourbi où j’étais heureux comme un roi. Un lit de camp, une planche pour table, et une vraie chaise. Quand il pleut on est à l’abri. C’est rustique et charmant.

Je n’y ai passé que quarante-huit heures. C’était le tour de mon régiment de venir au repos pour dix jours, après trois semaines de tranchées. De sorte que je vous écris de… ma chambre, une chambre que j’ai louée dans le village où nous cantonnons, et je suis là comme à la maison, avec tout le nécessaire. Ici ce n’est déjà plus la guerre. Cependant on entend toujours le canon.

Je suis avec des Bretons de Cornouailles, de bons gars. Quelques mauvaises têtes, dont l’un, engagé volontaire de la classe 1874, a fini par se faire citer à l’ordre après avoir frisé le conseil de guerre. À M. Pierre Mocaër.

Forêt de C…, le 2 Septembre 1915.
Cher ami,

Excusez le pauvre papier. Er brezel[7].

Peu de nouvelles à vous donner. Je n’ai passé encore que 48 heures en première ligne. C’était le tour de mon régiment de venir au repos pour 10 jours. Nous repartons le 7 pour un secteur voisin.

Mon repos consiste à venir toute la journée tous les jours dans la forêt, surveiller une corvée de bûcherons qui abattent des arbres et en font des rondins de 3 mètres pour les tranchées. Encore un métier que j’aurais fait, en plus des autres.

La forêt est splendide. Les feuilles mortes portent à la rêverie ; les vertes parlent de l’espérance et de la Celtie. En ce moment je suis assis sur une pierre au pied d’un gros hêtre. Les hommes travaillent. Alors je pense à vous.

Si vous avez passé par l’imprimerie, on a dû vous remettre, empaqueté par mes soins, le manuscrit dont je vous parlais. Je n’ai pas eu le temps de transcrire les cantiques. Si je ne reviens pas c’est une corvée qui vous incombera. Aussi bien j’espère, – je ne sais du reste pas pourquoi, – revenir.

Raté à Nantes l’occasion de faire connaissance avec votre courtier maritime[8]. Lui ai écrit, sur la demande qu’il a chargé un de mes camarades de me faire.

J’ai la tête vide ce soir. Quand je serai dans les tranchées, si nous avons la paix comme la dernière fois, – ce que je ne crois pas, enfin à mon premier moment de liberté spirituelle, – je vous expliquerai ma façon de concevoir notre nationalisme. Je crois que nous nous entendrons facilement sur tous les points.

Kenevo. Donnez-moi de vos nouvelles. Toute lettre, à la guerre, fait du bien. Souvenez-vous en parfois pour moi.

D’oh a greis kalon é Doué ha Breiz[9].

J. CALLOC’H.

P. S. – « Ar henteu er brezél ». C’est un petit carnet de notes en breton de Vannes que je fabrique à mes heures de loisir. Encore quelque chose qui vous reviendra, si je dégringole. Ce sera à ajouter à mon petit livre.

BLEIMOR.
À M. Achille Colin.
Des tranchées, le 23 Septembre 1915.
Cher Monsieur,

Votre lettre n’a fait que me donner plus de regrets encore de n’avoir pu causer avec vous, soit à Lorient, soit à Nantes. Fasse Dieu que l’occasion se représente, je vous assure que je la saisirai avec joie par la crinière. Et si je reviens de cette guerre, on tâchera de vous redonner des foules à remuer. Nous en reparlerons. Votre âge ne fera que vous donner plus d’autorité.

La Bretagne d’après la guerre ne sera pas tout à fait la même qu’avant. Il y a un fait nouveau. Notre peuple a pris conscience de sa valeur ; il est redevenu fier d’être Breton. Croyez-en un témoin. Avant d’aller au front j’étais parmi les marins et les paysans du Vannetais ; ici, dans la tranchée, mes gars sont tous de Cornouailles. Partout j’ai recueilli la même impression réconfortante pour nos cœurs de patriotes. Le sentiment national est réveillé. À nous de souffler dans ce foyer, d’alimenter cette flamme. Fécondée par le sang et les larmes notre terre est bonne pour les bonnes semences. Si les semeurs le veulent, la moisson sera merveilleuse.

Un plan d’action immédiate après la guerre, je vous l’exposerai plus tard. J’ai déjà eu l’occasion d’en dessiner les grandes lignes avec Mocaër. Il faudra agir dès la cessation des hostilités afin de ne pas laisser la Belle se rendormir. Avec de la bonne volonté et de la ténacité nous arriverons. Il faut que nous arrivions.

Je suis pressé, ayant d’autres lettres à faire. Il fait nuit. Des balles errent dans le bois, que la lune nouvelle éclaire curieusement. Les canons causent. Des mottes de terre contre ma porte à l’instant : une bombe vient d’éclater à quelques dix mètres. On a l’habitude ; on s’en f…

Et j’ai confiance en Dieu qui me garde.

En attendant, continuez d’apprendre la vieille langue, et croyez-moi

Votre tout dévoué latin.

BLEIMOR.



À M. Lucien Douay.

Au bivouac, le 29 Septembre 1915
Cher Lucien,

Merci de votre dernière carte, qui m’a bien fait plaisir. Peut-être celle-ci est-elle la dernière que je vous écrirai avant longtemps. Oh ! je ne sais rien de précis. Nous n’avons pas d’ordre jusqu’à présent. Mais si vous avez eu la joie de lire les communiqués sur les affaires de Champagne et d’Artois, vous comprendrez aisément que nous pouvons être d’un moment à l’autre, appelés à l’honneur de marcher. Quel beau jour ce sera !

Un frémissement de joie court les tranchées, quand nous recevons, — un jour avant les civils — des précisions sur notre offensive. On a hâte de sauter aussi le parapet et d’aller s’établir en face, – le plus loin possible, en face. Fasse Dieu que ce soit bientôt !

Au revoir, Lucien. Faites un bon soldat, bien discipliné, même quand vous ne comprendrez pas. Et s’il arrivait que je ne vous écrive plus jamais, souvenez-vous de moi, parfois, parce que jusqu’au dernier moment j’aurai été

Votre tout ami.
J. CALLOC’H
À M. Achille Colin.
Le 12 Octobre 1915
Cher Monsieur,

Je vous disais dernièrement que les hommes de chez nous, depuis la guerre, avaient repris conscience de leur nationalité, de leur race, et qu’ils sont fiers désormais d’être des Bretons. Comment cela s’est-il passé ? C’est très simple.

L’officier a besoin de ses hommes, en campagne, et de leur moral. Pour maintenir ce moral à la hauteur nécessaire, il faut qu’il leur parle. Et que leur dire ? Les exploits, la valeur de leurs ancêtres ; les exploits, la valeur de leurs frères des autres régiments bretons ; leurs exploits à eux aussi, au cours de cette guerre. Cela donne aux hommes l’orgueil d’appartenir à une nation brave entre toutes, (c’est l’important pour après la guerre) et la volonté d’en rester dignes (c’est ce que cherche l’officier). Pour peu que les militants du nationalisme breton qui survivront à la tuerie sachent exploiter ces sentiments en faveur de la Bretagne, ils iront vite.

Comment s’y prendre ? Je vous ai parlé d’un « plan d’action » après la guerre. C’est un bien grand mot. Les circonstances avant tout, décideront de la conduite à tenir. Néanmoins j’ai dit ceci à Mocaër :

Aussitôt la paix signée, que l’on fasse circuler en Bretagne une sorte de pétition au gouvernement, demandant l’enseignement de la langue et de l’Histoire de Bretagne dans toutes les écoles secondaires et supérieures de toute la Bretagne. Les signataires de cette pétition ? Tout le monde, mais avant tout les soldats, ceux qui auront versé leur sang pour la France, officiers, sous-officiers, simples soldats et marins. Rappeler les blessures, les citations, les morts. L’envoyer, cette pétition, au gouvernement et à chaque député et sénateur, mais aussi à tous les journaux, bretons et parisiens. Entre nous, je ne crois pas qu’elle obtienne de réponse des pouvoirs, mais ce sera une excellente occasion de faire de la publicité, du bruit. Il nous en faut à tout prix : pas de réussite sans cela. Il faudra crier fort, hurler, rugir. Petit moyen pour une grande cause, mais l’esprit de notre âge est petit. Il faut se mettre à sa portée. Quand la partie dirigeante de l’élite française sera bien convaincue de ceci : que la langue des héros bretons, celle qu’ils parlaient à Dixmude, en Champagne, en Artois en se lançant vers les assauts mortels, il est juste et convenable qu’elle soit enseignée dans leurs écoles, — notre cause sera gagnée. Mais voilà : il faudra profiter de l’état d’esprit d’après la guerre qui ne sera probablement plus le même cinq ans après. Il faudra agir tout de suite.

Donc pétition, et agitation de cette pétition. Agitation non pas d’un jour, ni d’une semaine, mais sans limites dans le temps, la plus longue possible, la plus puissante possible. Vous comprenez. C’est pour créer un rassemblement, pour attirer les bons esprits autour de la question. Examinée de bonne foi, la question bretonne serait vite résolue.

La guerre est un atout dans notre jeu. Un autre ce sera l’affaire de l’Alsace-Lorraine. Revenue à la France, cette province ne pourra pas être soumise au même régime que les autres, sous peine de lui faire regretter les jours où elle fut allemande. Lois antireligieuses, centralisatrices, « unilinguistes », ils ne comprendraient pas si on leur jetait tout cela à la tête. Elle aura des privilèges, l’Alsace, sur tous ces chapitres, puisqu’elle les avait auparavant. Sa langue sera enseignée dans ses écoles. Et tout cela sera très bien. Nous l’approuverons, nous l’aiderons au besoin à obtenir ou plutôt à conserver ces biens – et nous réclamerons des Pouvoirs le même traitement pour nous. Il y aura, à notre avantage, que nous nous serons fait casser la figure pour reconquérir l’Alsace à la France et la liberté à l’Alsace. Par conséquent la position sera très bonne. L’exploiter habilement.

Ne jamais oublier, du reste, que l’œuvre primordiale, la plus urgente, ce sera d’assurer le salut de la langue. Si nous perdons notre langue, en vingt-cinq ans la Bretagne sera devenue une banale région française, ou plutôt cosmopolite, ayant perdu tout caractère. Si nous la sauvons, le reste nous sera donné par surcroît : autonomie administrative, économique, religieuse, etc. Tout cela sera facile à conquérir quand nous aurons conquis l’école, c’est-à-dire l’âme des enfants, Il n’y aura qu’à avancer la main et à prendre.

Les Breuriez ar Brezoneg[10] du Vannetais et du Trécor, dont Mocaër vous aura parlé sans doute, étaient avant la guerre (avec le théâtre) le seul champ d’action fécond que nous possédions. La guerre est survenue juste au moment où, de concert avec mon maître M. Loth, professeur au Collège de France, et diverses autres personnalités, nous allions élaborer une organisation destinée à étendre ce champ d’action. Mais, si je vis, cela reviendra sûrement sur l’eau à la fin des hostilités. Si je meurs, j’espère que d’autres s’empareront du projet et feront tout pour l’exécuter.

Si la chose vous intéresse, vous pourrez, quand vous reverrez Mocaër, lui demander communication de mon petit manuscrit de poésies bretonnes. Poésies religieuses, pour la plupart, destinées à être publiées après la guerre.

Une poignée de main à la bretonne et veuillez, cher Monsieur, me croire

Votre bien cordialement dévoué
CALLOC’H.



À M. Lucien Douay.
Aux tranchées, le 10 Novembre 1915
Cher Lucien,

Aimez-vous la musique ? Si oui, vous auriez eu des joies aujourd’hui, en supposant qu’on vous ait envoyé me rejoindre à temps pour assister à la chose. La chose, c’est un bombardement. 75, 80 de montagne, 90, 95, 105, 150 et pièces lourdes et crapouillots, tout ce monde là s’est mis à chanter vers onze heures. Une chanson française bien entendu. Mais il y en a une boche aussi, la réponse, qui comporte plusieurs couplets tout comme l’autre. Celui du 77, par exemple, du 75, hélas ! aussi, car ils nous en prirent quelques-uns, voici un an ; celui du 88 autrichien, bon ténor ; le cafouillis du 150, qui n’éclate pas ; le roulement du 210 ; les points d’orgue épouvantables du fameux minenwerfer. (Ah ! si nous le connaissons, celui-là !) Tout ça fait un ensemble de sons assez réussi, sous un ciel de pluie froide, dans un décor de terre remuée pleine de cadavres, de fils de fer barbelés et de rats. J’étais précisément, lorsque votre bonne lettre m’advint, en tram de terminer un rapport sur les dévastations nocturnes auxquelles ce dernier genre d’animaux se livre dans mon secteur.

20 Heures. — J’ai dû vous quitter, Lucien. Un pan de ma tranchée s’est écoulé vers deux heures, au moment où les canons s’étaient tus. Il a fallu aller examiner la question et diriger la réparation. Cela s’est fait petit à petit. Puis j’ai dîné, fait un bout de causette, décrotté mes godillots, et me voici à vous. Justement le bombardement vient, comme par hasard, de recommencer. Il était écrit que je vous écrirais au son de la musique !

Des obus pleuvent tout près, tout près. S’il en tombe un sur mon gourbi, cette lettre sera vite finie. Mes « murs » de terre tremblent sous les rafales. Demain il y aura du travail encore, dans ma tranchée. Nous sommes les castors, nous autres, qui rebâtissons sans cesse l’abri détruit. La guerre est la grande école de la patience.

Mais quelle vie splendide ! Savoir que chacun de vos pas, chacun de vos gestes, chacune de vos sueurs mérite à la Patrie un morceau de Victoire, de la victoire définitive, quel réconfort ! La guerre ennoblit. Les gens de l’arrière s’inquiètent parfois de notre « moral ». C’est très simple : en fait de moral, mes Bretons ne savent même pas qu’ils en ont un. Ils grognent bien parfois, alors je les eng… en breton. Mais ils travaillent toujours. Ceux qui reviendront de cette guerre nous créeront une race magnifique.

N’empêche que j’aime autant savoir que vous ne serez pas incorporé avant Mars. Comme cela vous éviterez l’hiver des tranchées, dont on n’a pas la moindre idée quand on n’y est pas. Mais aussi vous ne connaîtrez pas la jubilation intense d’être un monceau de boue, de disputer aux rats un peu de pauvre sommeil, de regarder en face la mitraille boche, d’eng… la misère, et de s’en f…

Allons, je me couche, car je suis de ronde à 3 heures. Je n’ai rien répondu à vos questions ? Bah ! Un s’en chargera qui me vaut bien : le temps. Et nous sommes de revue. En attendant je vous aime bien tel que vous êtes, — et je vous connais mieux que vous ne pensez. Bonsoir Lucien.

Votre tout ami : CALLOC’H.

Cela m’a fait de la peine d’apprendre la mort de Lajoinie. Un brave garçon et bon camarade.

Deutschland unter alles ! Ils sont essoufflés déjà, leurs canons. Allons, tant mieux ! Aussi bien, peut-être vont-ils recommencer tout à l’heure. On s’en f… 9 h. 15, non 21 h. 15. Je me fourre dans mes « draps ». Ce seraient de sales draps, si j’en avais ! car on a de la boue aux bottes. Mais on n’a pas de draps, et puis on s’en f…

Kenevo, Lucien.



À M. René Le Roux.
En campagne, le 28 Novembre 1915
Cher ami,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Gelées, glaces, neige, les fourriers de l’hiver nous visitent. Il fait bien froid dans les gourbis, malgré que nous les enfumions méthodiquement. Enfin on a touché sur et sous-vêtements d’hiver, et les poilus n’ont pas besoin qu’on leur envoie du courage de l’arrière. Ils en ont. Belle race, nos Bretons. Ce sera un livre splendide, celui qui racontera leur guerre. Si nous en revenons, il n’y aura plus de misère pour nous abattre, car nous les aurons connues, et domptées — toutes.

Kenevo. Et bonne santé… J’écrirai à Vallée[11] le mois prochain. Ce soir il faut que je dorme un peu.

D’oh a greis kalon e Doue ha Breiz
À M. Lucien Douay.
Le 28 Décembre 1915
Cher Lucien,

Votre bonne lettre m’est arrivée comme j’arrivais de permission. Je ne veux point tarder à vous remercier de toutes les gentilles choses que vous y aviez mises pour moi. J’ai espéré, un moment, pouvoir vous joindre à mon passage à Paris ; mais c’était un matin de pluie torrentielle et je ne savais guère où vous aller chercher. Du reste je n’ai pas eu le temps de faire de visites.

Eh oui, je suis retourné vers les villages, après quatre mois. J’ai passé huit jours dans cette région mystérieuse que nous dénommons, d’ici, « l’arrière. » D’étranges habitants, ornent ces contrées. Ils ont bâti leurs gourbis à même le sol, sans creuser ; ils ne font point usage de tranchées ni de boyaux ; il n’y a pas de petits postes devant les fermes. Le fil de fer barbelé, ils ne l’emploient que dans des proportions ridicules ; ils ne comprennent pas la nécessité des feuillées ! Ces peuples arriérés, la nuit, couchent en des lits faits d’étoffes et de plumes, où l’on a mille peines à s’endormir ; ils omettent régulièrement, chaque soir, d’accomplir le rite traditionnel chez nous, et qui est de suspendre le pain avec un fil de fer au plafond de la cagna ; ils ne donnent point le sou réglementaire au poilu qui leur rapporte un rat mort… Ces mœurs inacceptables m’ont dégoûté très vite et j’ai abandonné à leur triste sort les naturels de ce pays, leur prédisant, s’ils continuaient, les pires catastrophes. Ils n’ont point paru me comprendre…

Lucien, j’ai revu le visage de ma Patrie, triste sous le ciel gris de l’hiver. Les deuils en avaient assombri encore les beaux traits et si j’avais pu l’aimer avec plus de passion que jadis, c’est maintenant que cela serait venu. J’ai revu les côtes hautaines, les ports et les îles, — mon île. Qui voit Groix voit sa joie, dit un proverbe. Certes. Mais il ne m’a fallu que quelques jours pour comprendre que ma joie à moi était restée sur ce plateau d’argile et de boue où nuit et jour, avec mes poilus, je monte la garde au front de la France. Nous sommes gais, ici. Là-bas tout me semblait triste à la mort, et les maisons, et la chanson de la mer, et la plainte des barques. Ils sont là les gentils dundées, alignés dans un coin de la rade, poignants à voir dans leur abandon. Car on sent qu’ils attendent, eux aussi. Ils attendent depuis des mois et des mois les matelots aux terribles carrures qui les menaient jadis crever le ventre des tempêtes, sur les routes incomparables de la mer d’Occident. Combien ne les reverront jamais ? Vue de l’arrière, la guerre est dure infiniment.

Ici aussi, parfois. Un chagrin m’attendait à mon arrivée : un de mes hommes, blessé mortellement par un schrapnell en travaillant dans la tranchée, est mort le jour de mon retour. Deux autres, blessés. Ce sont mes premières pertes depuis que je suis là. Il a été dur ce Noël.

Voici donc que vous allez être soldat. C’est un terrible métier en ce moment-ci, mais c’est si beau ! Grandeur et Servitude ! En bas de l’échelle, c’est la servitude qui apparaît surtout, vous le sentirez comme tous. Alors, quand on est de taille, on élève ses pensées au-dessus de ce qui est corvées, vexations, injustices, pour songer à la souffrance de la Terre envahie. Vous serez de taille, j’en suis sûr.

Pour être admis à suivre un cours d’élève-aspirant, il faudra vous adresser au bureau de votre compagnie. Sans doute il paraîtra au rapport une note à ce sujet ; on demandera des candidats, et vous n’aurez qu’à donner votre nom. Un petit examen de « culture générale », dans quelque terrain vague entre le certificat d’études et le brevet élémentaire, et vous serez admis à suivre un peloton. Là il faudra vous distinguer, ce qui ne sera pas difficile. L’examen d’entrée comporte des interrogations écrites en géographie, histoire de France et arithmétique. Celui de sortie ne porte que sur des matières militaires qu’on vous fera étudier. Écrivez-moi dès votre incorporation. J’aurais bien aimé qu’on vous envoie dans l’artillerie, où l’on est beaucoup moins exposé. L’infanterie est l’arme du sacrifice, et c’est une des raisons pour lesquelles j’aime bien mes soldats.

Bonne année, cher ami. La formule bretonne c’est : « Bonne année, bonne santé et le Paradis à la fin de vos jours », où tous les bonheurs essentiels se retrouvent. Je vous les souhaite, en vous donnant, du champ de bataille, l’accolade du frère d’armes aîné.

Au revoir, Lucien,
CALLOC’H.



À M. Achille Colin.
31 Janvier 1916.

. . . . .

Certes, il faudra, après la guerre, faire quelque chose pour la Bretagne et sa langue.

Si je dois mourir dans mes bottes, ici ou là avant la fin, l’un de mes plus grands chagrins, en mourant, sera de ne pouvoir donner mon effort avec les autres, sous le drapeau breton. Mais que la volonté de Dieu s’accomplisse. Il n’a besoin de personne pour mettre la Bretagne debout.

Mais l’heure passe, et j’ai des revues à passer à ma section.

CALLOC’H.



À M. Lucien Douay.
Le 4 Août 1916.
Lucien,

Une page pour vous, sur mes genoux, avec ma Bible comme sous-main.

Notre division n’a eu que peu de pertes et le corps d’armée est toujours en ligne. Sans doute irons-nous au grand repos après les attaques qui viennent. Les survivants pour un mois ou deux, et les morts, pour toujours.

Je suis remis maintenant des fatigues des premiers jours. Prêt pour les nouvelles vagues. C’est beau, un départ pour l’assaut. Nos Bretons ont été splendides. Sans enthousiasme, sans Marseillaises, en silence, bien alignés, au pas. Des fusants ont éclaté, des mitrailleuses se sont mises à crépiter ; cela ne troublait point leur calme surnaturel. C’était si beau que je n’en pouvais plus, — et je crois bien que j’ai pleuré. Ah ! les vaillants !

C’est une belle aventure, Lucien, de coucher, un soir de victoire mort ou vivant, sur des positions arrachées aux mains de l’ennemi. Il n’en est guère qui la vaillent.

Vu ce qu’ils ont fait à Lille, les bourreaux boches. Soyez tranquille : ils paieront tout. Si je puis sans accrocs arriver au corps à corps, ma hache et moi, mon ami, ferons de notre mieux pour vous venger.

J’ai une hache, oui. Moi seul, du reste. J’ai voulu essayer l’arme de mes ancêtres corsaires. Elle n’est point trop lourde pour mon bras. J’en suis satisfait.

Au revoir, Lucien, bientôt, – demain sans doute, — nous allons revoir le visage de la Mort, dont le décharnement n’effraie point les Bretons

« Car dans les orbites vides
De l’Ankou (la Mort) ils voient
Les yeux divins du Crucifié ».

Maintenant beaucoup tombent et tomberont dans ces champs-ci. Si mon tour vient de me coucher pour toujours, de payer de mon sang la victoire de mes frères, ne me plaignez point ; il est bien de mourir ainsi. Songez que je serai tombé… pour la délivrance de notre Terre, et puis pour la Beauté du Monde. Pour maintenir la douceur des horizons français, auquel le dandinement de ces soudards balourds enlèverait toute délicatesse et toute grâce. Et puis pour la Gloire bretonne !

Mais ne songez pas à moi vainement — à quoi bon ? priez pour moi, quand vous saurez. Cela viendra. Cela vient toujours pour les âmes droites et fières, comme celles que j’aime en vous.

Cher Lucien, je suis
Votre tout ami
CALLOC’H.

Et la photo promise ?

À M. René Le Roux.
Le 13 Août 1915.
Cher ami,

Que devenez-vous ? Je crois vous avoir adressé une carte il n’y a pas longtemps, – courte, car je n’écris plus guère. Ce n’est pas commode d’écrire dans nos trous étroits, où l’on trouve à peine place à se coucher.

Vous avez dû voir sur les journaux qu’il y avait eu quelques petites bagarres dans la Somme. Sommes là depuis deux mois : préparation, attaque, consolation…, et çà recommence.

Le régiment n’a eu que peu de pertes. Au début il n’y avait pas grand’chose devant nous. Ce n’est pas comme maintenant. Maintenant, ils tirent autant que nous. Ce n’est pas très folâtre, mais on s’y fait vite. La vie que nous menons !

Nous serons relevés bientôt sans doute. Si je ne suis pas démoli d’ici là, ce sera la permission. Bien gagnée, je vous assure.

Je croyais avoir gagné autre chose aussi : mon galon d’officier. C’était l’avis de mon Commandant de Compagnie, de mon chef de bataillon. Ce n’a pas été celui du Colonel du 219e, qui… m’a mis au rancart. Je suis un civil, et je m’en fiche, mais tout de même… Enfin !

Rien de neuf par ailleurs. Dites-moi où vous êtes et comment vous allez. J’en serai heureux.

D’eoc’h a wir galon é Doue ha Breiz
BLEIMOR.



À M. Paul Wiriath.
Le 4 Janvier 1917.
Monsieur le Directeur,

Je suis un peu en retard pour vous adresser mes vœux de nouvel an. C’est que tous ces jours-ci j’étais en première ligne, où nous avions du travail par dessus la tête, et peu de sommeil. Mais croyez-bien que pour être tardifs, ils n’en seront pas moins sincères.

Rien de nouveau chez nous. Nous travaillons et nous veillons, dans tous les agréments de l’hiver : eau, boue, neige. Cette charmante existence finira-t-elle en 1917 ? C’est le secret de Dieu. Nos poilus, quant au reste, acceptent leur misère d’un cœur égal. C’est vraiment une race admirable, celle qui tient la tranchée.

Bientôt nous déménagerons, pour aller voir en face. Car nous marchons encore en tête du prochain quadrille. Tant mieux ! Puisque c’est la guerre, faisons-la sérieusement.

Pièce à pièce, la machine britannique se monte. Ce sera quelque chose de très romantique, au printemps prochain. Une artillerie merveilleuse.

Je vous serais reconnaissant de transmettre mes meilleurs vœux à MM. Dupuis et Etevé.

Veuillez, Monsieur le Directeur, agréer l’expression de mes sentiments respectueux.

CALLOC’H.
À M. René Le Roux.
Le 20 Février 1917.
Cher ami,

J’ai bien reçu la lettre et la brochure. Merci. Les Notennou[12] m’ont rappelé les bons jours d’étude d’autrefois, qui ne reviendront peut-être jamais.

Vos achats sont extrêmement intéressants. J ai lu, étant à la caserne, le livre de M. l’Abbé de Tourville. Autant qu’il m’en souvienne, il n’est pas tendre pour les Celtes. Arthur y faisait figure de « roitelet barbare ». Évidemment, il y a de cela, mais ce n’est pas une raison pour ne pas s’arrêter à aucun autre de ses traits. Ce disciple de Le Play s’accorde du reste avec Demolins dans son mépris pour notre caractère. Et il ne me paraît pas possible de le suivre en cela.

Si j’avais prévu que vous me reparleriez de l’éducation américaine, j’aurais découpé dans quelque journal du mois passé une interview d’Edison où il était précisément question de cela. Edison se plaignait de l’exclusif utilitarisme de cette éducation. Je ne vous cache point que cela m’a plu. Certes, il y a des réformes à faire dans notre système, mais je le verrais avec peine disparaître entièrement pour céder la place à un autre où serait bannie toute formation de l’âme et du goût. Une chose à remarquer c’est que l’Amérique n’a guère produit d’artistes, à cause de son système d’éducation. Maintenant, il est vrai que le nôtre dirige trop de jeunes gens, dont beaucoup n’ont point d’aptitudes, de ce côté-là. La meilleure méthode serait une fusion du système américain et du nôtre, bien difficile du reste à réaliser.

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D’oc’h a galon e Doue ha Breiz.
BLEIMOR.
À M. Paul Wiriath.
26 Mars 1917.
Monsieur le Directeur,

C’est une fatalité. Il faut que je m’excuse d’avoir passé Paris sans vous rendre visite. Et pourtant ce n’est point ma faute. Mon régiment s’est déplacé. Il a fallu que j’aille deux fois ce jour-là au Bourget pour savoir où rejoindre, et tous mes plans de séjour à Paris furent ainsi bouleversés. J’espère avoir plus de chance la prochaine fois. Mais quand, maintenant ?

J’habite un pan d’église, dans un village dont toutes les maisons ont été incendiées ou détruites par les explosions. Sans ombre de motif, du reste ; simplement le plaisir de détruire. L’Église était toute neuve, 1912. Ils l’ont fait sauter en s’en allant. Seul, un grand Christ, sur un pan de mur, demeure intact parmi les ruines. Et ce symbole m’a plu. Cette église-là ressemble assez à l’Europe d’aujourd’hui.

Mais quand nous irons chez eux ! Maintenant, c’est absolument nécessaire que nous y allions, ne fut-ce que pour leur faire payer cela. Je n’ai jamais vu mes tranquilles Bretons dans un pareil état de fureur et de dégoût. Les quelques Boches qui leur sont tombés sous la main s’en sont ressentis. Ils le méritaient. Ces gens-là sont de simples brutes.

Avec tous mes regrets encore, veuillez, Monsieur le Directeur, agréer l’expression de mes sentiments respectueux.

J. CALLOC’H



À M. René Bazin.
Le 27 Mars 1917.

Monsieur, J’ai à peine commencé la lecture de Gingolph à cause de nos déplacements, et ne puis donc vous en écrire. Ce sera, j’espère, dans quelques jours.

Mais je ne veux point attendre davantage pour vous remercier de la bonté de votre accueil. Aux temps passés, le barde, pour remercier, chantait une chanson. Je vous envoie donc une fin de poème, celui que j’aime le mieux parmi le peu que j’ai écrit[13]. Non point à cause de la forme, mais à cause du sujet. Cette chapelle des Bénédictines, que j’ai connue grâce aux livres de Huysmans, est le lieu du monde où j’ai le plus pleinement goûté la paix.

J’habite, en région délivrée, un pan d’église. Elle était en briques, et toute neuve. Une ruine maintenant. Seul, dressé sur un mur entouré de décombres (ornements sacrés, candélabres, poutres, bancs, pierres), un grand Christ est resté intact. J’ai aimé ce symbole. N’est-ce point l’Europe d’aujourd’hui, cette église-là ?

Ceux qui n’ont point vu ne sauraient se faire une idée de la désolation d’ici. Des villages entiers ont été littéralement rasés par ces brutes. Pour une fois, les journaux n ont pas exagéré, ils ne pourraient. Maintenant je souhaite que nous allions chez eux, pour détruire aussi. De pareilles choses appellent le talion, sans plus.

Veuillez, je vous en prie, présenter mes remerciements respectueux à Mme Bazin pour l’aimable invitation qu’elle a bien voulu me faire de revenir. Je tâcherai. Parce que je suis un sauvage, une telle promesse me coûtait avant que je sois allé chez vous. Maintenant ce n’est la plus la même chose.

Veuillez, Monsieur, agréer l’expression de mes sentiments respectueux.

CALLOC’H.



À M. René Bazin.
5 Avril 1917.

Monsieur, j’ai lu Gingolph. Son enfance fut un peu la mienne : courir la côte, chercher des vers pour aller à la pêche, ces souvenirs en foule, et je l’en ai aimé davantage. Cette race boulonnaise est proche de la mienne, par les côtés « mers » tout au moins. Seulement, vous n’entendrez jamais un marin breton proférer qu’il aime la mer.

Les navigations de nos harenguiers ressemblent à celles de nos thoniers, de nos chalutiers. C’est une école rude, aussi forme-t-elle de rudes garçons, au physique et au moral. Au point de vue chrétien, les hommes chez nous sont d’extérieur assez froid, souvent. Mais quand on a pénétré leur âme, quelle profondeur de Foi ! Je ne l’ai jamais rencontrée hors de Bretagne. Peut-être écrirai-je un jour le livre que vous me conseillez de faire sur eux. Et je n’aurai pas grand chose à inventer pour intéresser.

Nous voici loin de Gingolph. Je vous remercie très sincèrement de me l’avoir donné. À cause de ce qu’il me rappelle, et de certains mots qui s’y trouvent, je l’aimerai plus que toutes vos autres œuvres. Il est au fond de ma cantine, et je vais l’envoyer chez moi dès que je pourrai.

En ce moment ce n’est guère possible. Nous sommes de la zône qui bouge et va en avant. Et je viens de vivre les deux nuits les plus effroyables de ma vie de soldat.

C’est l’avril. Aux avant-postes nous avions des trous dans la boue, et l’on ne pouvait même pas y déplier les jambes. Toute la nuit, la pluie, de l’eau jusqu’aux mollets, sur le plateau. Le jour, beau temps et l’on a marché. Prise sous un feu de mitrailleuses ma section a progressé quand même. À chaque bond, les autres raccourcissaient leur tir, à droite, à gauche, devant, derrière, les balles se fichaient en plein dans la ligne, — mais toujours dans les intervalles et dans les distances. Et je n’ai pas eu un blessé ! La Providence est magnifique.

Un village enlevé, il a fallu se remettre en marche, la nuit, sous la pluie glacée, les obus, et les balles. Au matin, nous avons fait des trous. Et après avoir somnolé une heure, tous les hommes se sont réveillés, claquant des dents, les genoux tremblants, couverts de neige, et trempés de la tête aux pieds. Toute la journée la neige tomba, et la misère. Rien de chaud à manger ni à boire depuis soixante-dix heures. Pas un malade, du reste. Ils sont en granit, ces Bretons-ci. Tout de même ils ne plaisantaient plus de leur détresse, comme ils font d’habitude. C’était trop de souffrances aussi, mon Dieu, ils n’avaient plus la force.

Et voici que le soir nous nous sommes rencontrés avec le Bonheur. Il avait la forme d’une écurie à chevaux. Le toit était parti, bien sûr, et à travers le pauvre plafond troué, il pleuvait partout. La paille était mouillée, souillée, infecte. Mais on a allumé un feu sous la mangeoire des chevaux ; peu à peu les vêtements se sont séchés. La soupe est venue, et au lieu de l’avaler glacée, comme les deux nuits passées, les hommes l’ont mise à chauffer.

Je me souviendrai longtemps de ce soir-là. Dehors, la neige tombait toujours. Mais dans l’étable dévastée il y avait du feu, mon Dieu, du bon feu clair, de la bonne soupe chaude, et entourant tout cela, les bons visages heureux des camarades et des hommes. Maintenant ils sourient, ils plaisantent, et ils raillent la misère passée. Et si vous les interrogez, si vous leur posez la question d’une psychologie si curieusement pénétrante avec laquelle on s’aborde au pays de langue bretonne : « Comment va l’univers ? » ils vous répondront que l’univers est bon, et qu’il y a tout de même des moments heureux dans la guerre. La France peut remercier Dieu de lui avoir donné une race comme celle qui vit – et meurt – ici.

Je songe à un de mes grands oncles, un des rares, et peut-être le seul de ma famille qui n’ait pas été un vagabond de la mer. Il fit d’autres voyages. À dix-huit ans, caporal dans la Grande Armée (ce fut le seul « gradé » de la famille avant moi !), il revenait de la Russie quand il eut les pieds gelés. Et il mourut à quatre-vingt quatorze ans, dans son lit de gardien de phare de Pen-Mesa, à l’île de Groix. Sans devenir gardien de phare, peut-être aurai-je le même destin. À force d’avoir « passé au travers », on se figure facilement que cela durera toujours. Mais Dieu fera de nous ce qu’il voudra, à charge pour lui de consoler nos mères. Il leur doit cela.

Cette longue lettre sort trop de mes accoutumances, et je termine ici, en vous demandant pardon de vous importuner ainsi. Ne vous en prenez qu’à vous-même : il ne fallait pas se montrer si accueillant.

Veuillez, Monsieur, agréer et mes remerciements encore, et l’expression de mes sentiments respectueux.

CALLOC’H



Dernière lettre sans adresse, écrite le jour de sa mort et retrouvée sur lui :

Le 10 Avril 1917.
Cher ami,

En plein bled dans un trou recouvert d’une tôle, sous le rideau d’acier des canonnades. Je vous écris sur mes genoux. Il fait grand froid, pluie et neige et nous ne pouvons pas faire de feu. C’est le pays de la misère et de la désolation ici.

Aucun ravitaillement, à part le bout de bœuf et le quart de vin de l’Intendance, qui nous arrivent à des heures impossibles, la nuit.

Pour la première fois depuis vingt-et-un mois que je suis à la guerre, nous manquons de tabac. Je pense que la retraite de Russie était quelque chose comme ceci.

Il faut qu’ils soient en fer nos hommes. Dix jours et dix nuits de cette vie-là, sans aliments chauds, sans sommeil souvent. Ah ! il y a un Dieu pour les soldats !

Nous devons attaquer sans délai. On ira puisqu’il le faut.

Et ceci est un adieu peut-être.

Attention : la clé de tri par défaut « A genoux » écrase la précédente clé « lettres choisies ».

  1. Cette conférence a été publiée en 1916 sous le titre : La Question Bretonne, Régionalisme et Nationalisme (Le Bayon-Roger, Lorient).
  2. Le capitaine de réserve Ely-Monbet, tombé glorieusement à l’ennemi, était bien connu dans le mouvement breton. C’était un sculpteur d’un goût très sûr et très fin, qui s’inspirait des motifs traditionnels celtiques.
  3. Votre ami affectionné en Dieu et la Bretagne.
  4. Un exemple à suivre : l’Enseignement bilingue au Pays de Galles, brochure parue en 1915 (Le Bayon-Roger, Lorient).
  5. À vous de cœur en Dieu et en la Bretagne.
  6. Jean-Pierre Calloc’h avait 1 m. 88.
  7. C’est la guerre.
  8. M. Achille Colin.
  9. À vous du fond du cœur en Dieu et en la Bretagne.
  10. Association fondée en Basse-Bretagne pour apprendre aux petits Bretons à lire la langue qu’ils parlent à leur foyer et qui est proscrite des écoles.
  11. Directeur de « Kroaz ar Vretoned » (Saint-Brieuc) et auteur du livre célèbre : « La langue bretonne en 40 leçons ».
  12. Les Notennou diwarbenn ar Gelted koz (Notes sur les Anciens Celtes) sont une série de fascicules traitant en langue bretonne de tout ce qui a trait à la vie matérielle, sociale, religieuse, etc…, de nos ancêtres. Ils sont écrits en collaboration par M. René Le Roux et F. Vallée.
  13. L’Île des Anges (Chapelle des Bénédictines, rue Monsieur), Fin des « Trois sanctuaires, Trois prières ».