À la hache/03

La bibliothèque libre.
Éditions Albert Lévesque (p. 29-39).

III

LES CONTREMAÎTRES


Trois contremaîtres, Ferdinand Boisvert, Arthur Deslauriers et Joseph Boischer, sont arrivés en canot, par la rivière du Poste. Ces rudes gaillards ont fait la pêche, en montant. Ils remettent au cuisinier 56 brochets. Le plus gros pèse 32 livres. C’est un des beaux poissons capturés jusqu’ici dans le district.

Allons saluer les chefs des opérations printanières.

Assis dans leur chantier, les nouveaux venus achèvent de vider une dernière bouteille de whiskey. Peu leur importe l’énervement des lendemains. Ces hommes durs se mettront aussitôt au travail, sachant qu’une bonne suée vaut bien tous les traitements imaginables.

Ferdinand Boisvert est un célibataire de 44 ans. Face anguleuse, regard noir, très vif. Une peau tannée, des joues proéminentes dénotent un rien de sang sauvage. Il est le meilleur homme de barge et de canot, dans tout le Saint-Maurice. Les opérations du lac Croche et celles de la rivière du Long, les plus importantes, lui sont destinées. Ses hommes l’aiment beaucoup, quoiqu’il ait une physionomie sévère et ne cause que rarement. Boisvert a un patois distinctif : « Tabarnac », qui donne une force nerveuse à sa conversation. Depuis l’âge de 15 ans, ce coureur des bois travaille dans les mêmes régions. Il saute un rapide debout sur un billot, et conduit les barges lorsqu’il y a danger pour ses rameurs, découvrant les roches cachées, à la couleur de l’eau.

« Fardina » ne se déshabille que le samedi soir, pour prendre un bain, n’ayant pas le loisir d’enlever même ses « chaussons » durant la semaine. Ce brave est né à Grand’Mère et aime à relater que le bien paternel se trouvait au centre de la ville actuelle, créée, en partie, comme Trois-Rivières et Shawinigan-Falls, avec les réserves des forêts du lac Clair.

Chacun aime à le voir marcher. Quelle souplesse de tigre dans tous ses mouvements. Ses pieds effleurent à peine le sol. On conçoit bien chez lui une pratique de 25 années à courir sur les bûches flottantes. Et chacun de ses pas le soulève presque de terre.

Boisvert n’a peur de rien. L’automne dernier, il a transporté le cadavre d’un homme tué à la chasse, seul dans son canot, depuis les sources de la rivière Mattawin jusqu’aux Piles. Le voyage dura cinq jours. Le canotier tenait la tête du mort, entre ses genoux, pour stabiliser davantage sa fragile embarcation. Peu agréable, la monotonie de ces heures, avec la mort et le grand silence de la forêt, à peine troublé par les centaines de mouches à vers qui laissaient leurs millions d’œufs sur la toile grise du linceul, fabriqué avec des vieux sacs à farine.

Lorsque le croquemort improvisé arriva à la gueule du Saint-Maurice, une ancienne barouche l’attendait. Notre homme coucha son cadavre sur le dos, à plat, et commença un autre voyage, vers le hameau éloigné. Le soir tombait. À mi-chemin, un colon à pied guidait sa marche aux reflets d’une lanterne.

Boisvert, toujours dispos :

— Ohé ! l’ami, on embarque ?…

Le passant joyeux saute aux côtés du voyageur. Silence des deux compagnons, dans le soir épais. De temps à autre, les soubresauts de la voiture déplacent l’air dans les poumons du mort et la bouche émet une plainte sourde. L’habitant, intrigué d’abord de sentir quelque chose remuer sous ses pieds, demande à brûle-point.

— C’est’y un goret que vous avez là ?…

Boisvert, toujours bref :

— « Tabarnac », c’est un mort !…

À ces mots le pauvre cultivateur saute à l’avant du cheval… Le narrateur aime à nous raconter ses impressions d’alors.

— Y m’semble de l’voir encore, avec la queue de son habit à l’équerre, illuminée par son fanal rouge… gros feu follet dans la nuit… J’eus beau toucher ma bête, j’vous en foute, on n’a jamais pu le rattraper… Et plus le cheval courait, plus le peureux s’poussait…

Le même Boisvert, qui n’a peur de rien, a cependant trouvé chaussure à son pied, au lac Croche, il y a deux ans.

Après un congé bien mérité, le contremaître, de retour au travail, commence les opérations de coupe d’automne. Le jour de son arrivée, il demeure au lit, soignant un mal de cornes… digne d’un député. Trop de rasades, au cours du voyage.

Le lendemain, il veut aller faire l’inspection des premiers travaux. À peine Boisvert est-il hors de son bureau qu’une perdrix, cachée dans les hautes herbes, lui part d’entre les jambes. Voilà le bûcheron sur le derrière, plus nerveux que jamais. Il retourne au chantier et déclare à son cuisinier :

— Quand on est trop bête pour marcher dans l’bois, on attend d’être ben pour sortir. Fais moé donc ane bonne ponce au gingembre, avec gros de poivre. Ah ! c’te sacrée boisson, tout de même…

Joseph Boischer, doyen des « bûcheux », est âgé de 68 ans. Il est un des fondateurs de la paroisse de Saint-Michel-des-Saints, avec le curé Brossard, digne émule de Monseigneur Labelle.

Grand, osseux, la peau épaisse comme du cuir, jamais le père Jos n’a été vu autrement que chaussé de bottes sauvages, bien suiffées, et vêtu du veston en laine brune que sa Julie lui tricote à chaque hiver. Ses sous-vêtements sont en laine du pays, à mailles longues comme des dents. Il se moque à plaisir des jeunes portant sur eux du coton. Aussi, jamais le plus léger rhume n’est venu l’importuner. À lui revient l’honneur d’avoir ouvert le premier chemin du lac Clair, et aussi celui de la construction de la première digue dans le district, il y a près d’un demi-siècle.

L’habitude est bien une seconde nature chez Boischer. Il continue à ne manger que du porc salé froid, du pain sans beurre mais trempé dans la mélasse, après chaque bouchée de viande. Tel était le menu, dans les bois, en 1880.

Le vieillard déteste les commis, ces blancs-becs du progrès, et, sans être brusque avec eux, notre bonhomme chaque soir, en fumant sa pipe bourrée, enregistre lui-même le temps de ses employés, dans un carnet noirci par la poussière du tabac, qui gonfle toujours ses poches. Dernier détail : Son expression favorite est « C… de C… ! » ; ce n’est pas Chevalier de Colomb, croyez-m’en…

Arthur Deslauriers, surnommé « Caraquette », parce qu’il est né au pays de ces huîtres délicieuses, remplace le surintendant général, M. B. C. McLaren, — jeune patriote canadien-français, comme vous et moi, — et conduit toutes les opérations forestières. Il doit voir à la nourriture et à l’entretien de plus de 2,000 hommes, et faire descendre de 5,000,000 à 8,000,000 de billots, chaque printemps, vers le Saint-Maurice. Ces responsabilités ne l’empêchent pas d’être le plus affable des garçons et de traiter en intimes tous ceux qui, depuis toujours, préparent la civilisation future en abattant la forêt, et alimentent la prospérité actuelle, par l’industrie du bois à papier.

La porte du chantier s’ouvre. L’embrasure en est bouchée par un corps d’athlète.

— Bonjour les gars…

— Bonjour Clément, répondent les trois amis.

Valade continue :

— Vous arrivez juste en temps. Les cerisiers sauvages ont fini de fleurir. Les étourneaux achèvent d’écorcer vot’bois pour y trouver des vers et l’eau est ben bonne. J’ai vu d’là glace dans les baissières de la rivière Vermillon… Et saint Paul prétend que c’est l’moment de tout nettoyer.

Après avoir terminé ses remarques, Valade donne une poignée de mains à la ronde, et s’approche de moi.

— Tenez donc !… v’ià l’nouveau commis… Tiens !… tiens !… Ça m’fera sans doute un bon sectaire. (Il voulait probablement dire : secrétaire). On pourra parler des écritures avec lui, j’suppose ?…

Je salue poliment le colosse, qui me dévisage.

La peau de son front est comme un parchemin où les rides tentent inutilement leur empreinte. Les cheveux sont usés au-dessus du front, par le port constant de charges au collier de cuir qui, comme on le sait, repose sur la tête du voyageur. Sa chemise en étoffe, à larges carreaux verts, est retenue par une ceinture en peau de castor. Sur les deux épaules, on voit des lisières de cuir usé. Les barres du canot, pendant les trajets entre deux lacs, y ont laissé leur empreinte. Le vieillard porte un pantalon jaune foncé, avec nouvelle pièce de cuir, au-dessus des genoux. Des mocassins à l’huile, grands comme des raquettes, chaussent les pieds, que l’on imagine de fer. Les mains, larges, gercées et rouges, sont couvertes d’une toison drue. Sous les ongles sèchent des fibres de chair brune, reliques d’une dernière chasse.

Toujours en m’examinant, et après avoir jeté sa tuque en drap gris à ses pieds, le visiteur déclare :

— J’apporte un steak d’orignal. J’ai « chancé », au creek Bouteille… C’est un mâle, ben entendu… Vous verrez pas Valade tuer ane femelle, surtout à c’temps icitte, parce qu’elles ont leurs petits depuis ane semaine… V’nez peser ça, commis…

Nous partons tous, curieux de voir la belle viande neuve. Dans le hangar principal, où s’alignent toutes les provisions, au total de $250,000, une vingtaine de chats s’amusent, sautent et griffent. Ces gentilles bêtes valent bien leur pesant d’or, car les rats, par milliers, auraient vite fait de déchirer les sacs contenant plus de 5,400 minots d’avoine, les 1,500 sacs de farine, pois, haricots, etc.

Je vérifie la balance. Valade se dirige vers son canot, se penche, se relève sans effort en plaçant sur son épaule tout un quartier de viande saignante et molle. Il s’amène d’un pas souple et dépose son fardeau sur la plaque de fer, après avoir enjambé, d’un coup, les trois marches de l’escalier.

— 235 livres…

Le chasseur vérifie, en comptant les petites coches du cuivre poli, avec ses ongles. Il déclare :

— C’est ben ça… Hein, les amis, c’était un vrai… Il devait peser 2,100 livres debout… Dommage que les cornes n’aient pas encore été poussées, j’les aurais vendues au moins 60 piastres à queque Américain des États…

— Les cornes ?…

— Mais oui, mais oui, l’commis… Vous savez donc pas qu’elles ne font que commencer à grossir, comme des champignons. On dirait d’là gélatine entourée de p’tites veines. Faudrait voir les mouches là-dessus… pire que des paquets de v’lours rouge… Les panages sont beaux et durs rien qu’au mois d’novembre, quand les braves bêtes y commencent à s’appeler et pis à s’courir…

Le chasseur achète deux sacs de farine. Il les transporte à son canot, les deux à la fois, les tenant sous chaque bras. Il fait de même pour deux poches de sucre, puis revient et me donne une liste d’effets à remplir, écrite par sa fille :

— Ane livre de té,

Deux pelottes de fille noir,

4 patiets de tabac, pour Osias,

6 chandelles, des longues, c’est pour la Sainte-Famille,

Deux aiguilles à coude,

5 livres de ri,

10 livres de castanade,

25 livres de pois à soup, qui cuise ben,

15 livres de fleur de sarassins,

Un galon d’huile à lampe, demandé la caniste à mon père… »

Après avoir lu et relu le document, pour le moins original, je remplis la commande avec soin. J’admire cette écriture lourde qui dénote une énergie sans doute capable de vaincre sept loups. Puis je crédite la viande sauvage de la facture : $23.50. M. Valade me paie la différence, après avoir sorti de sa chemise une liasse de billets verts, jaunes et bleus, soigneusement séparés et assortis, par des écorces de bouleau.

— Au r’voir la compagnie… Vous viendrez m’rendre visite, commis, avec les autres… j’ai toujours des belles choses sus mon île. On écrira à Québec pour leu’ d’mander un chemin de fer.

Longtemps, je demeure sur le rivage. L’embarcation verte s’éloigne rapidement, sous l’énergique poussée de son guide. La ligne des vagues touche presque au sommet. Deux pouces seulement sortent de l’eau. Quelle audace mais aussi quelle maîtrise chez l’homme qui la conduit.

La brise m’apporte des bribes de chant :

Magnificat… Magni… ani,… mea… dom…

La voix du rameur fait s’envoler des hérons bleus, figés dans les roseaux d’une presqu’île. Le soleil jette partout une lumière nette, après l’orage de la nuit. Un parfum de bourgeons fendus, d’écorces neuves, flotte dans l’air. Et lorsqu’un dernier Magnificat se mêle au vent, pour courir, sous le ciel chaud, je ne puis que songer :

— Il est heureux, celui-là…