À la hache/16

La bibliothèque libre.
Éditions Albert Lévesque (p. 175-180).

VI

UNE CHASSE À L’ORIGNAL


L’effort de beauté de la vieille nature a duré deux jours. Un rêve de jeune fille.

Plus de neige. Sa chute avait nettoyé les arbres des dernières feuilles. Son départ les a pressées sur le sol, à jamais. Pesants d’eau, ces riens de l’été enfui s’assimilent aux couches séculaires, amoureusement presque, dans leur ultime destinée : épaissir davantage la richesse des terroirs sacrés.

La boue, les rigoles, les mares, ont bien essayé un rire éphémère. Le soir en a bu les rayonnements. Les nuits froides ont cicatrisé toutes ces plaies. Et les semelles se tordent, en foulant la terre gelée.

Une soirée capricieuse jette son charme sur la forêt. Les étoiles s’ennuient. Elles baillent. Sur un nuage, l’ombre de la lune vole du blanc, puis, par lignes verticales, elle le plaque à toutes les branches. Le givre bouche les trous des écorces, ces atomes qui retenaient les feuilles et où, déjà, la sève précise les bourgeons futurs.

L’air est sec. Il fouille les poumons, ardent.

***

Novembre fait un premier pas.

Il fait froid. Une brume mauve recouvre le lac Clair. Nous accostons à l’île Valade, Laurence et moi. Tel que convenu, Osias attend. Le chasseur plonge un doigt dans l’eau épaissie de frimas, le lève au-dessus de sa tête et déclare :

— Le vent est de not’côté… On va chancer, mais pas un mot de mot sus le lac.

Il dépose sa carabine dans le canot. Un cornet en merisier repose sur le sable avec son aviron. Le tout est embarqué. Nous partons. Peu à peu, les vapeurs de la surface se roulent vers les collines. Un silence creux, profond comme l’azur. Le rivage lointain se colle aux ondulations des pointes et des baies. Long serpent jaunâtre, endormi par le froid.

Nous distinguons déjà l’île à Charest. Ce dernier coupa 3,000,000 de billots en deux ans, dans la région. Il habite Saint-Stanislas de Champlain.

Les ruines de ses vastes chantiers noircissent un brin d’aurore anxieuse. La forêt, ruisselante de bijoux, va-t-elle accepter ses caresses ?

L’île est un plat d’épinards. Elle a la rondeur d’une boule de suif. Endroit idéal pour une chasse. Une nappe d’eau, large de 50 pieds, nous sépare de la terre ferme. Une savane s’y déroule, en ondulations herbeuses, jusqu’à la montagne abrupte. Notre îlot est recouvert de framboisiers. Aucun fruit. Il n’y a rien comme la mode. À la garçonne… Et les beaux frisons rouges sont coupés.

Nous attendons.

Le soleil a terminé son bain. Il saute hors de l’eau, secoue sa grosse tête rousse. Des courants roses inondent les vallées.

Osias ordonne tout bas :

— Parés, vos fisils.

Le jeune chasseur saisit son cornet, le porte à ses lèvres. L’appel, parfait, en tombe :

— Ha… a… a… a… a… aaaa…,

Un huart apeuré crie. Joseph Laurence s’impatiente.

— L’maudit loon, j’voudrais ben y tordre le cou.

Rien. Valade recommence plus lentement, en ondulations longues.

— Haa… aaaa… a… a… aaaaaaa.

Un frisson cinglant fait remuer les peupliers, au sommet d’une colline. Encouragé, le chasseur s’empare d’une bouteille remplie d’eau et se glisse jusqu’au rivage. Il monte sur une roche et en vide le contenu dans le lac.

Avec le bruit révélateur, il jette une troisième plainte, encore plus chaude.

— Ha… ha… aaa… a… a… a… a… a…

Un meuglement terrible, nerveux, nous fait trembler. Notre guide commande, d’une voix ferme :

— Soyez prêts… Pis au diable la peur, hein… Si on l’manque, lui y nous manquera pas. Pas d’blague, c’est sérieux.

On voit les jeunes arbres s’ouvrir, tordus par une trombe. Le mouvement de rafale s’accentue, grandit, descend, par sauts, jusqu’à nous.

— En joue… Et tirez avant qu’il ne se jette à l’eau. Valade est déjà en position, carabine à l’épaule.

Soudain, une tête énorme apparaît au-dessus des aulnes.

— Bang !

Le jeune chasseur a déjà tiré. La bête se cabre, fonce vers nous, approche. Laurence hurle : Cré gué ! puis :

— Bang !

Autre bond du superbe mâle. Je vois le sang qui coule de ses naseaux. Il continue quand même, vengeur, grandiose. Le voilà sur le sable.

Des cailloux tombent dans l’eau. Valade me fait un signe rapide.

— Bang… Bang…

Effort inutile vers nous. Râles maintenant plaintifs. L’orignal se relève encore sur les jambes d’arrière. Elles mollissent soudain.

Et le roi de la forêt laurentienne jette à l’écho son dernier appel, trahi par les convoitises humaines.

La masse de 2,100 livres s’écrase dans le sable rougi. Une des cornes touche aux vagues.

Nous sautons dans le canot. Les balles ont bien porté, mais la mort doit attendre quelques secondes encore. Le mourant laboure le sol gelé de ses pattes puissantes, en soubresauts. Étendu sur le côté, la respiration s’alanguit pour reprendre plus forte, par saccades. Les beaux yeux fixent désespérément le soleil. Les poils hérissés du dos retombent peu à peu. Des frissons secouent la toison épaisse. Une dernière bouffée de sang. La tête lourde essaie d’aller quand même vers la vie. Le souffle ne jette plus qu’une buée rose. Râle suprême, la langue pend, il expire.

Jamais je n’oublierai ces prunelles ouvertes, redevenues douces dans la mort. Beaux œufs bruns, presque noirs, roulés dans du vernis.

La victime est ouverte, écartelée, dépecée. Les cornes mesurent 68 pouces et possèdent 19 cornichons. Trophée de prince. Valade se réserve la peau des jarrets.

— Ça fait les meilleures bottes, quand a sont consues, pour l’eau, le verglas et le frette.

Notre retour est silencieux. Nous sommes couverts de sang.

Après avoir donné à notre compagnon tout un quartier pour sa mère et leurs chiens, nous revenons à la Cache. La viande est remise au cuisinier. Je fais une purification sommaire.

C’est ma première chasse. Aussi la dernière. Le père Joseph n’a dit qu’une phrase de toute la journée :

— J’cré quasiment qu’on a fait un péché.

Accoudé à ma fenêtre, je suis triste. Pourquoi avoir ainsi tué ? La passion de la chasse, chez l’individu, n’est-elle pas ce qu’il garde de plus bestial ?

Mais à quoi bon, notre civilisation ultra-raffinée le veut ainsi.

Je ferme ma vitre. C’est un soir cru et tout grelottant d’étoiles. La lune, grasse comme une outarde, tache d’une empreinte digitale le bleu lointain du ciel.