À l’heure des mains jointes (1906)/Vers Lesbos
VERS LESBOS
Tu viendras, les yeux pleins du soir et de l’hier…
Et ce sera par un beau couchant sur la mer.
Frêle comme un berceau posé sur les flots lisses,
Notre barque sera pleine d’ambre et d’épices.
Les vents s’inclineront, soumis à mon vouloir.
Je te dirai : « La mer nous appartient, ce soir. »
Tes doigts ressembleront aux longs doigts des noyées.
Nous irons au hasard, les voiles déployées.
Levant tes yeux surpris, tu me demanderas :
« Dans quel lit inconnu dormirai-je en tes bras ? »
Des oiseaux chanteront, cachés parmi les voiles.
Nous verrons se lever les premières étoiles.
Tu me diras : « Les flots se courbent sous ma main…
Et quel est ce pays où nous vivrons demain ? »
Mais je te répondrai : « L’onde nocturne est blême,
Et nous sommes encor loin de l’île que j’aime.
« Ferme tes yeux lassés par le voyage et dors
Comme en ta chambre close aux rumeurs du dehors…
« Telle, dans un verger, une femme qui chante,
Le bonheur nous attend dans cette île odorante.
« Couvre ta face pâle avec tes cheveux roux.
L’heure est calme et la paix de la mer est sur nous.
« Ne t’inquiète point… Je suis accoutumée
Aux risques de la mer et des vents, Bien-Aimée… »
Sous la protection du croissant argentin,
Tu dormiras jusqu’à l’approche du matin.
Les plages traceront au loin la grise marge
De leurs sables… Tes yeux s’ouvriront sur le large.
Tu m’interrogeras, non sans un peu d’effroi.
Des chants mystérieux parviendront jusqu’à toi…
Tu me diras, avec des rougeurs ingénues :
« Rien n’est aussi troublant que ces voix inconnues.
Leur souffle harmonieux évente mon front las :
Mais l’aube est sombre encore et je ne comprends pas.
« Notre mauvais destin saura-t-il nous rejoindre
Au fond de ce matin craintif que je vois poindre ? »
Je te dirai, fermant tes lèvres d’un baiser :
« Le bonheur est là-bas… Car il faut tout oser…
« Là-bas, nous entendrons la suprême musique…
Et, vois, nous abordons à l’île chimérique… »