À genoux/Songe

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Alphonse Lemerre (p. 164-167).

II

SONGE


À la bella Margarita,
Impératrice des ténèbres,
J’ai dédié ces vers funèbres
Qu’un soir mon pauvre cœur chanta.

C’était dans un bois taciturne
Empli de silence et de paix,
Et — tant ses arbres sont épais ! —
Qui même en plein jour est nocturne.


Nous allions dans cette forêt,
Elle devant et moi derrière,
Vers une invisible clairière
Dont la chaleur nous attirait.

Ses cheveux s’accrochaient aux branches
Et ses petits pieds aux chardons.
Je lui disais : « Nous nous perdons ! »
Je ne voyais plus ses mains blanches.

Elle allait plus vite que moi,
Ayant toujours eu l’habitude
De l’ombre et de la solitude,
Où son cœur trône comme un roi.

« Oh ! nous nous perdons ! » lui criais-je.
Et je l’appelais par son nom,
Elle me disait toujours : « Non »
Je ne sais par quel sortilége

Je fus forcé de m’arrêter.
Alors je m’assis sur la terre,
Douloureux, muet, solitaire,
Et je me mis à sanglotter.


Elle continuait sa route
Dans la noirceur de la forêt,
Comme un songe qui disparaît
Et qu’encor de loin on écoute.

J’entendais le bruit de ses pas
Dans les herbes pleines de pierres ;
Et j’ouvrais tout grand mes paupières,
Mais je ne l’apercevais pas.

Alors la nuit des froids décembres,
L’âpre et funèbre isolement,
Me reconquit et, lentement,
Lentement, monta dans mes membres.

Je voyais la Mort se dresser
Et, ne me sentant plus près d’elle,
Dans la terre où croît l’asphodèle
Mon douloureux corps s’enfoncer ;

Et je sentais dans l’air sonore
Qui m’effleurait d’un grand baiser
Lentement mes bras se croiser
Et lentement mes yeux se clore.


Car, privé de ce front si fort
Loin duquel tout décroît et tombe,
La terre devenait ma tombe,
Et la nuit devenait ma mort.

Alors je saluai le monde
Et Dieu pour la dernière fois ;
Et je mourus seul dans le bois,
Dans la nuit, dans la nuit profonde !

À la bella Margarita,
Impératrice des ténèbres,
J’ai dédié ces vers funèbres
Qu’un soir mon pauvre cœur chanta.