À la hache/04

La bibliothèque libre.
Éditions Albert Lévesque (p. 40-58).

IV

L’ÎLE VALADE


Étendu paresseusement sur la chaussée, je me grise de soleil. La chaleur n’a pas encore éveillé les mouches. Mon regard suit les bagues bleues montant, une à une, de ma pipe.

Les petits cercles de fumée s’agrandissent, roulent, puis se brisent comme des bulles de savon en touchant aux premières branches de l’épinette, au-dessus de ma tête.

— Carlo, couche-toé !…

Une voix chantante se mêle à la brise qui la porte.

Je me lève aussitôt et vois une jeune fille, dirigeant avec art un canot vers moi. À l’avant, une énorme tête de chien, aux oreilles de loup, examine les vagues imitant, sans doute, les bruits de sa langue lorsqu’on lui présente une pâtée.

Trois autres coups d’aviron. On arrête. Bête et princesse sautent à terre.

— Je vous ai vu de là-bas… Mon pére y m’envoye vous charcher. Y veut montrer l’île à l’étranger, me dit l’inconnue, au timbre frais et bon.

Ernestine Valade me désigne le canot.

— Prenez place au milieu et étendez-vous dans l’fond.

Regardant ensuite le chien à poils gris :

— Toé, Carlo, à la nage, pour revenir chez nous…

Je veux protester. Elle me répond, souriante :

— Y peut ben nager… C’est un vrai poisson… Lui pis moé, on traverse souvent la baie, en face de notre île. Ça fait deux bons milles. Et j’aime ça, l’eau qui vous caresse partout.

Je regarde, surpris, cette fille de la nature. Son regard fixe le mien comme un regard de sœur, ouvert et franc. Toute sa personne dénote une âme saine et pure, dans un corps nerveux.

Elle pousse l’embarcation et saute à l’intérieur, sans que l’équilibre en soit même affecté.

Une gêne, une vénération presque, m’empêche de causer. À deux pas de moi, se trouve une vierge n’ayant pas même un soupçon de désir dans sa belle chair. Elle est à genoux, écrasée à la façon indienne. Ses bras nus allient leur rythme aux mouvements de l’aviron. Une culotte de serge noire se moule aux cuisses parfaites. La blouse blanche me paraît trop étroite et je rêve de marbres sculptés par un Phidias, un Rodin.

La bouche est avide, avec des lèvres fraîches. Des cerises écrasées dans du miel. Et le bleu de ses prunelles taillées au ciseau dans un coin des cieux, à l’heure crépusculaire. L’enfant possède une chevelure rousse, très longue, tombant en trois nattes, sur la nuque, où l’air du large a déposé un semblant d’iode.

— C’est beau, par icite, s’écrie-t-elle soudain.

— Je n’ai jamais rien vu de si charmant, Mademoiselle !…

— Mademoiselle !… ah !… ah !… dites donc « Mamzelle » ; je n’ai jamais été appelée autrement… J’cré que vous allez aimer ça, mon pays… Y vous gagne toujours… C’est l’vent qui vous embrasse la peau, vous dépeigne ou vous mord, lorsqu’y tourne à l’hiver… Les lacs chantent sans cesse… Y se fâchent parfois et grondent alors comme nos chiens, quand ils sentent le gibier… Les arbres des routes, à travers le bois, penchent leurs branches pour vous chatouiller l’visage et l’cou… On rit tout seul… ça sent fort… on marche vite et y faut penser au bon Dieu qui a fait tout ça pour nous…

L’enfant sourit et jette à mon admiration les perles de ses dents.

Je suis ravi. Mes pensées s’égarent… Philias L’Épicier… le veinard… quelle fière épouse il aura…

Le petit lac Clair est traversé dans vingt minutes. Une pointe à contourner, puis nous sommes arrivés.

Le chien nage à cinq pas du canot. Il souffle avec force, gueule ouverte, langue tombante, imitant un petit moteur qui tousse dans l’eau.

Je sens le sable grincer sous moi. Ernestine est déjà sur la batture et, d’une main adroite, plante son aviron dans la vase. Elle me présente l’autre, que je presse, pour débarquer gauchement. Une racine me fait trébucher.

— Vous n’avez pas encore l’habitude du canot, dit-elle, en se penchant pour cueillir une marguerite.

***

L’île Valade a la forme d’un croissant. Les bourrasques d’automne, plus tenaces, en ont rongé le milieu, du côté nord. Les vagues, aidées par les siècles, ont soulevé peu à peu, en la repoussant, cette partie exposée. Une falaise de vingt pieds s’accroche aux granits des deux pointes. Les promontoires sont coupés de rouille, soudure implacable et du fer et du temps.

La rive sud déroule une pente douce venant se confondre avec l’eau verdâtre, endormie tout le jour sur une batture de sable. On y trouve des grenats, des turquoises, petits cailloux lavés, brillant au soleil, parmi des coquillages.

Ce paradis naturel a une superficie de 60 arpents. Le tiers en est déboisé. Les souches sont rebelles. Des poulpes énormes allongent leurs tentacules bruns ou gris, entre lesquels croissent les légumes et le blé.

Le champ de blé laisse les brises tièdes courber la souplesse de ses tiges nouvelles.

À l’orée d’un sous-bois de merisiers, colonnes de vieil argent, huit chiens sont enchaînés. Carlo est déjà avec eux. Le malin secoue la richesse d’une toison épaisse et se fait lécher par les captifs jaloux. Je veux approcher des bêtes. Seize rangées de crocs ont vite fait de calmer mon envie. M. Valade est déjà près de moi.

— Voyez-vous, y vous connaissent pas encore… Y ont du loup, mes chiens, à cause de Mollie… C’était une brave chienne, mais pas mal rôdeuse. Un automne, v’là ti pas qu’a disparaît, après avoir brisé sa chaîne, au lac des Sables… Je la crayais ben morte… Toujours qu’un soir j’entends un vacarme épouvantable dans la montagne… Les loups hurlaient, s’battaient… Mollie revint… Et après les fêtes a m’donna ces beaux chiens-loups. Je les évalue à cent piastres pièce… C’est eux, mon gagne-pain… L’été, y mangent, se reposent et dorment. L’hiver on les attelle, on part avec nos pièges pis nos provisions…

Valade se tait et pousse du pied les os, trop éloignés de ses fidèles compagnons. Des mouches s’envolent, en un friselis d’ailes harmonieux.

Sa fille continue :

— Mollie a encore désarté, y a deux mois… J’ai vu ses pistes, dans la savane du lac Jérôme. Je n’sais pas si a va r’venir… J’en avais fort soin, pourtant, la sans-cœur… C’est parce qu’elle est née dans ane ville, j’suppose ben ?

Quoi répondre ?

Nous continuons vers le chantier. Il est construit en billes de pin. La blancheur des pièces superposées enchante la vue. Ici et là, capricieusement, la gomme a coulé, s’est durcie en pendants clairs. La couverture est en bardeaux, fendus par le chasseur lui-même. Ils sont larges, invitant plus de lumière, et béats, dans leur peinture rouge. Un tuyau, à binette de nègre, est déjà mordu par la rouille. Avec son panache, mobile et flou, de rubans gris, il dédaigne une vigne, avide de chaleur, enroulée à sa base.

Les fenêtres ont un rire naïf. Les vitres supérieures sont blanchies à la chaux. Bandeaux plats sur des fronts carrés. Un jeune saule pointe ses flèches graciles vers les ouvertures, amortissant la chute de la lumière, tombant trop vite, du ciel épais.

La porte de la mansarde a été taillée à la hache, dans un chêne. Solide et droite, elle est toute pesante d’hospitalité. Au milieu, une petite croix en teintes claires.

Valade est orgueilleux de sa porte. Il me la montre du doigt.

— C’est avec du bois pareil que j’ai fait les « bers » de mes quatorze enfants. C’était leur cadeau de naissance. Et ça fait du bien de flatter c’bois dur ; le souvenir, voyez-vous, à chaque fois que j’rentre ou j’sors.

Sur la façade de la masure primitive sont accrochés de nombreux pièges, des formes à raquettes, une peau de chevreuil, des racinages à tisane, une lanterne à globe brisé, une tresse d’ail, le balai en cèdre, la faucille et une vieille paire de bottes.

Des outils reposent sur le sol, mêlés aux rames, aux avirons, aux manches de ligne. Un godendard y brille, de toutes ses dents. Deux haches, enfoncées aux extrémités des poutres du mur, laissent pendre leurs manches, sanctifiés par l’usure. Un arrosoir renversé ouvre sa gueule blanche. Huit poussins dorment à l’intérieur, gavés de mouches. La brouette se transforme en hamac pour deux chats langoureux. Une charrue en bois, coupée dans un tronc de bois dur, offre aux sauterelles un point de départ. Les traits en ficelle attendent d’autres semailles et des poils de chien se collent encore aux tresses rugueuses.

Mlle Valade nous quitte, relève une pioche tombée et se dirige vers un lilas à fleurs de lait. Elle enlace plusieurs ramures, les presse sur ses épaules, y cache longuement son visage, fouille la neige parfumée. Et, cassant un énorme bouquet, l’admirable fillette revient vers nous, les bras chargés de givre rose, sur lequel ses cheveux laissent du cuivre.

Des poussières chaudes me tombent sur la main. Je lève la tête. Mes yeux s’arrêtent dans l’angle élevé du pignon. Trois nids d’hirondelles y pendent, en lanternes chinoises. Les oiseaux sortent, montent dans le bleu, culbutent et reviennent, lourds de bonheur.

***

Mme Valade ouvre la porte et salue respectueusement, les deux mains sur les bords de son tablier, qu’elle relève un tout petit peu, en faisant sa révérence.

Toute vieillotte, elle pèse 100 livres tout au plus. Des maternités nombreuses l’ont courbée vers le sol. Les muscles du cou et des épaules indiquent encore, cependant, la ténacité nerveuse des femmes toutes consacrées à la race. Elle a des yeux verts, couleur d’une eau calme après l’orage. La cendre des années saupoudre avec acharnement dans ses cheveux. Une robe noire recouvre cette momie des temps héroïques. Les poignets et la gorge disparaissent sous une dentelle de pensionnaire au couvent.

— Bienvenue à vous, Mussieu… prenez donc un siège…

Elle approche un fauteuil bourré de laine.

Une seule pièce constitue le cénacle de la magnifique famille. Vaste et propre, tout y respire la vie simple. Dans un coin, lit en cuivre, au-dessus duquel brillent trois images : la Sainte-Famille, sainte Thérèse et Laurier. Des chandelles brûlent dans trois crânes de castors, arrondis comme des oranges. Un couvre-lit multicolore s’étire dans l’ombre, unissant ses carreaux de serge, étoffe, coton et laine, aux plis du fer, sur les oreillers, amont le mûr.

Un autre coin de la pièce est séparé par deux draps suspendus et cachant une couchette. La fenêtre jette une lumière neigeuse sur ces toiles empesées.

Ernestine est maintenant dans sa chambre. Un bruit de coffre ouvert, un froissement de lingerie, un parfum de lin, s’évade des rideaux primitifs. La silhouette de la jeune fille se dessine en une ombre chinoise merveilleuse. Je regarde ailleurs.

Le poêle ancien se colle au mur. Des bouilloires en fer y chantent le refrain des ragoûts. À côté, une pompe à bras, avec « chaudière » accrochée sur un rondin entré dans la muraille. Une tasse de ferblanc flotte sur l’eau chargée d’ombre.

Un buffet ouvert montre les dents, en papier rose, de ses tablettes. La vaisselle en grès s’y entasse, jetant dans la pièce des rondeurs blanches.

Le rouet, à l’honneur, occupe l’embrasure d’une fenêtre. Un brin de laine attend les doigts fidèles. La lumière extérieure se colle amoureusement à cette fibre de vie. Elle y dépose la chaleur, sa pure essence, car bientôt, frôlant de ses mailles des corps sains, la laine du pays réchauffera davantage un sang vif, lourd d’immortalité.

Sur une corniche, deux lampes attendent la nuit. Petits ventres, bombés d’huile, avec ceintures en métal. Globes frottés, miroirs éphémères. reflétant les aquarelles de cet intérieur paisible.

À côté du lit des vieux, un Enfant Jésus en cire, dans sa crèche, remplie avec les pailles de blé, coupées en août dernier.

Une voix gaie monte des rideaux.

— Sa mère, viens donc attacher ma robe…

La bonne vieille sautille jusqu’au fond de la pièce, lève discrètement les draps, se colle au mur et disparaît.

Une remarque de la maman, qui ne connaît pas la fausse pudeur hypocrite du siècle :

— Te v’là presque femme… Elle est quasiment trop p’tite…

Toutes deux sortent. Je demeure ébloui. Mlle Ernestine est transformée. Une toilette en crêpe de chine rose la moule parfaitement. Une épaisse chevelure flottante roule des flammes sur le tout.

— Osias n’est pas arrivé ? demande l’enfant.

Madame Valade répond, tout en attisant son poêle :

— Non ! Quand il apprit la visite de Mussieu, le v’là parti avec la ligne, en disant : « La mère, j’vas au creek du lac Albert, chercher des truites de ruisseau pour le dîner »… Y r’tardera pas…

Peu après le fils arrive, rude garçon, cuit par le soleil laurentien, au bon sourire paysan.

Il jette sa pêche dans l’évier. J’admire une trentaine de petits êtres encore frétillants, mélange d’azur, d’or, de lait et de sang. Le pêcheur vide sur eux la chaudière d’eau et m’invite à l’accompagner jusqu’à la source, parmi les érables de la pointe, afin d’en tirer de la « frette ».

Une cascade lumineuse saute de galet en galet. Elle s’accroche aux arbustes de la pente, mouille les grives, chardonnerets, merles, étourneaux y lavant leurs plumes. La source se devine, là, cachée dans les fougères.

Nous escaladons des roches plates, léchées au printemps par l’eau des neiges, afin d’apercevoir l’écrin de Dieu, glougloutant sa joie aux cressons, à la mousse. L’eau n’y a pas de couleur. Elle est transparente, froide comme un marbre l’hiver.

Tout au fond, des taches roses, jaunes, vertes, soulevées, tassées par trois bouillons, sortant des fentes du roc. Algues naines, grossies capricieusement par la loupe liquide. Un rayon égaré tombe des feuilles, se brise en étincelles sur le gravier serti d’émeraudes, de rubis, de turquoises. Des muguets donnent le parfum de leurs clochetons aux frérots, égarés sur la surface. Plusieurs lys d’eau ouvrent au désir des abeilles leurs bouches, épaisses de pollen. Les feuilles de ces fleurs de cire étendent leurs rondelles en capricieuses, près du rivage. Des rainettes se dandinent un moment, écrasées sur les frêles supports, puis sautent dans l’herbe, tels des papillons massifs.

Mon compagnon emplit sa chaudière. À ce moment, j’aperçois des truites, longues comme un doigt, montrant la lame de leurs ventres en couteaux, briller de tout leur argent et s’enfuir, sous une branche noyée, grasse d’humus brun, droite autant qu’un I.

Reprenant notre chemin, le fils Valade me désigne un triangle pâle, parmi les arbres.

— C’est ma tente.

— Vous couchez là ?

— Oui, et sus de belles peaux d’ours. J’aime le vent qui joue de l’accordéon avec les pans de toile… La nuit j’entends les lièvres frotter leur nez tout près de ma tête… C’est de santé… J’aime pas à dormir dans les mansardes, ça ressemble trop à des tombes. J’sus heureux, allez !

Brave type… Comme sa sœurette, il ne connaît pas la contrainte des civilisés, et, dès une première rencontre, ouvre son cœur naïf, mettant à nu des goûts simples, mais combien rares dans nos villes amollies.

Au logis, la table est déjà mise. On me place aux côtés d’Ernestine, sur un banc à deux, bûche de pin énorme. Le vent entre par la fenêtre ouverte. Les cheveux de ma voisine flottent parfois jusque sur ma joue. Quel enivrement ! Un arôme de plante sauvage, acre, prenant, subtil, me captive…

Les poissons d’Osias sont excellents. Le pain est délicieux, pétri dans la huche en cèdre, large comme un berceau.

Le papa mange lentement, cause.

— Vous savez, l’commis, c’est nous autres qui sommes les mieux… J’ai encore avec moé ces deux enfants… Les autres sont accrochés à la terre… Joseph, Alcide et Pacifique élèvent des p’tits à Chenéville, dans le comté de Labelle… Marie, Adrienne, Jeanne et Gabrielle, sont mariées à des habitants, l’une à Saint-Zénon, deusses à Sainte-Mélanie et l’autre dans l’Albarta… Placide s’est fait cabocher à la guerre… J’regrette rien et mon pays méritait ben ça… Damien est vieux garçons… ça m’déplaît… Y voyage… C’est son affaire… Cléophas est garde-feu dans le Lac Saint-Jean… Y veut convoler après les récoltes et s’établir à côté de son beau-pére… Quiens tenez-donc… sarvez-vous de ragoût… La Tine, donne du sirop au marqueux d’temps…

La belle litanie, à laquelle tient l’histoire des nôtres depuis trois siècles…

Je hasarde :

— Vous devez avoir de nombreux petits-enfants ?…

— Cinquante-deux… Pas vrai, la mère ?… Mme Valade opine de la tête. Puis elle se lève et réchauffe notre thé.

Valade continue son récit :

— Après avoir défriché mon lot à Chenéville, je l’ai donné au plus vieux et m’en suis v’nu icite… Y a trente-cinq ans que j’reste sur mon île… On a été heureux en plein… Demandez à ma Catherine ?…

La petite vieille, quelque peu gênée de se voir ainsi en lumière, déclare avec lenteur :

— C’était un peu dur, des fois, surtout quand le vieux partait pour la chasse avec les grands… Je restais seule, entourée de braillards… Chaque jour je r’gardais par la fenêtre, afin de voir la poudrerie qui sautait comme ane folle sus l’lac… Pis, y fallait toujours du linge neuf pour les nouveaux baptêmes… Et lorsque Clément r’venait, il me regardait, et paraissait si content, que j’en étions heureuse, moé aussi…

L’époux donne une tape amicale sur le dos de sa femme et ajoute.

— Mais ça t’a payé, la mère… Avec mes chasses on pourra laisser du bien aux enfants… Et nos vieux jours, on les passera icitte, avec du chauffage, de la mangeaille et de la joie…

Je trouve admirable cette expression « nos vieux jours »…

Perpétuelle jeunesse des hommes du sol. Ils ont déjà un pied dans la tombe, alors qu’avec l’autre ces héros font sauter, en riant, les fils de leurs fils…

Il me faut quitter à regret ce foyer idéal. Ernestine et Osias me ramènent au dépôt. Avec quelle vitesse le canot obéit aux mouvements des superbes rameurs ! Il saute comme un lévrier, coule avec la souplesse d’un serpent.

Mademoiselle n’a pas changé de toilette. Heureusement pour moi, le soleil plein jette un bandeau de rayons sur mes yeux et cache la jeune Diane. Les jambes seules me touchent presque, arrondies et parfaites, car la fillette est assise maintenant. Elle porte des bas noirs. Un duvet doré se mêle avec la laine rude.

Je remercie les bienveillants voisins par un amical bonsoir.

Au départ, L’Épicier les guette, près du lac. J’entends le vieux forgeron qui chuchotte :

— Mon Philias arrive demain…

La fille du chasseur regarde de mon côté, salue de la main et, un seul mot, bien doux, flotte vers moi :

— Enfin…

Le soleil disparaît, happé par la montagne grasse. Il a cependant oublié son plus chaud rayon… là-bas… sur le lac… la robe rose, se confondant peu à peu avec le soir qui monte…

***

La nouvelle du forgeron, lancée dans cette vie neuve de jeune fille, empêche Ernestine de s’endormir. Une nuit calme entre par la fenêtre ouverte de sa chambre blanche.

Couchée sur le dos, en léger peignoir, l’enfant admire les profondeurs du ciel, essayant de s’expliquer le sentiment inconnu, surgi de son être comme une source nouvelle.

— Je le verrai… Son père dit qu’il est beau… Un homme touche-t-il à une femme ?… Est-ce que les garçons embrassent, comme ma mére a le fait ?… Ça sera t’y à moé de lui dire que je l’aime ?… Poupa dit qu’on doit s’marier pour avoir des p’tits… M’aidera-t-il à en trouver ?… Jouera-t-il avec moé et avec mes chiens ?…

Autant d’énormes problèmes, incompréhensibles pour son cœur pur. À chaque étoile la fillette a posé une question, mais les mouches du ciel restent muettes.

De guerre lasse, ne sachant quel instinct la trouble, l’amoureuse primitive se lève, endosse un manteau et s’achemine vers la grève.

Le sable est chaud. Ses pieds enfoncent dans cette douceur. L’eau l’invite. Sans hésitation, ignorant même que c’est mal d’être nue, Ernestine se précipite dans l’onde fraîche. Elle nage vigoureusement, plonge et se plaît à battre la surface avec ses mains, ses jambes, car les gouttes se transforment, au-dessus de son corps, en perles dorées par la baguette des rayons lunaires.

Une lune infirme se courbe là-haut. Qui donc l’a défigurée ainsi ? La fillette observe. Une idée folle la traverse. Vite sur le bon sable, bruni par l’ombre. Puis, après avoir attendu que le miroir du lac ait fait disparaître les blessures de ses ébats, l’enfant se couche en rond, essayant d’imiter la demi-lune, tombée tout près, sur la surface. Non… ça ne va pas. Le corps roule jusqu’à l’eau. La fille des bois reprend sa pose, se recouche, colle les bras sur ses hanches. Enfin la chair rosée forme un croissant, reflété par le cristal de Dieu.

Un rire d’oiseau monte en chantant. Une voix heureuse s’écrie, au grand scandale des hiboux :

— Y a quatre lunes !… quatre lunes… Une dans le ciel… une sur le sable et deux, oui, deux… deux… flottant avec l’eau !…

Après une longue rêverie à écouter le glapissement des renards, les plaintes du loup-cervier, la gamine satisfaite se revêt, car, maintenant, le sommeil veut aussi sa part de caresses.

Avant d’entrer, elle cache son visage dans une touffe d’œillets et aspire de tout son être cette senteur, bonne comme la joie de vivre qui la secoue…