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À l’œuvre et à l’épreuve/06

La bibliothèque libre.
Pruneau et Kirouac ; V. Retaux et fils (p. 20-24).


VI


Les chevaux de sang attelés au carrosse piaffaient dans l’étroite cour de l’abbaye.

— Mademoiselle Méliand, dit le magistrat, mettant la jeune fille en voiture, je suis heureux de vous tirer d’ici.

La nuit tombait quand ils arrivèrent à Bois-Belle.

Gisèle ne put rien distinguer ; mais mille souvenirs chers et confus lui revinrent.

Son tuteur lui offrit la main, et la conduisit dans le salon vivement éclairé en signe de joie.

Là, après l’avoir installée dans un grand fauteuil, quittant le ton enjoué qu’il avait eu avec elle, il lui dit avec une gravité émue :

— Ma chère enfant, vous êtes la bienvenue sous mon toit… J’espère que vous vous y plairez… que vous n’en aurez jamais d’autre… C’est mon vœu le plus cher.

Gisèle remercia. Elle aurait volontiers pleuré.

— Maintenant, allons souper, dit gaiement madame Garnier.

Et, en un tour de main, elle débarrassa la jeune fille de son chapeau et de sa mantille.

La soirée se passa au coin du feu ; et cette tranquille soirée fut délicieuse à Gisèle.

On ne parla guère que de l’absent.

Madame Garnier lui fit lire ses lettres. M. Garnier lui mit son portrait entre les mains.

Gisèle ne sentait plus la terre sous ses pieds.

Cette maison où il avait vécu, où il allait venir, lui semblait un paradis.

Sa joie ne s’exprimait guère en paroles ; mais elle rayonnait de ses yeux, de son sourire, de son beau front souvent sérieux.

Madame Garnier observait la jeune fille avec un plaisir infini. Elle lisait sans peine jusqu’au fond de son cœur ; et, se voyant seule avec elle :

— Gisèle, dit-elle, caressant les cheveux noirs de la jeune fille, ne trouvez-vous pas que la Providence a bien arrangé les choses ?

Mademoiselle Méliand sourit. Une rougeur fugitive colora son visage d’ordinaire un peu pâle.

— Quand j’allai vous chercher, après la mort de votre mère, continua doucement madame Garnier, vous aviez un bien grand chagrin… Vous ressentiez votre malheur d’une façon tout à fait extraordinaire chez une enfant si jeune… Malgré mes efforts, vous restiez inconsolable. En dépit de tous mes soins, vous dépérissiez comme une pauvre petite plante déracinée. Je vous assure que je commençais à être inquiète, quand la pensée me vint d’envoyer chercher Charles au collège.

— Vous rappelez-vous le temps qu’il faisait lorsqu’il arriva ? demanda vivement Gisèle. Je vois encore sa tête blonde toute mouillée… sa jolie petite mine d’écolier… et ce regard si doux, si compatissant qu’il attachait sur moi.

— Il était un bien aimable enfant ; et je me rappelle encore avec quelle attention il m’écoutait, pendant que je lui disais que vous alliez mourir s’il ne réussissait pas à se faire aimer… à vous faire jouer… Ce soir là, vous en souvenez-vous ? je vous fis souper tous les deux seuls à une petite table devant le feu.

— Oh ! oui, je m’en souviens ! dit joyeusement Gisèle. Le bon petit souper !… Je ne sais comment cette nuit noire, que j’avais autour de moi depuis la mort de ma mère, s’était dissipée… Je trouvais Charles bien à mon gré ; et, le souper fini, nous eûmes une causerie au coin du feu. Nous fûmes vite de grands amis… Je lui confiais toutes mes tristesses… Il me parlait de sa première communion… du ciel… et ses paroles d’enfant entraient en moi comme une chaleur… comme une lumière.

— Vous chantiez déjà délicieusement ; et, pour lui, vous consentiez à chanter. Il était bien fier de son succès, et venait me dire à l’oreille : Elle m’aime ! elle m’aime !… Lui aussi vous aimait déjà… et pleura fort quand il fallut retourner au collège.

Gisèle écoutait ravie.

— Quand il fut parti, dit-elle, j’éprouvai un étrange sentiment de vide… d’abandon… La maison… le jardin me parurent plus grands… tout dépouillés…

Quelque chose, dans son accent, émut madame Garnier jusqu’au fond du cœur.

Elle savait que cette enfant n’aimait que son fils sur la terre ; que, dans son affection pour lui, tous ses sentiments venaient se confondre avec la force et la douceur des premiers souvenirs.

Malgré les dix lieues faites au grand air, mademoiselle Méliand n’avait pas sommeil ; mais, la jugeant fatiguée, madame Garnier la conduisit de bonne heure à sa chambre fort coquette et toute tendue en soie rose.

— Ma chère, dit l’aimable femme, embrassant la jeune fille, même fagotée en pensionnaire, vous n’êtes pas du tout à faire peur… Ces bandeaux nattés — à la mode de Port-Royal — vous donnent l’air d’une reine du douzième siècle ; mais n’importe… je viendrai demain vous habiller et vous coiffer.

Une fois seule dans sa chambre, Gisèle aurait volontiers pleuré de pure joie.

Trop heureuse pour songer à dormir, elle ouvrit l’une des fenêtres qui donnaient sur le balcon.

Tous les alentours étaient plongés dans l’ombre : et, comme dans la profonde vallée de Port-Royal, on n’avait de vue qu’au ciel.