À la hache/17

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Éditions Albert Lévesque (p. 181-192).

VII

SCÈNES D’HIVER


La tempête fait rage.

En ce jour raccourci de décembre, la lumière a peur. La nuit s’essaie follement à triompher définitivement des aubes et des crépuscules. Serait-elle fière ?

Et son effort d’union est plus désespéré que jamais.

Mais elle a beau s’étirer comme une tigresse amoureuse, madame Créole devra retourner à ses étoiles.

Il est huit heures du matin. Les lampes lèchent le jour sans relâche, comme pour l’éveiller. Les équipes se préparent à partir pour le bois. J’entends leurs refrains. Ils m’arrivent chauds, au milieu de la giboulée épaisse.

Les chevaux sont plus que fous. La joie leur fait lever le cul, aux bourrasques trop subites. Ils se regardent. Dans leurs yeux sphériques, la neige apparaît comme une toison neuve. « Pitoune » et « Nellie » sont les plus anxieuses. Si enfin on allait changer de robe ? Cela en serait, un événement. Et, quoique la couleur chair ait toujours été l’apanage des deux juments, leurs sauts indiquent des prémices d’émancipation.

Elles mangent avidement la neige du sol. « Pitourne », enthousiasmée, mord « Togo » sur la nuque « Dick », furieux de tant de laisser-aller, lui plaque une ruade qui, heureusement, fait jaillir des flammèches sur la chaîne de pilage, suspendue à ses traits.

Je bourre la fournaise. Les tisons se sauvent tellement vite que le tuyau en est tout rouge. La poudrerie gambade autour du chantier, en danseuse russe. Elle s’assomme aux vitres. Elle étreint la cheminée ronde. Les mousses des joints intérieurs sont effrayés de pareille furie, et se font des signaux. Avec un peu d’imagination, je les verrais lancer des S. O. S., sur le bois des murs. La porte, mal fermée, taquine la folie blanche. La neige entre, juste assez pour bomber un rayon sur le plancher, lequel meurt aussitôt d’effroi, en voyant la grosse bête accroupie, à bouche édentée, crachant du feu.

La toiture en papier se serre, puis s’écrase vivement, avec des sauts de black bottom… Cela me fait rire. Admettez que la chose est peu banale. Surtout pour un toit… Les gaules d’apui résistent cependant et claquent leurs frissons sur les entraits.

Au dehors, il n’y a plus ni lac, ni montagne, ni ciel. Seul, un grand trou blanc. La vie s’y agite joyeuse. Une multitude d’oiseaux de neige y plonge, vole et joue. Leurs piaillements me charment. Ils s’attachent aux bordées les plus denses. Pourquoi les petites victimes de l’autre jour ne sont-elles pas ici ?

Voilà la belle vie, pour ces pigeons lilliputiens. Comme ils savent lutter ! Leurs ailes se fondent avec les flocons. Aussi, les braves petits braves triomphent.

…Pourquoi ne pas essayer de faire comme eux, enfant brune, fillette rousse et femme blonde, ayant peur de la lutte parce qu’elle est trop ardente ?

Après un dernier assaut, la poudrerie tombe plus fatiguée que jamais. Le soleil cligne de l’œil à travers son nuage en étoffe du pays. Et les rayons balayent les dernières lubies, tournant encore, avant de mourir, pendues aux pins de la rive lointaine.

Midi. Les équipes arrivent, joyeuses autant que des séminaristes en vacances. Tout le bagage d’outils brille avec orgueil. Les 200,000 billots sont coupés. Et, dans trois jours, la Noël. Par dessus le marché, le missionnaire sera à la Cache. Il y chantera une vraie messe de minuit. C’est presque trop beau pour être vrai…

Avec ce sourire de sphinx que je lui ai toujours connu. Boisvert entre en se brossant les pieds.

— Tabarnac ! commis, je l’ai brossé, mon contrat. J’cré que j’sus le premier finissant. Mon voisin Charette en a encore pour ane semaine. Et les autres pour autant.

Il allume sa pipe, crache sur la fournaise, tire et replace le bas de son pantalon, pour continuer à parler.

— On va betôt commencer à ouvrir les chemins. V’là du gai travail.

Le champion du bûchage endosse une chemise nette. Il ose même s’étouffer avec un faux-col voyant. Comme il en tient de peu pour goûter au bonheur, lorsque le devoir est accompli.

Le contremaître vide le reste de l’eau dans la bassine. Il faut bien en avoir de la fraîche. Il s’achemine vers le trou, dans la glace, où les crottes d’oiseau se mêlent au fumier des bottines des charretiers. Je l’entends qui ordonne :

— Double portion d’avoine, les gars… Vous attellerez « Pitoune » avec « Togo », « Dan » avec « Nellie »… Pas de sleighs. Ils pass’ront les premiers, rien qu’avec leurs baculs traînants. Pis les quatre autres, sus deux voitures de charriage.

Il revient. L’eau a déjà formé des perles sur son pantalon noir. Il me sourit de nouveau, tourne autour de son lit et s’y jette. Après avoir rallumé sa pipe une deuxième fois et compté les poutres du plafond (elles remplacent temporairement les mouches), il murmure :

— On va leur en fourrer ane, aux ch’mins. C’est Boisvert qui vous l’dit.

Après deux heures de repos et de nutrition, les hommes sortent. Voilà maintenant le bataillon des pelleteurs. « Pitoune » et « Togo » sont amenés devant la cuisine. Une galette que j’avais mise dans ma poche de mackinaw fait courte vie. « Pitoune », senteuse comme une jument, me la vole, en un tour de babines. Elle mérite bien une flatterie. Je gratte son front blanc, avec douceur. La coquette pousse, pousse, tant et si bien que je suis acculé au mur du bureau, où un glaçon me tombe sur la tête.

Aussi, pourquoi ces familiarités ?

Le premier ravin, à gauche du lac, déploie ses cinq pieds de neige. Se peut-il qu’un chemin soit caché là ? Justement. Le premier attelage s’y jette, avec entrain. Des bonds, des sauts. « Pitoune » se cabre, intelligemment, puis rabat tout son corps dans la couche moelleuse. « Togo » fait de même. Rien comme l’exemple. Surtout quand il vient de… « Pitoune ».

Je suis les premiers chevaux, amusé. Ils vont. Des lièvres antédiluviens ouvrent leur voie. À certains moments, je les perds de vue. Seules les oreilles agitent leurs infimes drapeaux. Après un repos de quelques minutes, Bazinet tonne :

— « Gat… up… you !… »

Un bond vif, allongé, vers le ciel. La conquête blanche se continue.

Derrière nous, « Nellie » et « Danny » ne s’en font pas, connaissant l’avantage de suivre les sentiers battus. Les deux bêtes se poussent de l’épaule, à la vue de leurs cousins malheureux, perdus dans le « No man’s Land »…

Il ne faut jamais rire du malheur d’autrui. Après deux milles de ce manège, Ferdinand fait un signe. « Bougon » tire à gauche. Ses braves bêtes comprennent. Elles sont déjà dans un bosquet proche, où les sapins épais ont empêché le sol de se trop couvrir.

Puis, dans le large ruban immaculé qui coupe en deux les collines, « Nellie » et « Danny » s’engouffrent. Quelle ironie au passage, dans les hen… hen… hennissements des bêtes au repos, mais prêtes à recommencer l’attaque au premier appel.

Rompu, gelé, morveux, n’ayant pas l’habitude de patauger dans la neige aux épaules, je m’écrase sur un cèdre penché, vert comme jamais. Des écureuils m’offrent leurs sympathies. Une pie vient voir si j’ai des douceurs. La polissonne secoue une branche, en sautant. La poudre blanche me tombe dans le cou… Oh ! c’est froid… Ce qui n’empêche le grand calme des bois, argentés de lumière et de givre, de me faire aimer davantage cette glorieuse nature : hommes, monts, ronces et fauves.

Je regarde passer les deux traîneaux, arrivant chargés d’hommes. Ils chantent, satisfaits, eux aussi, de leur sort.

Après leur disparition, je me hasarde sur la route nouvelle. Une trace y commence à durcir, large et belle. Les pelleteurs arrivent, nivelant, ici, là.

L’un d’eux, après avoir craché une chique qui troue la neige, me déclare :

— Hein, l’commis, on te l’déviarge, le ch’min, nous autres.

Après une nuit de gel, le fond sera plus solide. Et demain, à l’aurore, la puissante charrue, traînée par six chevaux, entrera en scène.

En attendant, descente du rideau. Allons dormir. Intermède pour les étoiles…

***

Trente-cinq degrés en dessous de zéro.

Mes pauvres chiens, dehors, sur leur mince couverte. Je saute dans mon pantalon et cours à la fenêtre. Il me faut souffler de toute mon haleine sur les vitres, afin de parvenir à voir. Partis ?… Cela est impossible. Ils sont d’une fidélité, mes chiens… Je saisis des jappements gais, rapides, là-bas, sous les bouleaux. Les gourmands, va, qui courent le lièvre…

La nuit est grandiose. Impossible à bien décrire. On voit que l’univers attend son Sauveur…

Cette lune ! Tellement ronde qu’elle flotte en ballon, dans un bleu de fourrure.

Les étoiles ! Clous d’or allongés. On distingue leurs marques dans l’azur. Un repli les entoure, comme de la chair sur une nuque de femme aimée.

Trois nuages sont énormes, clairs, flous. Trois océans de prunelles repues.

La voie lactée ! Fleuve roulant des cendres vives. L’horizon, gonflé de jade, se tend à briser. La ligne des monts est noire. Du jais, du velours, des tresses, se devinent partout. À leur base, la blancheur d’une poussée de peupliers mord ces teintes iodées de créoles. Roulant sa souplesse dorée, toute appesantie de rayons lunaires, le lac vient briser son plateau de verre taillé, sur le tout.

Ô nature, ô nuit de ma province !

Combien l’homme se sent petit, devant un tel spectacle. Son cœur bat avec plus de force. Il fait mal. On entend les coups, dans la poitrine, unissant leurs attaques aux bruits des arbres ouverts par le froid. Cette plainte qui domine et la nuit et la brousse…

Appel éperdu d’amour, dans la sublimité des heures silencieuses, où Dieu montre à la terre, en dormant, une poussière de son manteau…

Oui ! en face de tout cela, il est facile d’entrevoir l’éternité…

Un renard glapit. Un hibou houhoule.

Dans une poutre, un ver ronge. Le vent s’éveille. L’aube saigne. Ma fournaise chante… Je prie…

***

Enfin le soleil se risque. Il a tellement froid que sa respiration jette des frimas sur le monde et qu’il cache ses oreilles dans une ouate de radium. Ses rayons même sont figés.

Mes chiens sont revenus. Ils dorment, tachés de sang. Un déjeuner de Gargantua achève d’éveiller tout le monde. Et qu’on le permette, moi aussi…

Les six chevaux sont attelés à la charrue. Boisvert est encore et toujours content.

— J’vas la passer dans toutes les fourches… La moitié d’mon bois doit être repilé sus le maître-chemin. Pis, après l’jour de l’An, vogue Ti-Pierre, avec les chemins de glace. Des voyages de 250 billots, larges comme des maisons. J’vous invite à v’nir arroser, autour des Rois. Rien de bon comme ça pour l’Canayen, toute ane nuit d’arrosage. Vous savez, commis, nous autres, quand on bûche, on bûche, quand on charrie, on charrie, puis quand on veut on veut. C’est ben simple, on est pire qu’les femmes, des fois, quand on a décidé quelque chose. V’nez-vous ? mes hommes sont parés.

Je fais deux pas. Des glaçons se prélassent déjà dans ma moustache. Pourquoi donc avoir cette glacière automatique.

Je saute sur la charrue. Un monstre, large de 8 pieds. Avec des oreilles aussi longues. Et cette gueule d’acier, taillée en pente, défiant tout.

Bazinet a l’honneur de conduire. Comme ils brillent, les fiers chevaux blancs. La longueur des guides les caresse. Des muscles noirs, auxquels ils obéissent admirablement. Ici pas d’efforts. Dix mille livres de viande nerveuse, de force animale, voulant trop parfois, ne connaissent aucun obstacle. Les arbustes se brisent de chaque côté et s’entassent dans la neige qui s’ouvre. La mousse du sol, les roches, se mêlent à l’avant du soc plat, large autant que le chemin.

La masse soulevée, tachée de rouge, de vert, roule, tel un énorme boa, et retombe sur les bordures, pour s’y congeler aussitôt. La sueur des chevaux s’accumule en frimas humide, sur les robes uniformes. De temps à autre, arrêt et repos.

Les bêtes sont contentes, tournent la tête et regardent cette locomotive sans roues qu’ils promènent. Puis, se lèchent le cou, le dos. « Nellie » pioche. « Togo » hennit. « Danny » chasse avec sa queue la neige qui chatouille ses flancs. Et « Pitoune », d’une grimace toute drôle, presqu’humaine, essaie de prendre avec ses dents le glaçon arrondi, qui n’est pas une galette et lui pèse aux naseaux. Bazinet va au secours de la pauvre pouliche.

Il soulage aussi les autres victimes de monsieur Frimas. Dégrafant un petit marteau en fer de sa ceinture de cuir, et se penchant, en brave charretier, il demande poliment : « Ta patte », à droite, « ta patte », à gauche, « ta patte », au centre, « ta patte » partout. Il débotte ses percherons qui parfois enfoncent dans les « ventres de bœuf », toujours inaccessibles au froid tant qu’on ne les a pas labourés. Des sabots en glace, avec empreinte brune du fer, roulent sur le chemin, pour aller tantôt faire tête de nègre au sommet des remblais.

Nous repartons dans la neige blanche, par un froid blanc, sous un soleil blanc.

Et Ferdinand, tout comme son employé hier :

— « Tabarnac », commis, on te l’déviarge, le ch’min !

Il a raison, cent fois raison…