À la dure, roman (trad. H. Motheré)/8

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À la dure, roman (trad. H. Motheré)
La Revue blancheTome XXVII (p. 121-133).
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À la dure  [1]
CHAPITRE XXII
Le fils d’un nabab. — Départ pour le lac Tahoe. — Splendeur du paysage. — Une excursion sur le lac. — Au bivouac. — Un climat reconstituant. — Défrichage d’un lot de terrain. — Nous nous assurons un titre de propriété. — Notre kiosque et nos clôtures.

C’était la fin d’août, le ciel était sans nuages et le temps superbe. Au bout de deux ou trois semaines, j’étais devenu singulièrement épris de ce nouveau et curieux pays, et je décidai de retarder un peu mon retour aux « États ». J’étais tout à fait habitué à porter un chapeau mou déformé, une chemise de laine bleue et mon pantalon retroussé dans la tige de mes bottes et je me glorifiais de l’absence d’habit, de gilet et de bretelles. Je me sentais exubérant et « rosse » (comme dit l’historien Josèphe dans son beau chapitre sur la destruction du Temple). Il me semblait que rien ne pouvait être aussi beau et aussi romanesque. J’étais devenu un fonctionnaire du Gouvernement, mais ce n’était que pour plus de sublimité. La place était une pure sinécure. J’étais Secrétaire particulier auprès de Sa Majesté le Secrétaire, et il n’y avait pas encore assez d’écritures pour deux. De sorte que Jean K… et moi, nous consacrions notre temps à nous amuser. C’était le jeune fils d’un nabab de l’Ohio et il voyageait dans le pays pour son plaisir. Il en eut. Nous avions entendu un monde de racontars sur la merveilleuse beauté du lac Tahoe, la curiosité nous poussa à aller le voir. Trois ou quatre membres de la Brigade étaient allés prendre des concessions de coupes forestières sur ses bords et avaient emmagasiné une quantité de provisions dans leur camp. Nous enroulâmes une paire de couvertures sur nos épaules, nous primes chacun une hache et nous partîmes, car nous avions l’intention d’y établir nous-mêmes une exploitation ou deux de bois de charpente et de faire fortune. Le lecteur trouvera tout avantage à y aller à cheval. On nous avait dit que la distance était de 17 kilomètres. Nous marchâmes longtemps en plaine, puis nous gravîmes laborieusement une montagne d’environ mille kilomètres de haut et nous regardâmes de l’autre côté. Pas de lac. Nous descendîmes le versant opposé, nous traversâmes la vallée, nous nous épuisâmes à gravir une autre montagne de trois, ou quatre mille kilomètres de haut, en apparence, et nous regardâmes encore de l’autre côté. Pas de lac. Nous nous assîmes fatigués et transpirants, et nous louâmes une couple de Chinois pour maudire les gens qui nous avaient trompés. Ainsi restaurés, nous reprîmes bientôt notre marche avec une nouvelle provision de vigueur et de détermination. Nous trimâmes encore deux ou trois heures, et, à la fin, le lac se démasqua subitement à notre regard, noble nappe d’eau bleue élevée de 2 100 mètres au-dessus du niveau de la mer et enchâssée dans un cercle de pics neigeux qui se dressaient au moins à mille mètres plus haut. C’était un vaste ovale, et pour en faire le tour il aurait fallu parcourir de 130 à 150 kilomètres. Étendu là avec l’image des montagnes brillamment photographiées sur sa surface tranquille, ce devait être, à mon avis, le plus beau tableau de la terre entière.

Nous trouvâmes la petite embarcation appartenant aux membres de la Brigade et, sans perdre un instant, nous nous dirigeâmes à travers une sinuosité profonde du lac vers les points de repère qui indiquaient l’emplacement du camp. Je fis ramer Jean, non que je craigne la fatigue moi-même, mais parce que ça me rend malade d’aller à reculons quand je travaille. Mais je gouvernai. Un coup de collier de cinq kilomètres nous amena au camp juste à la tombée de la nuit, et nous atterrîmes très las, et affamés comme des fauves. Dans une cachette au milieu des rochers, nous découvrîmes les provisions et les ustensiles de cuisine, et alors, tout épuisé que je fusse, je m’assis sur un roc et je surveillai Jean pendant qu’il ramassait du bois et faisait le souper. Beaucoup de gens après avoir supporté ce que j’avais eu à supporter auraient été se reposer.

Ce fut un souper délicieux, du pain grillé, du lard frit, et du café noir. La solitude où nous nous trouvions était délicieuse aussi. À cinq kilomètres il y avait une scierie et des ouvriers, mais à part cela, il n’y avait pas quinze autres êtres humains le long de la vaste circonférence du lac. Tandis que l’obscurcité s’établissait, que les étoiles venaient pailleter de gemmes le grand miroir du lac, nous fumions en méditant dans la paix solennelle et nous oubliions nos tracas et nos peines. À l’heure voulue, nous étalâmes nos couvertures sur le sable chaud, entre deux grands rochers, et nous nous endormîmes bientôt, sans souci de la procession de fourmis qui pénétraient par les déchirures de nos vêtements et exploraient nos personnes. Rien ne put troubler le sommeil qui s’empara de nous, car il était bien gagné, et si nous avions des remords sur la conscience ils durent lever leur séance cette nuit-là. Le vent se leva juste comme nous perdions connaissance et nous fûmes bercés au sommeil par le heurt du ressac sur le rivage.

Il fait toujours très froid pendant la nuit sur cette rive du lac ; mais nous avions une abondance de couvertures et nous eûmes assez chaud. Nous ne bougeâmes pas un muscle pendant la nuit, et nous nous réveillâmes dès l’aurore dans la même position : nous nous relevâmes aussitôt, entièrement réconfortés, exempts de courbature, et débordants d’entrain. C’est une inépuisable panacée qu’un tel régime. Ce matin-là nous aurions battu dix individus pareils à ceux que nous étions la veille, au moins dix malades. Mais le monde est routinier et s’en va faire des « cures d’eaux » et des « cures de mouvement » à l’étranger. Trois mois de bivouac au lac Tahoe rendraient à une momie égyptienne sa prime vigueur et lui donneraient un appétit d’alligator. Je ne parle pas des momies les plus vieilles et les plus desséchées, naturellement, mais des plus fraîches. L’air de là-haut dans les nuages est très pur, très tonique et très délectable. Et pourquoi ne le serait-il pas ? c’est celui que respirent les anges. Je crois qu’on ne peut guère amasser une somme de fatigue qui ne se dissipe en une nuit de sommeil sur le sable de ce rivage. Pas sous un toit, mais à la belle étoile, car il y pleut rarement, ou jamais, en été. Je connais un homme qui se rendit là pour mourir. Il échoua complètement. En arrivant, c’était un squelette qui pouvait à peine tenir debout. Il avait perdu l’appétit et ne faisait que lire des sermons et penser à la vie future. Trois mois plus tard, il couchait dehors régulièrement, mangeant autant qu’il pouvait contenir, et poursuivant le gibier dans des montagnes de mille mètres pour se distraire. Il avait cessé d’être un squelette, et pesait une fraction de tonne. Ceci n’est pas un conte, mais la vérité. Son mal était la consomption. Je recommande avec confiance son régime aux autres squelettes.

Je surveillai de nouveau et, dès que nous eûmes pris notre déjeuner nous montâmes en bateau : nous côtoyâmes le bord du lac pendant environ cinq kilomètres et nous débarquâmes. L’aspect du lieu nous plaisait, nous y prîmes donc possession de trois cents arpents de terre, et nous y clouâmes nos « avis » sur un arbre. C’était un canton de pins à bois jaune, forêt épaisse d’arbres hauts de 35 mètres et larges de 0 m. 33 à 1 m. 66 à la base. Il était nécessaire d’enclore notre propriété ou nous y perdions droit. C’est-à-dire, il était nécessaire d’abattre des arbres de loin en loin et de les faire tomber de manière à former une sorte d’enceinte (avec des brèches assez larges). Nous coupâmes chacun trois arbres et nous trouvâmes le travail si épuisant que nous résolûmes de nous « fonder en droit » sur eux : s’ils sauvegardaient nos titres, très bien ; sinon, la propriété pouvait se sauver par les brèches, cela ne valait pas la peine de nous tuer de fatigue pour quelques arpents de terre. Le lendemain nous revînmes pour bâtir une maison ; car une maison aussi était nécessaire pour sauvegarder nos titres. Nous décidâmes de bâtir une solide maison de rondins et d’exciter l’envie des membres de la Brigade ; mais vers le moment où nous eûmes coupé et dégrossi le premier rondin, il nous sembla inutile d’être si exigeants et nous résolûmes de la bâtir en baliveaux. Cependant deux baliveaux dûment abattus et dégrossis nous forcèrent de reconnaître qu’une architecture encore plus modeste pourrait satisfaire la loi : nous résolûmes donc de bâtir une maison en broussailles. Nous consacrâmes le jour suivant à cet ouvrage, mais nous passâmes tant de temps à nous asseoir un peu pour nous consulter, que, vers le milieu de l’après-midi, nous n’avions achevé qu’une sorte de compromis rudimentaire, que l’un de nous devait garder pendant que l’autre coupait de la brousse, de peur que, si nous tournions le dos tous les deux, nous ne puissions plus le retrouver, tant était intense son air de famille avez la végétation environnante. Mais nous en étions satisfaits.

Nous étions maintenant propriétaires fonciers, dûment saisis et en possession, et sous la protection de la loi. Aussi décidâmes-nous d’établir notre résidence sur notre domaine et de jouir de cette grande sensation d’indépendance que seule peut donner une pareille vie. Tard dans l’après-midi suivante, nous partîmes en bateau du camp de la Brigade avec toutes les provisions et tous les ustensiles de cuisine que nous pûmes emporter, emprunter serait un terme plus juste, et, à la tombée de la nuit, nous halâmes le bateau sur la plage de notre propre débarcadère.

CHAPITRE XXIII
Une vie heureuse. — Le lac Tahoe et ses humeurs. — Transparence de ses eaux. — Une catastrophe. — Au feu ! Au feu ! — Un spectacle magnifique. — Sans asile, de nouveau. — Nous repartons sur le lac. — Tempête. — Retour à Carson.

S’il existe une vie plus heureuse que la vie que nous menâmes dans notre exploitation forestière pendant les deux ou trois semaines suivantes, ce doit être un genre de vie dont je n’ai pas lu la description dans les livres, ou fait l’expérimentation en personne. Nous ne vîmes pas d’autres êtres humains que nous pendant cette période, nous n’entendîmes pas d’autres sons que le bruit du vent et des vagues, les gémissements des pins et le tonnerre lointain d’une avalanche. La forêt autour de nous était profonde et fraîche, le ciel au dessus de nous était limpide et ensoleillé, le vaste lac devant nous était cristallin et transparent, ou ridé par la brise, ou noir et tourmenté, selon le caprice de la nature : et sa ceinture de dômes montagneux, velus de forêts, balafrés par les éboulements, entamés par des défilés et des allées et casqués de neige étincelante, encadrait dignement et complétait ce noble tableau. La vue était toujours captivante, enchanteresse, extasiante. L’œil ne se lassait jamais de contempler, de jour ou de nuit, par le calme ou la tempête ; il ne souffrait que d’une chose c’était de ne pouvoir toujours regarder et d’être obligé de se fermer parfois dans le sommeil.

Nous dormions sur le sable tout près de l’eau, entre deux blocs de rochers protecteurs qui nous abritaient obligeamment des bourrasques nocturnes. Nous ne prenions jamais de médicaments pour nous faire dormir. À la première lueur de l’aube, nous étions toujours debout, en train de faire des courses à pied, pour dépenser l’excès de notre force physique et de notre humeur exubérante. Jean, du moins ; moi, je tenais son chapeau. Tout en fumant le calumet de paix après déjeuner, nous regardions les pics en sentinelle se revêtir de la gloire du soleil et nous suivions de l’œil la lumière conquérante balayer les ténèbres et délivrer les cîmes et les forêts captives. Nous regardions les images peintes se développer et s’éclaircir à la surface des eaux jusqu’à ce que chaque menu détail de forêt, de précipice et de sommet y fût dessiné et parachevé et que le miracle de l’enchanteur fût complet. Et puis, au « travail » !

C’est-à-dire, à la dérive dans le bateau. Nous étions sur la rive nord. Là, les rocs du fond sont tantôt gris, tantôt blancs, ce qui fait ressortir la merveilleuse transparence de l’eau mieux que partout ailleurs sur le lac. Nous poussions d’ordinaire à une centaine de mètres environ du bord, ensuite nous nous couchions sur les bancs, au soleil, et nous laissions le bateau dériver des heures où cela lui plaisait. Nous parlions rarement. Cela interrompait la tranquillité dominicale des choses et gâtait les rêves que nous apportaient notre repos délicieux et notre indolence. La côte était découpée tout du long par des baies et des criques profondes et arrondies, bordées d’étroites plages de sable ; et où finissait le sable, les flancs abrupts de la montagne se dressaient bien haut, droit dans l’espace, se dressaient comme une vaste muraille pas tout à fait perpendiculaire, couverte de bois épais de grands pins.

Si singulière était la clarté de l’eau que là où elle n’avait que 7 à 8 mètres de profondeur, le fond était si parfaitement distinct que le bateau semblait flotter dans les airs. Oui, et aussi là où il y avait trente mètres de profondeur. On pouvait distinguer chaque petit caillou, chaque truite tachetée, chaque poignée de sable. Souvent, tandis que nous étions couchés à plat ventre, un roc de granit, grand comme une église de village, se levait du fond, en apparence, et semblait grimper rapidement à la surface, menaçant de venir bientôt nous donner dans la figure, au point que nous ne pouvions nous empêcher de saisir instinctivement un aviron pour détourner le danger. Mais le bateau passait en flottant, le rocher redescendait et alors nous pouvions constater qu’au moment où nous étions exactement au-dessus de lui, il restait encore à une dizaine de mètres au-dessous de la surface. À travers la transparence de ces grandes profondeurs, l’eau n’était pas simplement translucide, elle l’était brillamment, éblouissamment. Tout objet vu au travers prenait une vivacité vigoureuse, éclatante, non seulement dans son contour, mais dans chacun de ses minuscules détails, qu’il n’aurait pas eue, vu simplement à travers la même épaisseur d’atmosphère. Si vide, si aérien nous paraissait l’espace en dessous de nous et si forte était notre sensation de planer suspendus au milieu du néant, que nous appelions ces excursions en bateau des voyages en ballon.

Nous pêchions beaucoup, mais nous ne prenions pas, en moyenne, un poisson par semaine. Nous voyions des truites, par milliers, volant dans le vide au-dessous de nous, ou dormant par bancs sur le fond, mais elles ne mordaient pas ; elles voyaient trop bien la ligne, peut-être. Nous choisissions fréquemment la truite que nous désirions, et nous lui posions patiemment et persévéramment l’appât sur le bout du nez à une profondeur de trente mètres, mais elle se bornait à le secouer d’un air ennuyé et à changer de position.

Nous nous baignions à l’occasion, mais l’eau était plutôt glaciale, malgré son aspect ensoleillé. Quelquefois nous ramions jusqu’à « l’eau bleue » à un kilomètre ou deux du bord. Là elle était d’un bleu aussi franc que l’indigo, à cause de son immense profondeur. D’après les mesures officielles, le lac à son milieu a 508 mètres de creux !

Quelquefois, les après-midi de paresse, nous flânions sur le sable dans notre camp, nous fumions des pipes et nous lisions quelque roman tout rapiécé. Le soir, près du feu de bivouac, nous jouions avec des cartes si graisseuses et si maculées que, seul, tout un été d’étude pouvait permettre à l’élève de distinguer l’as de trèfle du valet de carreau.

Jamais nous ne couchions dans notre « maison ». Nous n’y pensions plus, d’abord ; et en outre elle était construite de manière à sauvegarder nos droits sur le terrain, et ça lui suffisait. Nous ne voulions pas la fouler.

Petit à petit nos provisions vinrent à s’épuiser, et nous retournâmes à l’ancien camp pour en prendre un nouveau chargement. Nous y passâmes toute la journée et nous revînmes chez nous à la tombée de la nuit, assez fatigués et affamés. Pendant que Jean transportait le gros des provisions jusque dans notre « maison » pour les y emmagasiner, je pris le pain, quelques tranches de lard et la cafetière, je les posai à terre au pied d’un arbre, j’allumai du feu, et je retournai au bateau chercher la poêle à frire. J’en étais là, quand j’entendis un cri poussé par Jean et en me retournant je vis mon feu qui galopait de tous côtés sur les lieux !

Jean était de l’autre côté. Il lui fallut se précipiter à travers les flammes pour revenir au rivage, puis nous restâmes là, impuissants, à regarder la dévastation.

Le sol était recouvert d’un épais tapis d’aiguilles de pin desséchées qui s’enflammèrent comme de la poudre à canon. C’était merveilleux de voir avec quelle furieuse rapidité voyageait la haute nappe de flammes ! Ma cafetière avait disparu et tout le reste avec. En une minute et demie le feu entama une épaisse végétation de buissons de manzanita de deux à trois mètres de haut et alors le rugissement, le crépitement et les détonations devinrent terrifiques. L’intensité de la chaleur nous repoussa dans le bateau où nous restâmes, ensorcelés.

En moins d’une demi-heure tout devant nous ne fut plus qu’une tempête de flammes tourbillonnantes, aveuglantes. Elle escalada les hauteurs voisines, les couronna et disparut dans les gorges suivantes, éclata bientôt au regard sur de plus hautes et plus lointaines éminences, jeta un flamboiement plus grandiose et replongea, s’embrasa de nouveau toujours plus haut aux flancs de la montagne, détacha çà et là des guérillas de feu et les envoya dérouler leurs spirales, cramoisies le long de contre-forts, d’éperons et de gorges éloignés ; enfin aussi loin que l’œil put atteindre, les hautes façades des montagnes se drapèrent comme dans une dentelle de ruisseaux de lave rouge. Sur l’autre rive, au loin, les arêtes et les dômes s’enflammèrent d’une lueur pourpre et le firmament au-dessus de nous refléta l’enfer.

Chaque trait du spectacle se reproduisait dans le miroir incandescent du lac. Les deux tableaux étaient sublimes ; ils étaient beaux tous les deux, mais celui du lac était empreint d’une richesse affolante qui enchantait l’œil et le captivait avec une fascination plus puissante.

Nous restâmes assis, absorbés et immobiles pendant quatre heures d’affilée. Nous ne pensions plus à notre fatigue. Mais à onze heures la conflagration avait dépassé notre horizon, et les ténèbres retombèrent sur le paysage.

Notre faim parlait haut maintenant, mais nous n’avions rien à manger. Les provisions étaient toutes cuites, sans doute, mais nous n’y allâmes pas voir. Nous redevenions des vagabonds sans foyer, sans domaine. Notre clôture était partie, notre maison incendiée, et pas d’assurance ! Notre forêt de pins était bien grillée, les arbres morts réduits en cendres, et nos vastes arpents de manzanita balayés. Pourtant nos couvertures étaient sur notre lit de sable habituel. Le lendemain matin, nous repartîmes pour l’ancien camp, mais lorsque nous fûmes bien au large, il vint une si grande tempête que nous n’osâmes plus nous risquer à atterrir. De sorte que je me mis à écoper les paquets d’eau que nous embarquions, pendant que Jean poussait péniblement à travers les lames jusqu’à cinq ou six kilomètres au delà du camp. La tempête augmentant, il devint évident qu’il valait mieux se hasarder à échouer le bateau sur la plage que de couler dans cent brasses d’eau ; nous courûmes donc vers la terre, poursuivis par de hauts brisants, j’étais assis à l’arrière et je maintenais le cap sur le rivage. À l’instant où l’étrave toucha, une vague arriva par-dessus l’arrière qui jeta à terre l’équipage et la cargaison et nous épargna tout travail. Nous grelottâmes à l’abri d’un rocher le reste de la journée et nous y gelâmes toute la nuit. Le matin suivant, la tempête s’était calmée et nous ramâmes jusqu’au camp sans retard inutile. Nous étions si affamés que nous dévorâmes le reste des provisions de la Brigade, puis nous reprîmes le chemin de Carson pour aller lui raconter la chose et implorer son pardon. On nous l’accorda moyennant paiement des dommages

Nous fîmes beaucoup d’autres excursions au lac dans la suite, et nous y eûmes maintes aventures horrifiques où nous l’échappâmes belle et qui ne seront jamais rapportées dans l’histoire.

CHAPITRE XXIV
Résolution d’acheter un cheval. — L’équitation à Carson. — Tentation. — Conseil donné gratis. — J’achète le tampon mexicain. — Ma première chevauchée. — Bon pour le saut-de-mouton. — Je prête le tampon. — Impressions des emprunteurs. — Tentatives de vente. — Coût de l’expérience, — Un étranger dupé.

Je résolus d’avoir un cheval de selle. Jamais je n’avais vu, en dehors d’un cirque, d’équitation aussi effrénée, aussi naturelle, aussi magnifique que celle dont faisaient montre chaque jour, dans les rues de Carson, ces pittoresques Mexicains, Californiens et Américains mexicanisés. Comme ils montaient ! Légèrement penchés en avant, aisés et nonchalants, le large bord de leur feutre mou relevé carrément sur leur front par le vent, leur long riata flottant au-dessus de leur tête, ils parcouraient la ville comme le vent ! Une minute après, ce n’était plus qu’une bouffée de poussière courant au loin dans le désert. S’ils trottaient, ils se redressaient gaillardement et gracieusement et semblaient partie intégrante du cheval ; ils ne sautillaient pas à la manière niaise des petites demoiselles au manège. J’avais vite appris à distinguer un cheval d’une vache et j’étais plein du souci d’en apprendre davantage. J’étais décidé à acheter un cheval.

Tandis que cette idée fermentait dans mon esprit, le commissaire-priseur arriva en caracolant à travers la plaza sur un animal noir qui avait autant de bosses et de recoins qu’un dromadaire et était nécessairement vilain : « offert à vingt-deux dollars ! cheval, selle et bride, vingt-deux dollars, messieurs ! » et je pouvais à peine y résister.

Un homme qui m’était inconnu (il se trouva être le frère du commissaire-priseur) remarqua le regard pensif de mon œil et me fit observer que le cheval était très bien pour le prix ; il ajouta que la selle à elle seule valait l’argent. C’était une selle espagnole, avec des tapideros massifs, garnie de sa couverture en cuir de semelle rustique, au nom indéchiffrable. Je lui dis que j’avais à moitié l’idée d’enchérir. Alors cette personne à l’œil perspicace me parut « prendre ma mesure » ; mais j’étouffai ce soupçon quand elle prit la parole, car ses manières étaient pleines de candeur ingénue et de véracité. Elle disait :

— Je connais ce cheval-là, je le connais bien ; vous êtes étranger, je vois, et peut-être croyez-vous que c’est un cheval américain, mais je vous assure que non. Loin de là ; au contraire, excusez-moi de vous le dire tout bas, à cause des voisins, c’est, sans l’ombre d’un doute, un véritable tampon mexicain.

J’ignorais ce qu’était un véritable tampon mexicain, mais il y avait dans le ton de cet homme quelque chose qui me fit jurer intérieurement que je me paierais un véritable tampon mexicain ou que je mourrais.

— A-t-il d’autres… euh… qualités ? demandai-je en dissimulant ce que je pouvais de mon impatience.

Il accrocha son index à la poche de ma chemise de soldat, me tira à l’écart, et me souffla solennellement ces mots à l’oreille :

— Il peut faire le daim mieux que n’importe quoi en Amérique !

— Une fois ! messieurs ! Une fois ! Vingt-quatre dollars et demi, mes…

— Vingt-sept ! criai-je frénétiquement.

— Vendu, dit le commissaire-priseur, et il me remit le véritable tampon mexicain.

Je pouvais à peine contenir mon ravissement. Je versai l’argent et je mis l’animal chez un loueur de chevaux pour qu’il dînât et se reposât.

Dans l’après-midi j’amenai la bête sur la plaza ; certains habitants l’empoignèrent par la tête, d’autres par la queue, et moi je montai dessus. Dès qu’ils l’eurent lâchée, elle réunit ses quatre pieds en un seul faisceau, baissa l’échine, puis s’arc-bouta, d’un seul coup, et me lança droit en l’air à la distance de trois ou quatre pieds. Je retombai d’aplomb sur la selle ; je repartis en l’air instantanément ; je retombai presque sur le haut pommeau ; je fus relancé en l’air, et je redescendis sur le cou du cheval, — le tout en l’espace de trois ou quatre secondes. Ensuite il se dressa debout sur son train de derrière et moi, cramponné désespérément à sa maigre encolure, je me rehissai en selle sans lâcher prise. Il se remit à quatre pattes et immédiatement brandit ses talons en l’air, envoyant une ruade vigoureuse au ciel, puis il se cabra de nouveau. Il retomba une fois de plus, et reprit son exercice primitif de me lancer perpendiculairement en l’air. À ma troisième ascension j’entendis un étranger qui disait :

— Oh ! ce qu’il fait le daim, tout de même !

Pendant que je planais, quelqu’un appliqua au cheval un coup retentissant avec une lanière de cuir et, à mon retour, le véritable tampon mexicain n’était plus là. Un jeune Californien le pourchassa, le rattrapa et me demanda la permission de faire un tour dessus. Je lui accordai ce luxe. Il monta sur le Véritable, se fit projeter une fois en l’air, mais en redescendant enfonça ses éperons au bon endroit et le cheval partit comme un télégramme. Il prit son essor par dessus trois palissades comme un oiseau et disparut sur la route de la vallée du Washoe.

Je m’assis sur une pierre en soupirant et, par un mouvement machinal, l’une de mes mains se posa sur mon front et l’autre sur le creux de mon estomac. Je crois que je ne m’étais jamais jusque-là rendu compte de la pauvreté de l’organisme humain, car j’aurais eu encore besoin d’une main ou deux pour les mettre ailleurs. La plume ne peut décrire à quel point j’étais contusionné. L’imagination ne peut concevoir à quel point j’étais désarticulé, combien, intérieurement, extérieurement et universellement, j’étais détraqué, moulu et brisé. Une foule sympathique m’entourait cependant.

Un consolateur d’aspect mûr me dit :

— Étranger, on vous a mis dedans. Tout le monde dans le camp connaît ce cheval-là. Un enfant, un Indien aurait pu vous dire qu’il ferait le daim ; c’est le pire diable du continent d’Amérique pour faire le daim. Écoutez-moi, je suis Curry, le vieux Curry, le vieil Abe Curry. Qui plus est, c’est un véritable nom de Dieu de tampon mexicain complet, chimiquement pur. Comment ! nigaud, en gardant son vent et en faisant le mort, on trouve des occasions d’acheter un cheval américain pour guère plus d’argent, ma foi, que vous n’avez payé cette sacrée vieille relique exotique… !

Je ne fis pas un geste ; mais je décidai que si jamais les funérailles du frère du commissaire-priseur avaient lieu, au cours de mon séjour dans le territoire, j’interromprais tout autre amusement pour y assister.

Après un galop de vingt-sept kilomètres, le jeune Californien et le véritable tampon mexicain se ruèrent de nouveau en ville, répandant des flocons d’écume pareils aux embruns qui jaillissent à l’avant d’un typhon et, avec un bond final par dessus une brouette et un Chinois, jetèrent l’ancre en face du « ranch ».

Quel pantèlement et quel halètement !

Quel épanouissement et quelle contraction des rouges narines équines et quel flamboiement des sauvages prunelles équines ! Mais la bête impériale était-elle subjuguée ? Non, en vérité. Sa Seigneurie le président de la Chambre crut qu’elle l’était et la monta pour se rendre au Capitole ; dans son premier élan, l’animal franchit une pile de poteaux télégraphiques moitié aussi haute qu’une église, et son temps jusqu’au Capitole, un mille trois quarts, reste imbattu jusqu’aujourd’hui. Il est vrai qu’il prit un avantage déloyal, il négligea le mille et ne fit que les trois quarts, c’est-à-dire qu’il coupa droit à travers les terrains des particuliers, préférant des palissades et des fossés à un chemin tortueux. Quand le président arriva au Capitole, il dit qu’il avait été tellement en l’air qu’il avait la sensation d’avoir fait le trajet sur une comète.

Dans la soirée, le président revint à pied pour prendre de l’exercice et fit remorquer le Véritable par une charrette de quartz.

Le lendemain, je prêtai l’animal au questeur de la Chambre qui désirait se rendre à la mine d’argent de Dana, à neuf kilomètres : lui aussi il revint à pied pour prendre de l’exercice et fit remorquer le cheval. Toutes les personnes à qui je le prêtais revenaient toujours à pied ; elles ne pouvaient jamais faire assez d’exercice autrement. Cependant je continuai à le prêter à tous ceux qui voulaient l’emprunter, mon plan étant de le faire estropier et de le repasser à l’emprunteur ou de le faire tuer et de le faire payer par l’emprunteur. Mais, malgré tout, il ne lui arriva jamais rien. Il courut des risques auxquels jamais cheval ne survécut et il en sortit toujours sain et sauf. Il avait l’habitude journalière de tenter des expériences qu’on avait toujours considérées comme impossibles et toujours il réussissait. Quelquefois il se trompait légèrement dans ses calculs et n’en tirait pas son cavalier intact, mais lui, il s’en tirait toujours.

Naturellement, j’avais essayé de le revendre : mais ce trait de simplicité rencontra peu de sympathie. Le commissaire-priseur, monté sur le cheval, tempêta du haut en bas des rues de la ville pendant quatre jours, dispersant la populace, interrompant le commerce et pulvérisant les enfants, sans récolter une seule enchère, à l’exception du moins de celle de 18 dollars de la part d’un compère à gages notoirement sans surface. Le public se borna à sourire agréablement et refréna son désir d’acheter s’il avait un tel désir. Alors le commissaire-priseur me présenta sa note et je retirai le cheval du marché. Nous essayâmes ensuite de le troquer à une vente particulière, en l’offrant à perte contre des pierres funéraires d’occasion, de la ferraille, des brochures de la Société de Tempérance, n’importe quelle marchandise. Mais les preneurs restèrent froids et nous nous retirâmes encore du marché. Jamais je n’essayai plus de monter sur ce cheval.

La marche était un exercice suffisant pour quelqu’un qui comme moi n’avait pas de détériorations, si ce n’est des fractures, des contusions internes et autres avaries. Finalement, j’essayai d’en faire cadeau. Mais ce fut un échec. Les gens disaient que les tremblements de terre n’étaient pas rares sur la côte du Pacifique, qu’ils ne désiraient pas en posséder un. Comme dernière ressource, je l’offris au gouverneur pour l’usage de la Brigade. Sa figure s’illumina d’abord ardemment, puis se rembrunit et il répondit que la chose serait trop palpable.

Là-dessus, le loueur de chevaux m’apporta sa note pour six semaines de pension : stalle pour le cheval, quinze dollars ; foin pour le cheval, deux cent cinquante dollars ! Le véritable tampon mexicain en avait mangé une tonne et l’homme disait qu’il en aurait mangé cent, si on l’avait laissé faire.

Je me mis en devoir de payer la note du loueur et, le jour même, je donnais le véritable tampon mexicain à un émigrant de l’Arkansas de passage, que le sort livra entre mes mains. Si jamais son regard tombe sur ces lignes, il se rappellera le cadeau, indubitablement.

Maintenant, quiconque aura eu la chance de monter un vrai tampon mexicain reconnaîtra l’animal décrit dans ce chapitre et y trouvera peu d’exagération ; les profanes seuls se croiront en droit de regarder son portrait comme une esquisse de fantaisie peut-être.

(À suivre.)
Mark Twain

Traduit de l’anglo-américain par Henri Motheré.


  1. Voir tous les numéros de La revue blanche depuis le 1er  octobre 1901.