À l’amie perdue/Dans les monts

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Librairie Hachette et Cie (p. 67-81).




III

DANS LES MONTS

I


Me voici sur les monts aux flancs étincelants,
Où la neige d’argent étage ses terrasses
Dans l’air de bleu cristal, où les glaciers croulants
Entr’ouvrent les azurs pâles de leurs crevasses ;

Vous fleurissez ici, dryades, pavots blancs,
Gentianes, daphnés, saxifrages tenaces,
Soldanelles, safrans, doux cyclamens tremblants,
Renoncules d’or clair, astrances, androsaccs !

O virginales fleurs alpestres, chastes fleurs,
Qui vivez dans le roc de neige et de lumière,
Qui faites du reflet des glaciers vos couleurs,

Ou des plus hauts rayons dont le monde s’éclaire,
Allez, et portez-lui dans vos faibles senteurs
L’âme pure qui rêve au sommet de la terre !

II


Dans les vastes forêts de sapins et de hêtres
Qui recouvrent les lianes et les faîtes des monts,
Les hêtres aux troncs gris ressentent les saisons,
Qui parent tour à tour et fatiguent les êtres ;

Quand les vents printaniers des sommets sont les maîtres,
Leur bois noueux éclate en claires feuillaisons ;
Puis leur robe tombée empourpre les gazons,
Et, les pieds dans le sang, ils ont l’air de grands prêtres.

Cependant les sapins, que ne put émouvoir
Le Printemps, conservant leur pareille verdure
Forment seuls la forêt sous la longue froidure.

Ainsi dans mon amour verdit parfois l’espoir,
Mais c’est un sentiment d’un plus sombre pouvoir
Par lequel il existe et par lequel il dure.

III


Splendides reflets bleus des parois des glaciers,
Qui plongez dans une ombre aussi bleue et splendide,
Où les pâles azurs des cristaux, des aciers,
Se réfractent sans fin en un sapliir limpide,

Où les argents, tantôt nacrés, tantôt lucides,
Près desquels les rayons de lune sont grossiers,
S’unissent, en des jeux féeriques et rapides,
À des bleus assombris, somptueux et princiers ;

Gouffre idéalement bleuâtre, gouffre étrange,
Et dans lequel la main invisible d’un ange
Sème encor des béryls et des aigues-marines,

Je connais, ô glaciers, un abîme plus doux
Plus riche et frissonnant de clartés plus divines,
Dans l’azur d’yeux plus purs et plus profonds que vous.

IV


Ton visage est plus pâle et ton regard est triste ;
Un long séjour parmi les murs noirs des cités
Sur lesquels un ciel gris et consterné persiste,
Si bas qu’il se déchire aux beffrois écrêtés,

Des jours que la douleur semblait suivre à la piste,
Ont fait pencher ton front, toujours plein de clartés,
Sur ta main amaigrie où flotte une améthyste ;
Un bleu moins doux reluit dans tes yeux tourmentés.

Viens vers les clairs sommets et les neiges divines,
Viens où le ciel est haut, l’air pur, l’espace libre,
Où le vent des glaciers, qui guérit les poitrines,

Dans l’atmosphère sèche et cristalline vibre,
Viens retrouver l’azur limpide de tes yeux
Dans le cœur bienfaisant des monts majestueux !

V


1

Vois ces monts éternels, le Temps les désagrège ;
Cultivés à leurs pieds, boisés à leur milieu,
Plus haut couverts de prés, enfin dans le ciel bleu
Couronnés fièrement d’étincelante neige,

Ils dressent leur sommet jusqu’au divin cortège
Des étoiles ; le ciel les pénètre d’un feu
Qui ternit tous les feux terrestres, et vers Dieu
Ils montent par élans que la lumière allège.

Ils croulent cependant, ils roulent dans la plaine,
Ils seront les vaincus d’une incessante lutte,
Il n’est pas un rayon, pas un gel, une haleine,

Qui n’arrache leurs rocs minute par minute,
Leurs flancs profonds sont pleins des échos de leur chute ;
Ils mourront à leur tour comme meurt la phalène.

VI


2

Et c’est pourquoi nous deux qui ne durons qu’une heure,
Amie, ô douce amie aux yeux pourtant divins,
Aimons-nous — les espoirs les plus bornés sont vains —
Tandis qu’en nous la vie un court instant demeure !

Entends-tu s’écrouler les pierres des ravins ?
Hâtons-nous ! que notre âme, avant qu’elle ne meure,
Touche au moins une fois aux purs sommets qu’effleure
Un étrange rayon de bonheurs surhumains.

Car nous sommes pareils au duvet des chardons,
À des flocons de neige au-dessus des abîmes,
Un rayon de soleil nous frappe, et nous fondons ;

Nous n’avons qu’un instant pour atteindre les cimes
Et pour en retomber, et nous ne possédons
Que l’immortalité de minutes sublimes.

VII


1

Les chalets sont bâtis de mélèze bruni,
Hérissés d’escaliers en bois, de galeries,
Où, sous l’auvent brillant de joubarbes fleuries,
Quelques martinets noirs ont suspendu leur nid.

Chacun a son jardin où bourdonne une ruche,
Son hangar dans lequel sèche un foin encor vert,
Et son amas de bois empilé pour l’hiver,
Où la femme au matin viendra chercher la bûche.

Contre un roc où son eau fait croître une fougère,
La fontaine murmure en son auge de pierre,
Et du goulot de cuivre un filet d’argent coule ;

Une ondulation immense de prairies,
Où s’affaissent les toits de quelques laiteries,
Tout autour du hameau jusqu’au monts se déroule.

VIII


2

Aux heures du matin, lorsque les ombres bleues
Pendaient encore aux flancs des montagnes lointaines,
D’où, par de longs replis, nous séparaient des lieues
De gazons pleins de fleurs, montant vers leurs moraines,

Les grands toits presque plats, couverts d’ardoise brute,
Semblaient garder sur eux l’immobile fumée,
Qui tordait dans les airs une immense volute
À ses deux bouts pendants à peine déformée.

Souvent, t’en souviens-tu, nous partions par les prés
Scintillants de rosée et bleus de gentianes.
Et nous nous retournions pour voir les toits dorés

Par l’aurore à travers ces gazes diaphanes :
Puis nous ne rentrions des monts que pour revoir
Le même dais léger sorti des feux du soir.

IX


O quelle solitude en ce grand val perdu !
Ainsi qu’un long fil d’or tiré de la quenouille
Du Temps, les jours passaient sans rien d’inattendu ;
Ils furent le ciel clair que trop de soleil brouille

Ces jours de pur bonheur où tout est confondu ;
Nous avions oublié nos noirs pays de houille,
Et ce fut dans nos cœurs un réveil éperdu
Quand un chêne rougit de sa première rouille.

Nous revenions le soir, lorsque tu me dis : « Vois
Cette feuille de chêne ! » et soudain nous comprimes,
Car la même pensée altéra notre voix.

Puis, les yeux pleins de pleurs, sans parler, nous cueillîmes
Ce rameau qui marquait la fin de nos beaux mois,
Tandis que le soleil se mourait sur les cimes.

X


Le soir tombe, partons et marchons dans la nuit !
Montons par les grands bois austères des sapins !
Montons par les grands prés dont la pente conduit
Jusqu’aux escarpement des fiers sommets alpins !

Allons plus haut ! Passons l’affreux chaos des roches,
Franchissons les glaciers, la neige ! Allons encore !
Grimpons du dernier pic les dernières approches !
Il faut être à son faîte à la première aurore !

Lorsque, hors des vapeurs de clarté remuées,
Le monde apparaîtra dans sa blancheur d’autel
Je veux, sur ses hauteurs par l’aube saluées,

Te donner un baiser secret et solennel,
Dans le palais d’argent que dressent les nuées
Sur les sommets des monts les plus voisins du ciel !

XI


Pour notre dernier jour nous allâmes dîner,
Tout en suivant le lac, à la petite auberge
Dont la terrasse vient, sur son cap, dominer
Les flots que font jaser les galets de la berge.

Des tournesols penchants, tout prêts à se faner,
S’appuyaient an berceau couvert de vigne vierge
Que des filets pourprés commençaient à veiner ;
Un lourd soleil rougeâtre et que le soir submerge,

À travers des tilleuls aux fins contours bronzés,
Roulait sur le sommet des coteaux opposés,
Où des nuages noirs rassemblaient leurs cohortes ;

Tandis que nous parlions d’amour impérissable
En mots que prolongeaient nos soupirs, sur la table
Où nous nous accoudions tombaient des feuilles mortes.

XII


Au pied de sombres pics où croule l’avalanche,
Des rochers éboulés parmi de grands prés verts
Où, par filets luisants, un ruisseau clair s’épanche
Dans les épais gazons par son flot entr’ouverts ;

Et, sur un monticule, une chapelle blanche
Dont, par endroits, les murs de lichen sont couverts,
Dont le petit clocher se disloque et se penche
Et tombera bientôt sous l’effort des hivers ;

Dans un enclos étroit des croix noires pourrissent
Sur des tertres sans nom et déjà déformés
Où des aconits bleus par centaines fleurissent ;

Et, sur ce site mort, des ravons embrumés
Dont la lueur se traîne, et par instants s’accroche
Au clocher décrépit où ne pend plus de cloche.

XIII


Le grimpeur est debout sur la plus haute cime
Tout frémissant d’orgueil et de périls bravés ;
Il a posé le pied, par un effort sublime,
Sur le suprême roc des blancs sommets rêvés.

Mais bientôt l’âpre horreur de ce gouffre l’opprime,
Il voit s’enfuir sous lui la pente des névés,
Du mont qu’il a soumis il a fait un abîme,
Ses regards sont baissés au lieu d’être levés.

Il ne voit plus alors la crête fière et fine,
La vierge pure aux plis de neige immaculée.
Qui dormait dans son ciel de clarté cristalline.

Il ne la reverra que de l’humble vallée
Où le sentier commun des pas humains chemine,
À son abaissement de nouveau révélée.