À l’œuvre et à l’épreuve/31

La bibliothèque libre.
Pruneau et Kirouac ; V. Retaux et fils (p. 192-198).


XXXI


(Le P. Garnier à Gisèle Méliand.)


Saint-Joseph d’Ihonatiria.
Juin 1637.


Chère Sœur,

Voilà déjà neuf mois que je suis en plein pays sauvage.

Certes, les souffrances n’y manquent point. Mais ne vous attendrissez pas trop sur moi. Il n’y a pas de quoi je vous l’assure, car, malgré la faim, le froid et les incommodités inconcevables, j’ai ici plus de bonheur en un jour, que je n’en aurais eu ailleurs en toute ma vie.

Croyez-moi, plus on est éloigné des consolations humaines, plus Dieu s’empare du cœur, et lui fait sentir combien son amour l’emporte sur toutes les douceurs imaginables qui se peuvent trouver dans les créatures. Ah ! Gisèle, quelle grâce Dieu m’a faite en m’appelant à l’apostolat, en me choisissant de préférence à tant d’autres pour venir ici porter sa croix !

J’arrivai le 13 août au soir.

Le P. de Brébeuf vint me recevoir à mon canot.

Je vous avoue que je fus touché en l’apercevant. Tout en lui respirait si fort la grande, la sainte, la bienheureuse pauvreté.

Il a vieilli. Ses épaules puissantes se sont un peu courbées. On sent qu’il s’est heurté à de formidables obstacles, on sent qu’il a porté dans la solitude le poids écrasant de l’amour de Jésus-Christ.

Et comment vous dire mon émotion quand je me vis au terme de mon voyage ! quand, au sortir de la forêt, j’aperçus les toiles d’écorce d’Ihonatiria et la grande croix rouge érigée devant notre cabane !

Vous connaissez la manière dont les Hurons se logent.

À l’extérieur, notre cabane est semblable aux autres, mais en dedans on a fait quelques améliorations qui ont émerveillé tout le pays.

Ainsi, au lieu de la peau ou de l’écorce en usage chez les sauvages, nous avons une porte en bois poli et des cloisons transverses divisent la cabane en trois.

La première pièce est à la fois magasin et antichambre.

Nous occupons la seconde, et quelques bûches en guise de sièges, un moulin à bras, un mortier pour écraser le blé d’Inde, une horloge en composent le mobilier.

Tous les sauvages ont voulu tourner le moulin, et l’horloge a plongé la contrée tout entière dans l’admiration.

C’est pour les indigènes un être vivant… merveilleux… Ils l’appellent le capitaine du jour.

En arrivant, nos visiteurs ne manquent pas de s’informer combien de fois le capitaine du jour a parlé.

La troisième division sert de chapelle.

Deux tableaux, l’un de Marie, l’autre de saint Joseph, ornent les murs d’écorce, et si bien aérée qu’elle soit, par des fentes sans nombre, la chapelle, comme tout le reste de la cabane, sent toujours fortement la fumée.

Notre manière de vivre est celle des sauvages. Pas d’autre lit que la terre sur laquelle on étend une écorce avec une couverture. Des draps, on n’en parle pas, même pour les malades.

La nourriture ordinaire consiste en blé d’Inde écrasé et cuit à l’eau.

En hiver, nous n’avons d’autre lumière que celle du feu pour dire nos heures, pour étudier et pour toutes choses. Mais la pire incommodité, c’est la fumée. — Quand certains vents soufflent, il est impossible d’y tenir à cause de la douleur que ressentent les yeux.

Malgré les difficultés de la position, notre vie se rapproche le plus possible de la vie régulière de communauté.

Le lever sonne à quatre heures — suit l’oraison, puis les messes.

On fait sa lecture spirituelle, on dit ses petites heures. C’est le seul temps libre pour les exercices de piété.

Après le déjeuner, à huit heures, on ouvre aux sauvages.

Les Pères qui ne sont pas de garde vont visiter les cabanes. Ceux qui sont de garde, tout en surveillant les visiteurs, afin de les empêcher de tout emporter, font le catéchisme aux enfants et aux catéchumènes.

Entre les leçons ceux-ci fument leur calumet, assis sur leurs talons autour du feu.

À deux heures, on sonne l’examen — suit le dîner. Le benedicite et les grâces se disent en huron, à cause des sauvages présents.

À quatre ou cinq heures, suivant la saison, on congédie les sauvages. Nous récitons matines et laudes, puis nous conférons de l’avancement de la foi et surtout de la langue huronne.

Chacun fait part de ce qu’il a remarqué de nouveau dans les manières de s’exprimer, et en réunissant ce que chacun a retenu, nous tâchons d’arriver à la connaissance du génie de la langue huronne, langue très belle, très riche, mais fort étrange et dont les verbes forment, pour ainsi dire, tout le fond.

À six heures et demie, nous soupons.

Les causeries sur les affaires de la mission, la lecture, l’étude, prennent la soirée.

Comme je vous disais, nous n’avons pas d’autre lumière que celle du feu, et le son du Chichikoué et le bruit des danses troublent souvent nos études.

La journée se termine par le chant des litanies.

Nous sommes six missionnaires, tous en bonne santé, malgré les privations et les fatigues.

Ces fatigues sont grandes, car depuis l’automne une maladie pestilentielle fait d’effrayants ravages parmi les Hurons.

Le P. Jogues en fut atteint l’un des premiers, à son arrivée, en septembre dernier.

J’avais commencé ma retraite annuelle, je l’interrompis pour le soigner et je pris sa maladie.

La cabane fut bientôt changée en hôpital. Mais la bonté divine en laissa sur pied pour nous soigner.

Le P. Le Mercier, notre infirmier, avait en outre l’eau, le bois et la cuisine à faire.

Ses bouillons lui donnaient des soucis terribles, car le gibier est ici fort rare. Les premiers jours, n’en ayant point, il nous faisait de la tisane avec du pourpier sauvage.

François Petitpré, le seul de nos donnés resté debout, était nuit et jour à la chasse.

Nous nous sommes tous parfaitement rétablis.

Malheureusement, on ne peut obtenir des sauvages la moindre prudence.

Presque tous leurs malades sont morts et la contagion s’étend chaque jour.

Chez les Hurons, les maladies s’expliquent de trois manières : par les causes naturelles ; par l’âme du malade qui désire quelque chose, et surtout par les maléfices.

Or, un fameux jongleur, qui s’était offert à nous souffler, pendant que nous étions malades, furieux d’avoir été éconduit, s’est mis à semer partout que nous sommes les auteurs de la contagion… que nous jetons des sorts.

De plus, des sauvages revenus de Manhatte[1] où les Hollandais sont établis, assurent que ceux-ci leur ont dit :

« Méfiez-vous des Jésuites ; les pays où les Robes-Noires parviennent à s’établir sont bientôt ruinés et dépeuplés. »

Les têtes sont fort montées. On croit que nous nourrissons la maladie chez nous, comme un animal domestique, et mille autres absurdités.

Dieu sait ce qu’il en adviendra. Nous laissons tout à son adorable volonté, sans l’ombre d’une inquiétude ou d’une crainte.

Quoiqu’il arrive, Gisèle, je suis où Dieu me veut et je ne cherche que lui seul. Il y a des abîmes de joie dans cette pensée.

Adieu chère sœur, priez et chantez.

  1. New-York.