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À la noblesse de Gévaudan/Édition Garnier

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 29 (p. 65-84).
LETTRES[1]
DE M. DE VOLTAIRE
À MESSIEURS DE LA NOBLESSE DU GÉVAUDAN
QUI ONT ÉCRIT EN FAVEUR DE M. LE COMTE DE MORANGIÉS.



LETTRE I.

À Ferney, 10 auguste 1773.

MESSIEURS,

J’ai lu la lettre authentique par laquelle vous avez rendu justice à M. le comte de Morangiés[2]. M. de Florian, mon neveu, votre compatriote, ancien capitaine de cavalerie, qui demeure à Ferney, aurait signé votre lettre s’il avait été sur les lieux[3]. C’est l’honneur qui l’a dictée. Une partie considérable des cours de France et de Savoie, qui est venue dans nos cantons, a fait éclater des sentiments conformes aux vôtres.

M. de Florian est en droit plus que personne de s’élever contre les persécuteurs de M. de Morangiés, puisqu’un de ses laquais, nommé Montreuil[4] nous a dit vingt fois qu’il avait mangé souvent avec le sieur Du Jonquay, et qu’on lui avait proposé de lui faire prêter de petites sommes sur gages par cette famille, qui subsistait de ce commerce clandestin. Les juges auraient pu interroger ce domestique, qui est à Paris. Il ne faut rien négliger dans une affaire si étonnante, et qui a partagé si longtemps la noblesse et le tiers état.

Pour moi, j’ai fait déposer par-devant notaire la déclaration de cet homme. La vérité est trop précieuse en tout genre pour omettre un seul moyen de la découvrir, quelque petit qu’il puisse être. Je ne prétends point me mettre au rang des avocats qui ont plaidé pour et contre, et dont la fonction est de montrer dans le jour le plus favorable tout ce qui peut faire réussir leur cause, et d’obscurcir tout ce qui peut lui être contraire. Je n’entre point dans le labyrinthe des formes de la justice. Je ne cherche que le vrai. C’est de ce vrai seul que dépend l’honneur de la maison de Morangiés : il n’est point dans les mains d’une courtière, prêteuse sur gages, enfermée à l’Hôpital ; d’un cocher connu par des actions punissables ; d’un clerc de procureur, filleul de cette courtière couverte d’infamie, et qui, retenu chez un chirurgien par la suite de ses débauches, prétend avoir vu ce qu’il n’a pu voir ; il n’est point dans les intrigues d’un tapissier nommé Aubourg, qui a osé, à la honte des lois, acheter ce procès[5] comme on achète sur la place des billets décriés qu’on espère faire valoir par les variations de la finance.

Cet honneur si précieux dépend de vous, messieurs ; vous en êtes les possesseurs et les arbitres.

Je commence par vous dire hardiment que le roi, qui est la source de tout honneur, et qui l’est aussi de toute justice, a décidé comme vous. Ce n’est point violer le respect qu’on doit à ce nom sacré, c’est au contraire lui témoigner le respect le plus profond, que de vous répéter ce que Sa Majesté a dit publiquement : « Il y a mille probabilités contre une que M. de Morangiés n’a point reçu les cent mille écus[6]. » Les seigneurs qui ont entendu ces paroles me les ont redites, ces paroles respectables, qui sont, sans doute, du plus grand sens et du jugement le plus droit.

En effet, comment serait-il possible que la dame Véron eût eu cent mille écus à prêter ? Comment cette veuve d’un courtier obscur de la rue Quincampoix eût-elle reçu d’un banqueroutier, six mois après la mort de son mari Véron, par un fidéicommis de ce mari, deux cent soixante mille livres en or, et de la vaisselle d’argent que le défunt pouvait si bien lui remettre de la main à la main ? Comment ce Véron aurait-il confié secrètement à un étranger cette somme, en y comprenant sa vaisselle d’argent, dont la moitié appartenait à sa femme par la coutume de Paris ? Comment cette femme aurait-elle ignoré que son mari eût tant d’or et tant de vaisselle ? Et par quelle manœuvre contraire à tous les usages aurait-elle fait valoir cette somme chez un notaire, sans qu’on ait retrouvé dans l’étude de ce notaire la moindre trace de cette manœuvre frauduleuse ? Par quel excès d’une démence incroyable aurait-elle porté cet or dans une charrette à Vitry au fond de la Champagne ? Comment l’aurait-elle reporté ensuite à Paris, dans une autre charrette, sans que sa famille en eût jamais le moindre soupçon, sans que dans le cours du procès personne ne se soit avisé de demander seulement le nom du charretier, qui doit être enregistré, ainsi que sa demeure ?

Après cette foule de suppositions extravagantes, débitées si grossièrement pour prévenir l’objection naturelle que la veuve Véron ne pouvait posséder cent mille écus dans son galetas ; après, dis-je, ce ramas d’absurdités, vient l’autre fable des mêmes cent mille écus portés par Du Jonquay dans ses poches à M. de Morangiés, en treize voyages à pied, l’espace de cinq à six lieues, Ce dernier excès de folie était le comble ; et la nation en aurait partagé l’opprobre si elle avait pu croire longtemps ce long tissu d’impostures stupides, qui, font frémir la raison, et que cependant on s’efforça d’abord d’accréditer.

Ne dissimulons rien, messieurs : notre légèreté nous fait souvent adopter pour un temps les fables les plus ridicules ; mais, à la longue, la saine partie de la nation ramène l’autre. Je ne crains point de le dire : cette nation courageuse, spirituelle, pleine de grâces, mais trop vive, aura toujours besoin d’un roi sage.

Cette affaire, aussi affreuse qu’extravagante, aurait fini en quatre jours si les formalités nécessaires de nos lois avaient pu laisser agir monsieur le lieutenant de police, dont le ministère s’exerce sur les usuriers, sur les courtiers. Je ne parle pas ainsi pour le flatter : je n’ai pas l’honneur de le connaître, et, près de ma fin, je n’ai personne à flatter, ni rois ni magistrats.

Je vous remettrai seulement sous les yeux que monsieur le lieutenant de police, par ses soins et par ses délégués, était parvenu en un seul jour à faire avouer à Du Jonquay et à sa mère Romain, fille de la Véron, que jamais ils n’avaient porté cent mille écus à M. de Morangiés, qu’ils ne lui avaient prêté que douze cents francs. Non-seulement ils firent cet aveu verbalement ; mais ils le déclarèrent ensemble, après l’avoir déclaré séparément ; non-seulement ils firent de vive voix cette déclaration authentique devant des juges et des témoins, mais ils la signèrent étant libres ; ils la confirmèrent dans la prison. Ils n’articulèrent pas cet aveu une seule fois ; il sortit cinq fois de leur bouche.

Voilà, messieurs, le grand nœud, le seul nœud de cette affaire qu’on a voulu embrouiller par les tours et les retours de cent nœuds différents.

L’aveu formel, l’aveu irrévocable du délit de Du Jonquay prévaudra-t-il sur les billets faits par M. de Morangiés avec trop de facilité ? La chose du monde la plus probable est que cet officier général n’a fait ces billets que pour les négocier, et qu’il a eu en Du Jonquay la même confiance qu’on a tous les jours dans les agents de change accrédités, chez lesquels on ne négocie pas autrement.

La chose la plus improbable dans tous les sens et dans toutes les circonstances, c’est que Du Jonquay ait porté à pied cent mille écus dans ses poches à l’officier général. Qui l’emportera de la plus grande vraisemblance ou de l’extrême improbabilité ?

J’ose avancer, messieurs, qu’il n’est point de juge éclairé qui ne pense, comme le roi, que jamais M. de Morangiés n’a reçu les cent mille écus[7]. Reste à savoir si, les juges étant persuadés dans le fond de leur cœur de l’impossibilité de cette dette prétendue, nos lois sont assez précises pour les forcer à condamner M. de Morangiés à payer un argent que certainement il ne doit pas.

La chicane, se mettant à la place de la justice, dont elle est l’éternelle ennemie, s’est élevée pour lui lier les mains. Elle a dit : L’aveu de Du Jonquay est formel, il est incontestable ; mais il est illégal : c’est un aveu arraché par la crainte. Un des officiers de la police avait donné un coup de poing[8] chez un procureur à Du Jonquay, et l’avait menacé du cachot, avant que ce Du Jonquay avouât et signât son crime. Son aveu est nul, et les billets payables par son adverse partie existent.

Je sais, messieurs, combien cette matière est délicate, combien il importe à la sûreté des citoyens qu’il n’y ait jamais rien d’arbitraire dans la justice. La violence la déshonore, sa sévérité ne doit jamais être emportée ; mais ce coup de poing prétendu, donné par un homme qui n’était pas en effet du corps de la justice, est-il bien avéré ? L’accusé le nie. Le parlement en jugera. Quand même un homme employé en subalterne aurait outrepassé sa commission dans l’excès de son indignation contre Du Jonquay, quand il aurait montré un zèle indécent, ce léger oubli de la bienséance empèche-t-il que le sieur Dupuis, inspecteur de la police, et le sieur Chenon, commissaire au Chatelet et juge des délits, ne se soient comportés en ministres équitables des lois du royaume ? Du Jonquay et sa mère ont signé leur crime devant eux en toute liberté. Si les Du Jonquay n’ont pas donné les cent mille écus, ils sont des voleurs : et quel voleur échapperait à son châtiment, sous prétexte qu’un officier du guet lui aurait donné un coup de poing avant que le juge tirât de lui l’aveu de son crime ?

On ose parler de violence ! Et quelle plus grande violence que celle qui a été exercée envers M. le comte de Morangiés, maréchal de camp des armées du roi ? Il est traîné en prison sur le simple soupçon d’avoir séduit des témoins en sa faveur ! Et les premiers juges qui l’ont traité avec tant de rigueur sont obligés d’avouer, par leur sentence, qu’il n’a séduit personne. Ils font mettre au cachot un homme public, un homme nécessaire, un père de famille, un chirurgien connu par sa probité, uniquement parce qu’il n’a pas déposé conformément aux témoignages d’une usurière sortie de l’Hôpital, et d’un débauché sorti de ses mains, qui l’ont traité d’une maladie ignominieuse.

Voilà des violences aussi avérées qu’elles sont étranges. Le comte de Morangiés en est encore la victime. Il est encore en prison pour un délit dont ses juges mêmes l’ont déclaré innocent : en seront-ils quittes pour dire qu’ils se sont trompés ?

Nous espérons, messieurs, que le parlement ne se trompera pas. Il verra, par le mémoire sage et convaincant du sieur Dupuis, et par les contradictions absurdes des Du Jonquay, quels sont les coupables. Il apercevra dans la défense du chirurgien Ménager la foule des horreurs qui ont opprimé M. de Morangiés.

Chaque juge lira toutes les pièces du procès, du moins les plus importantes. L’équité éclairée et impartiale prononcera sans prévention.

À qui a cultivé sa raison, à qui a un peu connu le cœur humain, il suffit de lire des lettres de Du Jonquay pour percer dans ces ténèbres d’iniquité. La seule aventure d’une malheureuse nommée Hérissé, qui se rétracte et qui demande pardon d’avoir accusé M. de Morangiés (et cela sans avoir reçu de coup de poing de personne), est une preuve assez convaincante des manœuvres employées par la cabale Du Jonquay. Il n’y a peut-être pas une ligne dans tous les factums de M. de Morangiés, et même dans ceux de ses adversaires, qui ne manifeste son innocence et l’imposture qui l’attaque ; mais les juges sont astreints aux formes. Nous verrons qui l’emportera, ou de ces formes quelquefois funestes, mais toujours indispensables, ou de la vérité, qui s’est montrée avec tant de clarté et sans formes aux yeux du roi, aux vôtres, à ceux de tous les honnêtes gens.

Si les premiers juges de cette affaire si singulière se sont oubliés jusqu’à faire subir les plus grandes rigueurs de la prison à M. de Morangiés et au chirurgien Ménager, qu’ils ont déclarés innocents ; si cette énorme contradiction soulève les esprits raisonnables, il ne la faut imputer, messieurs, qu’à un sentiment d’équité qui s’est mépris.

Vous connaissez le serment de rendre justice aux pauvres comme aux riches, aux petits comme aux grands. Ce serment et la crainte de faire pencher la balance emportent quelquefois les âmes les plus vertueuses jusqu’à l’injustice. Il faudrait leur imposer plutôt le serment de rendre justice au riche comme au pauvre, au puissant comme au faible ; mais ce serait ici la cause de la famille Véron qui deviendrait la cause du riche, car si elle gagne son procès, elle a d’un côté les cent mille écus supposés prêtés à M. de Morangiés, et deux cent[9] mille francs supposés donnés à la femme Romain par le testament absurde et contradictoire dicté à la veuve Véron ; et la maison Morangiés est ruinée. Ce n’est pas, sans doute, le maréchal de camp qui est puissant dans sa prison ; c’est la cabale hardie, industrieuse, redoutable par ses clameurs et par ses efforts infatigables, qui est puissante.

Enfin, messieurs, attendons l’arrêt définitif d’un parlement dont les lumières et les intentions sont également pures.

Si l’avocat de l’infortuné maréchal de camp, pénétré de son innocence, a pu, dans la chaleur du zèle le plus désintéressé, manquer au respect qu’il devait à messieurs les gens du roi[10], ils sont assez grands pour lui pardonner, et trop justes pour faire retomber sur le plus malheureux des hommes de son rang la faute d’un avocat dont ils reconnaissent d’ailleurs l’éloquence et l’intégrité.

Je suis avec un profond respect, Messieurs,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

VOLTAIRE.


LETTRE II

À Ferney, 16 auguste 1773.

MESSIEURS,

Un de vos compatriotes, certain de l’innocence de M. de Morangiés, mais alarmé par le dernier mémoire fait contre lui, et sachant combien il faut craindre les jugements des hommes, m’a communiqué ses inquiétudes[11]. Je les partage, et voici ma réponse.

Je vous ai déjà mandé que l’honneur de M. le comte de Morangiés est à couvert par la publicité du sentiment du roi et du vôtre. Je vous supplie de remarquer que Sa Majesté n’a déclaré son opinion qu’après avoir entendu parler à fond de ce procès, et après avoir pesé les raisons. Vous en avez usé de même. Songez que, dans les commencements, la cabale avait séduit Paris et la cour contre l’accusé : on n’est revenu que parce que enfin la vérité s’est montrée.

Souffrez que je vous retrace ici une partie des raisons qui ont depuis déterminé toute la cour, toute l’armée, tous les magistrats éclairés, tous les gens considérables du royaume, et même un grand nombre d’étrangers,

1° L’impossibilité que la Véron eût cent mille écus en or, provenants de la source chimérique qu’elle alléguait.

2° L’inconcevable absurdité du transport clandestin, de Paris au fond de la Champagne, d’un coffre rempli d’or, que quatre hommes ne pouvaient remuer, selon le dernier factum de l’avocat des Véron ; et ce même coffre rapporté clandestinement à Paris, sans qu’on dise le nom du voiturier, sans qu’aucun de la famille Véron se soit douté qu’il y eût de l’argent dans ce coffre ; et l’on ne craint pas d’étaler aux yeux du parlement ce roman misérable qui déshonorerait le siècle de la Légende dorée.

3° Le port clandestin de ces cent mille écus à pied en six heures de temps, l’espace d’environ six lieues, lorsqu’on pouvait si aisément les voiturer en quelques minutes, et lorsque, le lendemain, le sieur Du Jonquay prête douze cents francs au même homme ouvertement. Et observez que ces malheureux douze cents francs ont seuls plongé M. de Morangiés dans cet abîme ; il ne crut pas qu’un jeune homme qui lui prêtait, sans vouloir de billet, cette somme dont il avait un besoin pressant, pût être assez perfide pour le tromper sur les billets de cent mille écus. Voilà l’origine et le fond de toute cette affaire.

4° L’extrême improbabilité et l’extrême absurdité que le comte de Morangiés fût venu emprunter douze cents livres dans le galetas de Du Jonquay, le 24 septembre 1771, supposé qu’il eût reçu cent mille écus de lui le 23.

5° La lettre même de Du Jonquay au comte, par laquelle il est évident qu’il prépare son crime. Il lui dit : Vous cherchez à « en pauser à une pauvre veuve, vous serez obligé de me réparer », C’est ainsi que s’exprime un homme que son avocat nous représente comme un docteur ès lois prêt d’acheter une charge de conseiller au parlement. Il ose dire à M. de Morangiés : Vous avez écarté tous vos domestiques le jour que je vous ai porté cent mille écus dans mes poches en treize voyages. Et remarquez, messieurs, que ce même Du Jonquay interpelle ensuite tous les domestiques du comte qui étaient dans la maison. Cela seul n’est-il pas une preuve la plus évidente, la plus forte, la plus incontestable, de la friponnerie la plus avérée et en même temps la plus grossière ?

6° L’improbabilité que le comte de Morangiés eût refusé à une courtière son droit de courtage, s’il avait reçu de Du Jonquay cent mille écus par les soins de cette femme.

7° L’improbabilité qu’un homme qui vient de toucher cent mille écus, qui peut en jouir et ne les pas rendre, poursuive le prétendu prêteur devant le magistrat de la police comme un fripon qui veut faire valoir des billets, lesquels ne lui appartiennent pas, et qui l’a trompé avec le plus grand artifice, mêlé de l’impudence la plus effrontée, en lui disant qu’il agissait au nom d’une compagnie, et en lui cachant que la Véron fût sa grand’mère.

8° L’impossibilité que M. de Morangiés ait signé, le 24 septembre 1771, « qu’il ferait ses billets quand il aurait de l’argent », s’il avait reçu cet argent le 23. 9° Le mensonge grossier de Du Jonquay qui le trahit dans sa fable mal ourdie. Il prétend, dans le premier mémoire de son avocat, que dans ses treize voyages de six lieues il faisait signer chaque fois à M. de Morangiés : « Je reconnais que M. Du Jonquay m’a apporté mille louis, dont je promets faire mon billet à Mme Véron, sa grand’mère » ; et, dans le second mémoire, ce même billet est conçu en ces termes : « Je reconnais avoir reçu du sieur Du Jonquay mille louis au nom de la dame Véron, sa grand’mère, dont je promets lui faire mes billets lorsque la somme sera complète. » Quelle somme ? Il aurait fallu au moins la spécifier. Voilà donc deux billets différents l’un de l’autre. Lequel est le vrai ? Il est évident que tous les deux sont faux.

10° Le mensonge encore plus grossier rapporté par le même avocat, qui prétend défendre sa partie, et qui la convainc malgré lui d’imposture. Il dit que la servante de la Véron, seule servante de cette femme riche, dépose avoir vu M. de Morangiés chez elle lui remettre ces billets importants qui faisaient toute la preuve du port des cent mille écus, ces billets qui auraient prévenu tout procès. Eh ! famille Véron, que ne les avez-vous donc gardés ? C’était votre plus grande sûreté ; c’était la seule probabilité de vos treize voyages. N’est-il pas évident qu’ils n’ont jamais existé, et qu’ils sont aussi mal imaginés que le reste de votre détestable fable ? La nation rougira d’avoir cru quelque temps une fourberie si maladroite et si atroce.

11° L’improbabilité frappante que Du Jonquay et sa mère aient avoué tant de fois et signé chez un commissaire qu’ils n’avaient point donné les cent mille écus à M. de Morangiés, si en effet Du Jonquay avait fait le prodige de les porter. Il n’est pas dans la nature qu’on se résolve ainsi à perdre toute sa fortune, à être puni d’un supplice flétrissant, quand rien ne force à faire un tel aveu. On a déjà observé qu’il n’y a personne en France qui signât ainsi la perte de tout son bien, sa bonté et son supplice, même au milieu des tortures.

Certes, soit que Desbrugnières ait froissé un bouton de Du Jonquay, soit qu’il ne l’ait pas froissé, il résulte que cet homme et sa mère ont confessé très-librement un crime d’ailleurs avéré.

12° Le discours tenu par Du Jonquay devant les officiers de la police : « Je signerai, si l’on veut, que j’ai volé tout Paris. » Quel est l’homme qui s’exprimerait ainsi, si son âme n’était pas aussi basse que criminelle ? Ce seul discours, échappé au coupable, dévoile le crime à quiconque connaît un peu le cœur humain, à quiconque réfléchit. On a du moins des deux côtés preuve contre preuve par écrit. Il ne s’agit donc plus de considérer laquelle doit prévaloir. Or quel est le plus probable, ou qu’un gentilhomme fasse ses billets à des entremetteurs avant de recevoir son argent, ce qui est d’un usage très-commun, ou qu’une famille entière signe librement son crime et sa perte, si elle n’était pas coupable, ce qui n’est jamais arrivé ?

13° La lettre même des sœurs de Du Jonquay au magistrat de la police, qu’on a eu l’absurdité de faire valoir, et qui n’est qu’une preuve incontestable du crime de la famille. Car ces sœurs seraient-elles venues chez un délégué de la police le supplier de les aider à obtenir la grâce de leur frère, si elles n’avaient pas su que ce frère était coupable ? Et ce délégué leur aurait-il laissé la minute de cette lettre, s’il avait voulu les tromper ?

14° La publicité que la Véron prêtait par des entremetteuses de petites sommes sur gages, qu’elle subsistait de ce commerce infâme : ce qui prouve que cette maison était un repaire d’usure et d’escroquerie.

15° La certitude que la Véron avait vendu depuis peu une rente de six cents livres : ce qu’elle n’aurait pas fait dans une extrême vieillesse, si elle avait eu alors cinq cent mille francs de bien qu’on lui attribue.

16° Le testament aussi vicieux qu’absurde qu’on a fait signer à la Véron mourante, testament qui est un vrai plaidoyer, testament dans lequel elle contredit tout ce qu’on lui avait fait dire auparavant. Elle avait assuré qu’elle n’avait que ces cent mille écus prétendus, et, par cet acte, elle avait possédé plus de cinq cent mille livres.

17° Le comte de Morangiés traîné en prison pour avoir suborné des témoins, déclaré innocent par le premier juge, et cependant prisonnier encore.

18° Le chirurgien Ménager enfermé dans un cachot par ordre du même juge, parce qu’un des témoins de Du Jonquay était, le 23 septembre 1771, entre les mains de ce chirurgien : parce que ce témoin vérolé avait ce jour-là le corps frotté de mercure, la tête enflée, la langue pendante, et la mort entre les dents ébranlées ; parce que ce vérolé avait osé dire qu’il avait vu ce jour-là même dans les rues Du Jonquay portant cent mille écus à pied, et que ce chirurgien, interrogé, avait répondu qu’il était difficile qu’un vérolé, dans cet état, pût se promener dans Paris.

19° La déposition précise d’un compagnon de ce vérolé, qui jouait aux cartes avec lui dans le temps même que ce malheureux prétendait avoir vu Du Jonquay courir chargé d’or dans les rues.

20° Une Tourtera, une courtière, une prêteuse sur gages, une marraine du vérolé, une gueuse sortant de l’Hôpital, écoutée comme un témoin irréprochable.

21° Un cocher, un bretailleur, un ami de Du Jonquay, écouté comme un témoin grave.

22° Une autre gueuse[12] condamnée au fouet par la Tournelle, écoutée quand elle calomnie M. de Morangiés, et rejetée quand elle se repent publiquement de son crime. Le parlement entendra sans doute cette misérable, qui peut fournir un fil à l’aide duquel les juges sortiront de ce labyrinthe.

Je vous ai indiqué, messieurs, plus de vingt preuves de l’innocence de votre compatriote et du délit de ses adversaires. Vous en découvrirez plus de cent si vous voulez lire avec attention tous les mémoires. La cabale acharnée à diffamer, à perdre la maison Morangiés, vient d’abuser étrangement de la candeur d’un homme de bien qui, ayant d’abord soutenu cette abominable cause, s’est cru malheureusement engagé à la défendre encore[13].

Il est vrai qu’il n’ose plus parler du testament frauduleux de la Véron, à qui on fait dire qu’elle avait donné deux cent mille francs à sa fille, après avoir attesté si souvent le ciel qu’elle perdait tout en perdant les prétendus cent mille écus portés au comte de Morangiés. Il se tait sur cette contradiction trop manifeste et trop terrible pour les accusateurs de votre compatriote.

Il ne ramène plus sur la scène ce généreux, ce bienfaisant Aubourg, ce tapissier, cet homme d’affaires qui a eu la bassesse insolente d’acheter publiquement le procès de la Véron, dans lequel il pourrait gagner plus de cent cinquante mille livres. Ces infamies ont révolté sans doute M. l’avocat Vermeil. Mais qu’on a trompé sa bonne foi sur le reste ! De combien d’anecdotes inutiles au fond de l’affaire l’a-t-on surchargé ! Que de contradictions on lui a présentées comme des vérités qui se conciliaient ! Comme on l’a fait tomber dans le piège !

Pour ne pas rendre ma lettre trop prolixe, je vous en donnerai seulement quelques exemples bien frappants.

M. Vermeil avait dit, dans son premier mémoire, que Du Jonquay était un jeune innocent arrivé de province pour acheter une charge dans la magistrature. Il nous le montre, dans son second factum, comme un praticien consommé, dès l’an 1767, dans le métier de la chicane. Il faut voir avec quelle vivacité ce Du Jonquay poursuit le payement d’un billet de deux mille livres que M. l’abbé Le Rat avait fait à sa grand’mère, sans qu’on sache à quelle usure ; comme après la mort de M. l’abbé Le Rat il excède M. Gatou ! Cette guerre, il faut l’avouer, dément un peu la simple innocence avec laquelle il a porté cent mille écus à un officier publiquement obéré, et les lui a confiés sans prendre la moindre sûreté. Ce contraste seul, messieurs, démontre assez l’absurdité de toute la fable qu’on a forgée.

Le même avocat ayant dit, dans son premier mémoire, d’après Du Jonquay, que le comte de Morangiés avait écarté tous les domestiques de la maison le jour des treize voyages, avoue, dans le second mémoire, qu’ils y étaient tous ce jour-là même. Voilà déjà une contradiction bien formelle qui anéantit toute la fable de la cabale. Tous ces domestiques, témoins nécessaires, avouent cette vérité déjà tant reconnue, que Du Jonquay n’est venu qu’une seule fois chez leur maître, le 23 septembre 1771.

M. Vermeil avoue ingénument que leurs dépositions sont concordantes ; et, après avoir dit qu’elles sont concordantes, il essaye de les trouver contradictoires.

Un voisin dit qu’il était sur le pas de la porte, les jambes croisées, et qu’il n’a vu entrer personne, quoiqu’il en soit entré plusieurs dans cette matinée. Quel rapport ce fait minutieux peut-il avoir avec les treize voyages absurdes de Du Jonquay ? Ce voisin doit-il avoir eu toujours les jambes croisées à la porte pendant huit heures ?

L’avocat croit voir des contradictions dans des domestiques qui peuvent se méprendre de quinze ou trente minutes.

M. le chevalier de Bourdeix arrive chez M. de Morangiés ce matin même. Il y passe environ deux heures ; il ne voit point paraître Du Jonquay ; il l’atteste devant les premiers juges. L’avocat veut infirmer le témoignage de ce gentilhomme, parce que la femme du suisse dit qu’il était en redingote, attendu qu’il pleuvait alors, et que M. de Bourdeix, à qui on demande quel habit il portait, répond que son justaucorps était de velours. L’avocat croit trouver une contradiction dans cette réponse, comme s’il n’était pas très-naturel de couvrir son velours d’une redingote pendant la pluie.

Du moins M. Vermeil a trop de pudeur pour dire que M. le chevalier de Bourdeix soit un faux témoin ; mais d’autres n’ont pas tant de délicatesse. Ils le traitent de Gascon fripon qui jure pour un Languedocien fripon, parce qu’ils sont tous deux gentilshommes. Si l’on en croit cette cabale, il suffit d’être d’un sang noble pour être un coquin, et la vertu ne se réfugie que chez une entremetteuse sortie de l’Hôpital, chez le cocher Gilbert, chez un clerc de procureur vérolé, chez Du Jonquay, soldat dans les troupes des fermes, et marchandant une charge de magistrat.

À quelles ressources, hélas ! l’éloquence et la raison même sont-elles réduites quand elles combattent la vérité !

Qu’importe à toute cette grande affaire ce qu’aura conté un soir M. de Morangiés à Mme Maisonneuve et à M, Cochois ? On a la barbarie de reprocher à un maréchal de camp d’avoir vendu ses boutons de manchettes d’or, et un crayon d’or. Je ne sais pas quel jour il les a vendus ; mais son avocat assure que la cabale usurière a réduit ce gentilhomme à un état qui doit exciter la compassion des juges, et soulever tous les cœurs en sa faveur.

Voyez, messieurs, contre quels ennemis vous avez à combattre. Vous avez le roi pour vous ; il faut espérer que vous ne serez point battus. M. Linguet achèvera de détromper M. Vermeil ; il achèvera de montrer la vérité à tous les juges. On s’est plaint de sa vivacité ; mais il faut pardonner à son feu, qui brûle, en faveur de la clarté qu’il donne.

Je suppose, messieurs, que Solon, Numa, Aristide, Caton, le chancelier de L’Hospital, reviennent sur la terre, et qu’on leur donne cette cause à examiner : n’agiraient-ils pas comme M. de Sartine ? Ne diraient-ils pas : La famille Véron a confessé son délit de son plein gré : donc la famille la commis ; elle a écrit de son plein gré à son propre avocat : Rendez les billets : donc il faut les rendre ? Tel est l’arrêt de la voix publique. J’ignore si nos formes peuvent s’y opposer.

Je suis avec un profond respect, Messieurs,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

VOLTAIRE.

LETTRE III

À Ferney, 26 auguste 1773.

MESSIEURS,

Vous savez que plusieurs officiers, pénétrés de l’innocence de M. le comte de Morangiés, en connaissance de cause, ont fait un fonds pour lui en présence de M. le marquis de Monteynard[14]. Si votre province en fait un, mon neveu vous demande la permission de se joindre à vous.

C’est une réparation authentique de la sentence inouïe du bailliage du Palais, juridiction dont vous n’avez jamais entendu parler. Si cette malheureuse sentence subsistait, notre nation en devrait peut-être autant rougir que des arrêts qu’un aveuglement barbare dicta contre les Calas, contre les Sirven, contre les Montbailli, contre le cultivateur Martin, contre le brave Lally, contre l’infortuné chevalier de La Barre, enfant imprudent à la vérité, mais enfant qu’il était si aisé de corriger, mais enfant de grande espérance, mais petit-fils d’un lieutenant général qui avait si bien servi l’État ; enfin contre tant d’autres citoyens, dont les meurtres juridiques ont épouvanté la nature et la raison humaine.

La sentence rendue par le bailliage n’est pas, à la vérité, de l’atrocité de ces arrêts : la cause ne le permettait pas ; mais l’absurdité est encore plus grande. Il ne faut pas que la France passe pour ridicule aux yeux de l’Europe, après avoir passé pour cruelle. Nous n’avons pas acquis assez de gloire dans la dernière guerre[15] pour que nous n’ayons pas soin de notre réputation dans le sein de la paix. Il serait triste qu’il ne nous restât d’autre gloire que celle d’avoir cultivé les beaux-arts il y a cent ans, et que nous eussions aujourd’hui la honte d’avoir persécuté la vérité en tout genre sans la connaître.

Le parlement de Paris, messieurs, examine l’affaire avec autant d’attention que d’intégrité. Espérons de lui la restauration de la justice qu’un bailli[16] vient de violer, à l’étonnement de quiconque a le sens commun.

Il est démontré aujourd’hui qu’une foule de vils usuriers escrocs a volé cent mille écus en billets à M. de Morangiés. Tout le monde convient que la fable de leurs cent mille écus en or est ce que la fourberie et l’insolence ont jamais inventé de plus absurde et de plus punissable.

Quelques personnes, d’abord trompées dans le commencement par les séductions de la famille Véron, se réduisent aujourd’hui à dire qu’à la vérité M. de Morangiés n’a pas reçu les cent mille écus, mais qu’il en a touché probablement une partie[17]. Elles sont honteuses d’avoir cru un moment le roman des treize voyages ; mais elles substituent une autre fable à cette fable décriée. Pardonnons à cette faiblesse de leur amour-propre ; mais il eût été plus beau d’avouer son erreur sans détour.

Il ne faut pas supposer ce qu’aucun des avocats des Véron n’a jamais osé dire. Tous ont fait retentir à nos oreilles le prêt imaginaire des cent mille écus : Du Jonquay en a fait serment avant de se dédire chez un commissaire. Voilà le procès : il ne faut pas en imaginer un autre, qui, au fond, serait plus absurde encore. Car comment serait-il possible que M. de Morangiés, n’ayant reçu, par exemple, que cent mille francs, comme ces messieurs le supposent, eût été assez ennemi de soi-même pour signer des billets de trois cent vingt-sept mille livres, qui feraient plus de trois fois et un quart la valeur reçue ? Ce serait une usure de deux cent vingt-sept pour cent : usure aussi chimérique que toute la fable des Véron ; usure plus criminelle encore, s’il est possible, que la manœuvre avérée dont ils sont coupables.

Que pour justifier M. de Morangiés on ne rende donc pas cette affaire plus ridicule, plus absurde, et plus incroyable qu’elle ne l’est en effet. Qu’on s’en tienne au procès ; il est assez extravagant.

Je ne connais, messieurs, dans l’histoire du monde, aucune dispute à laquelle la démence n’ait présidé, quand l’esprit de parti s’y est joint. Vous savez que la basse faction des Véron était, il y a quelque temps, un parti formidable : c’était celui du peuple, et vous connaissez le peuple. La faction des convulsionnaires de Saint-Médard ne fut jamais ni plus fanatique, ni plus aveugle, ni plus opiniâtre, ni plus imbécile.

Les mensonges imprimés des avocats de la Véron tenaient tous des Mille et une Nuits, et ont été reçus comme des vérités par M. Pigeon.

Ils peignaient la Véron, veuve d’abord d’un commis des fermes, et ensuite d’un petit agioteur de la rue Quincampoix, comme la veuve d’un riche banquier.

Ils lui attribuaient une fortune immense, et elle couchait à terre, elle et toute sa famille, dans un galetas.

Ils présentaient M. Du Jonquay, son petit-fils, comme un docteur ès lois qui allait acheter trente mille francs une charge de conseiller au parlement, de juge suprême des pairs de France, et ce conseiller n’avait pu seulement demeurer garde dans une brigade d’employés des fermes, et ce conseiller a le style et l’orthographe d’un laquais, et les avocats répondaient qu’un magistrat n’est pas puriste.

Ils affirmaient dans tous leurs mémoires que Mme Véron, sa grand’mère, et Mme Romain, sa mère, étaient des personnes de considération, très-opulentes, très-honnêtes, ne prêtant jamais sur gages, mais empruntant quelquefois sur gages comme de grandes dames ; et le nommé Montreuil, laquais de M. de Florian, affirme, par serment, qu’ayant mangé plusieurs fois avec le magistrat Du Jonquay, la veuve Durand, courtière, lui a proposé de lui faire prêter par Mme Véron vingt-quatre francs, douze francs, pourvu qu’il donnât quelques boucles de souliers, quelques chemises en nantissement ; et M. Pigeon n’a point interrogé ceux à qui la Véron a prêté sur gages des soixante, des quarante, et jusqu’à des neuf francs ! petites sommes dont le trafic la faisait subsister par l’entremise de ses courtières, et qui sont consignées dans le registre des usures dont le dépôt est à la police.

Les avocats parlaient toujours des cent mille écus en or de la veuve, et ils ne disaient rien de sa seule véritable fortune, qui consistait principalement en une rente de six cents livres vendue pour prêter sur gages. C’était là son meilleur effet.

Ces avocats, qui ne pouvaient alléguer que les raisons suggérées par leurs commettants, et qui étaient malgré eux les organes de l’imposture, séduits par la faction, séduisaient le peuple, et faisaient voler l’erreur de bouche en bouche.

Ils célébraient la grandeur d’âme de M. Aubourg, qui, touché de l’embarras d’une famille respectable de fripons, forcée de voler cent mille écus à M. le comte de Morangiés, et à l’opprimer, a pris en main généreusement la cause de cette famille Véron, et se sacrifie aujourd’hui pour elle. Mais il se trouve que ce M. Aubourg, ce héros généreux, est un tapissier devenu écumeur du Palais, qui a acheté ce malheureux procès pour en partager le profit : manœuvre qui n’est guère différente de celle des receleurs.

M. Linguet, défenseur de M. le comte de Morangiés, affirme, dans son résumé, que ce M. Aubourg a volé un étui d’or qu’il a été obligé de rendre. Il reproche à cet homme d’honneur cent autres traits pareils. Il assure qu’il a des preuves que cet Aubourg, instigateur de toute cette infâme affaire, commandait publiquement des pâtés qu’il envoyait au bailliage pendant l’instruction du procès[18] : de sorte qu’au fond on voit un voleur et un receleur protégés par M. Pigeon contre vous, messieurs, et contre l’opinion du roi.

Les avocats attestaient Dieu, devant qui la veuve Véron avait fait son testament après avoir communié. Elle ne pouvait pas tromper Dieu, disaient-ils. — Non, mais elle pouvait tromper les hommes ; ou plutôt on se servait d’elle pour les tromper très-grossièrement, en lui faisant dire qu’au lieu de trois cent mille livres qu’elle assura tant de fois composer tout son bien, elle avait possédé cinq cent mille livres. On la faisait mentir dans ce testament comme elle avait menti pendant sa vie.

Ces avocats fondaient leurs plaidoyers sur le témoignage de personnages dignes de foi qui avaient déposé pour les Véron. Mais qui étaient ces témoins irréprochables ? Une femme infâme, enfermée plusieurs fois à l’Hôpital ; son filleul, commis des fermes et chassé ; un cocher, l’ami de Du Jonquay, qui déposaient des choses absurdes, incroyables, impossibles. Cent dépositions de cette espèce ne pèsent pas le témoignage d’un honnête homme. C’est assez de deux témoins, quand ce sont des hommes de bien qui s’accordent sur des faits vraisemblables ; mais la foule d’une canaille qui dépose des faits dont le seul récit choque la raison, et qui se contredit sur presque tous ces faits, n’a pas plus de poids que les quatre mille gredins qui virent les miracles de l’abbé Paris.

Dira-t-on que ces contradictions de la bande de Du Jonquay sont des preuves en sa faveur, « parce qu’elles ne sont pas faites de concert[19] » ? Non, messieurs, ils ne se sont pas concertés pour se couper dans leurs réponses, mais ils s’étaient concertés pour le crime.

Enfin, messieurs, je vous le répète. Du Jonquay et sa mère ont librement avoué, ont signé leur crime chez un commissaire au Chatelet, dont la réputation est intacte. Ils n’ont été forcés à cet aveu chez le commissaire, ni par aucun traitement rigoureux, ni par la moindre menace. Ils ont confessé le crime le plus vraisemblable, le plus ordinaire : car est-il quelque chose de plus commun que de voir des usuriers escrocs ? Et on oserait encore accuser un maréchal de camp du crime le plus rare, le plus extravagant, le plus ridicule, le plus impossible, d’avoir emprunté cent mille écus en or des pauvres habitants d’un galetas, pour avoir le plaisir de les faire pendre !

Les avocats ont osé dire que cet aveu ne vaut rien chez un commissaire, parce que Du Jonquay avait reçu un coup de poing chez un procureur. Il semblait, à les entendre, que quatre bourreaux eussent mis Du Jonquay et la Romain à la question ordinaire et extraordinaire. Cent mille personnes dans Paris étaient persuadées que la police avait torturé pendant sept heures, et presque jusqu’à la mort, un homme destiné à être conseiller au parlement, et Mme Romain, sa mère, pour leur escroquer cent mille écus, dont les voleurs privilégiés, qui siègent dans les antres de la police, partageaient le profit avec M. de Morangiés, maréchal de camp des armées du roi. Ce nuage de mensonges absurdes, de calomnies grossières, est enfin dissipé, et peut-être pour en reproduire bientôt quelque autre plus ridicule encore et plus funeste.

Mais, messieurs, quand une fois la vérité a paru aux yeux des sages, dans quelque genre que ce puisse être, il n’est plus possible de la détruire. On ne peut plus ôter l’honneur à la maison de Morangiés, on ne peut que la ruiner.

Je suis, etc.

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LETTRE IV[20]

À Ferney, 8 septembre 1773.

MESSIEURS,

Permettez-moi de joindre mes acclamations et celles de mon neveu, M. de Florian, aux vôtres.

Il eût été honteux à jamais pour la France qu’une horde infâme d’usuriers escrocs eût accablé en justice la vertu d’un maréchal de camp qui a servi la patrie avec honneur, ainsi que tous ses ancêtres. Le roi, sans être instruit de la procédure, avait, par les seules lumières d’un esprit éclairé et droit, déclaré la fable inventée par les Véron ce qu’elle est en effet : le comble de l’absurdité la plus grossière et de l’audace la plus effrénée. L’opinion du roi et de tous les hommes sages me rassurait. Les formes seules pouvaient me donner quelque légère inquiétude.

M. Linguet, avocat de M. le comte de Morangiés, résistant seul, par sa fermeté et par son éloquence, à une foule d’avocats séduits par les Véron, devenus malgré eux les organes du mensonge, à la cabale d’une populace déchaînée, à la sentence d’un bailliage prévenu et partial, s’est fait une réputation qui durera autant que le barreau.

Le parlement s’en est fait une plus grande en débrouillant ce chaos de fraudes et d’impostures, accumulées pendant deux ans entiers par tant de suppôts de l’usure et de la chicane.

La raison et l’équité ont dicté son arrêt[21]. La cabale est rentrée dans le néant ; il ne reste à ceux qu’elle avait entraînés que la honte d’avoir été surpris par elle.

Cet exemple fera voir combien nous devons respecter et chérir des juges qui, n’étant point entrés dans le sanctuaire de la justice par la porte de la vénalité, et choisis par le roi pour être justes, avaient confondu eux-mêmes toute cabale en s’occupant uniquement de leurs devoirs sacrés.

Les chambres assemblées travaillèrent à ce jugement, le 3 de ce mois, depuis cinq heures et demie du matin jusqu’à six heures et demie du soir, sans prendre ni repos ni nourriture. Il faut les regarder comme les pères de la patrie. On voit, par cet arrêt mémorable, qu’ils ont été encore plus occupés de justifier la vertu opprimée que de punir le crime ; et M. de Morangiés me mande que ses sentiments s’accordent avec l’arrêt.

La faction des Véron avait tellement préoccupé une grande partie de tout Paris que j’ai lu, dans les Nouvelles à la main du 3 auguste[22], ces propres mots : « Tout le monde s’étonne de la part singulière que prend M. de Voltaire à cette affaire ténébreuse. » C’est ce qu’avait déjà imprimé un des avocats des Véron.

La part que j’ai prise, messieurs, à cette affaire qui n’a jamais été ténébreuse pour moi était fondée sur la conviction, sur l’examen de tous les papiers que M. le comte de Morangiés avait bien voulu m’envoyer, sur les mémoires solides de M. Linguet, sur ceux mêmes de ses adversaires ; enfin sur l’ancienne amitié dont l’aïeul de M. de Morangiés honora toujours mon père. J’ai rempli mon devoir, et je crois le remplir encore on vous félicitant.

Je suis avec un profond respect, Messieurs,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

VOLTAIRE.


FIN DES LETTRES, ETC.

  1. Cette lettre et les trois qui la suivent étant datées sans que rien contredise leurs dates, elles sont publiées successivement. (B.)
  2. Cette lettre avait été insérée dans un des mémoires de Linguet.
  3. Florian était alors à Ferney. (G. A.)
  4. Voyez ci-dessus, page 27.
  5. Le procès n’avait pas été acheté par Aubourg, ainsi que nous l’avons déjà remarqué tome XXVIII, page 509.
  6. « Ce qui rend le nouvel ouvrage de M. de Voltaire extrêmement insidieux, disent les Mémoires secrets, c’est l’adresse infernale qu’il a eue d’y insérer le propos du roi… » Ajoutons que Voltaire avait tronqué ce propos. Louis XV avait ajouté qu’il y avait mille contre un à parier que Morangiés perdrait. (G. A.)
  7. Voyez page 66.
  8. C’était plus qu’un coup de poing ; voyez page 57.
  9. Il est à remarquer que, dans la foule des contradictions étonnantes dont fourmillent toutes les pièces des Véron, on a fait dire à cette veuve qu’elle n’avait jamais eu que ces cent mille écus, et on la fait riche de cinq cent mille francs par son testament. (Note de Voltaire.)
  10. Le mémoire de Linguet, intitulé Observations pour le comte de Morangiés, contenait des termes injurieux dont un arrêt du parlement, du 2 juillet 1773, ordonnait la radiation et suppression. (B.)
  11. Voltaire veut désigner sans doute le comte de Rochefort.
  12. La fille Hérissé.
  13. Vermeil, qui n’avait rien écrit depuis la première sentence, venait de faire paraître un volumineux mémoire intitulé Preuves résultantes du procès pour la dame Romain et le sieur Du Jonquay, son fils, contre le comte de Morangiés, maréchal de camp, le sieur Dupuis, inspecteur de police, le sieur Desbrugnières, son adjoint, et encore contre M. le procureur général.
  14. Alors ministre de la guerre.
  15. La guerre de 1756-63, appelée guerre de Sept ans.
  16. Pigeon.
  17. C’était au fond l’opinion de Voltaire. (G. A.)
  18. Cela rappelle les quinze louis du procès de Beaumarchais, dont le premier mémoire paraissait en même temps que cette lettre.
  19. Expression de Pascal, voulant justifier les contradictions des évangiles.
  20. }}Cette quatrième lettre est le chant de victoire. Elle parut quelques jours après l’arrêt du parlement en faveur de Morangiés.
  21. Du 3 septembre 1773.
  22. Voltaire désigne ici les Mémoires secrets de Bachaumont. L’article qu’il cite manque dans plusieurs éditions de ces Mémoires.