À la plus belle (1877)/Chapitre 8
VIII
COMPÈRE GILLOT
Le mont Saint-Michel était comme un géant sombre au milieu des grèves inondées de lumière. Sur le rocher noir, les hautes et fortes murailles se dressaient, surmontées par les édifices du monastère, au-dessus desquels l’église s’élançait hardiment. Au-dessus de l’église, la Merveille tenait en équilibre son campanile fier, couronné par la statue d’or de l’Archange.
Les vitraux de l’église brillaient comme autant d’étincelles au milieu de cette masse d’ombre, et la statue ailée de saint Michel s’enflammait de tous les rayons de midi.
Il y avait au dernier étage des bâtiments qui servaient de retraite aux religieux, une petite cellule dont la fenêtre étroite s’ouvrait sur la baie. On voyait de là Cancale, la Houle, les côtes de Cherrueix, Tombelène et les îles, quand le jour était clair. Cette cellule était si haut montée qu’elle atteignait presque la base du campanile. Un pauvre vieux moine convers l’habitait.
Un moine qui avait été soldat dans sa jeunesse, car il contait de bonnes histoires de guerre. Ses jambes de soixante ans devaient peiner grandement, quand il montait les centaines de marches qui conduisaient à son réduit. Mais il était encore vert et il avait du courage. On l’appelait frère Bruno. Ses ennemis (qui n’a pas d’ennemis en ce monde méchant ?) l’avaient surnommé Bruno la Bavette.
Ce sobriquet faisait allusion au flux de paroles qui était la maladie chronique, incurable de l’excellent moine convers.
C’était à peu près l’heure où s’achevait le dîner des maîtres au manoir du Roz. Frère Bruno était seul dans sa cellule, ce qui ne l’empêchait point de causer très activement.
— Oui, oui, bien ! disait-il en arrangeant les draps de sa dure couchette ; oui, oui, oui… oui, oui… oui ! C’est moi qui me trompais, j’en conviens ; c’est tout ce que peut faire un homme !… Et en voilà assez, n’est-ce pas ? Puisque j’avoue que je me suis trompé, c’est fini ! Errare humanum, comme dit le prieur : perseverare autem diabolicum. Quoiqu’on se trompe souvent de bonne foi ! Et alors… mais voilà ! Je croyais que c’était en l’an vingt-huit, et je me rappelle bien à présent que c’était avant ma querelle avec Benoît de Gévezé, qui me donna un coup de cisaille à couper les haies, pour ce que j’avais crié à sa ménagère en sortant de vêpres : Dieu vous garde ma jolie Catiche ! Et ça me fait souvenir de son frère… le frère de Catiche, s’entend, qui était pour lors le beau-frère de Benoît et qui s’appelait… qui s’appelait…
— Bernard, pardienne, mon vieux !
— Non, mon fils, ce n’était pas Bernard…
— Mais si…
— Que nenni ! que nenni ! Je n’ai pas la berlue !
— Est-il entêté, ce vieux baudet !
— Bon te voilà parti ! Tu te mets en colère pour rien ! on discute et on ne se fâche pas ! C’est ma manière à moi… Si tu veux te fâcher, je n’en suis plus.
L’interlocuteur à qui frère Bruno avait avoué loyalement qu’il se trompait était frère Bruno la Bavette. L’homme à qui frère Bruno reprochait avec modération ses emportements était pareillement frère Bruno.
Le bonhomme était arrivé à cette suprême perfection de la science bavarde qui se passe de la réplique ou plutôt qui se la donne. Narcisse s’admirait dans le cristal des fontaines. Le bavard, parvenu au summum de son art, n’a même pas besoin d’un écho pour prolonger son ingénieuse et solitaire causerie.
Il cause, il discute, il prouve, il réfute. On a vu des bavards, dédaignant le duo monotone, se lancer dans le trio et aborder même les difficultés de la partie carrée. Entre tous les mortels, ces bavards sont heureux.
La chaleur que frère Bruno mettait dans sa discussion avec lui-même, l’empêcha d’entendre un bruit provenant de la marche d’un homme qui furetait avec précaution dans le corridor. Cet homme n’était ni un moine ni un habitué du couvent, car il semblait aller un peu à l’aventure.
Ce pouvait être un des nombreux pèlerins qui affluaient au Mont depuis quelques semaines. Ce pouvait être aussi un vassal de la suite du roi de France.
En admettant cette dernière hypothèse, le costume de notre homme ne faisait, en vérité, point d’honneur à la magnificence du plus puissant monarque de ce siècle. Il portait des chausses étriquées en futaine grise, qui accusaient un long usage et se pelaient aux jointures de ses jambes maigres. Son surcot de drap brun affectait au contraire une certaine ampleur. Sa coiffure était un bonnet à bateau, dont les bords repliés carrément formaient cette visière tombante qui caractérise encore de nos jours les devantières des pêcheurs montois.
Sur sa poitrine, entre les plis de son surcot, on apercevait pourtant les deux bouts d’une chaîne dorée, qui devait soutenir un objet caché dans son sein.
Ce personnage avait dans son allure quelque chose de particulièrement mystérieux.
Quinze ou vingt cellules donnaient sur le corridor. Notre homme au surcot brun marcha de porte en porte, lisant les noms de religion écrits sur chacune d’elles.
— Frère Pacôme, frère André, frère Hilaire.
Il passait. Ce n’était ni à frère Pacôme, ni à frère André, ni à frère Hilaire qu’il voulait présentement-parler.
Enfin, il lut sur une des dernière portes : Frère Bruno.
Il s’arrêta, et sa main sortit des larges manches de son surcot pour tirer la petite corde qui pendait au dehors, et qui communiquait avec la targette intérieure.
Mais sa main hésita au moment d’ouvrir, et il se prit à écouter.
— Allons ! grommela-t-il, voilà je ne sais combien de centaines de marches raides montées en pure perte ! le bonhomme n’est pas seul !
— Non, disait-on dans la cellule ; non, moi je ne comprends pas ça ! Entrc amis, pourquoi se disputer ?
— Mais qui songe à se disputer avec toi, mon cher camarade ?
— Toi ! c’est clair !
— Pas du tout ! c’est toi ! ton caractère est insupportable !
— Ah ça ! se dit notrc homme au surcot brun, qui avait déjà fait deux ou trois pas pour se retirer ces gens se querellent avec une seule voix !
Il revint et mit son œil au trou de la ficelle. Quand il se redressa, son visage bilieux et jaune, ou brillait une remarquable intelligence, était éclairé par un rire silencieux. Il tira la ficelle sans phis hesiter et entra dans la cellule.
— Oh ! oh ! s’écria frère Bruno en interrompant brusquement la dispute commencée ; bonjour, l’homme ! Vous auriez pu frapper avant d’entrcr.
— Mon digne frère… commença l’étranger.
— Bon ! bon ! l’ami ! vous paraissez avoir la langue bien pendue. Mais, je n’aime pas beaucoup les bavards.
— C’est ce qu’on dit, mon frère.
— Pour ça, je suis bien connu ! Donc, réglez-vous là-dessus, je vous prie. Soyez bref, concis et précis.
— Je tâcherai, mon frère.
— Comment vous appelez-vous ? Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
— Mon frère, répondit doucement l’étranger que ce ton important du moine servant ne semblait offenser en aucune manière, je m’appelle Gillot du nom de mon père, taillandier de fer à Tours en Touraine, et Pierre sur les fonds du saint baptême. Je suis valet de maître Olivier le Dain, barbier juré du roi, et je viens de la part dudit maître Olivier pour vous demander des renseignements…
— Maître Olivier le Dain et maître Tristan Lhermite ! murmura le moine ; le rasoir et la corde ! Et pourquoi maître le Dain n’est-il pas venu lui-même !
— Le service de Sa Majesté…
— Bien ! bien ! l’homme ! vous devriez dire à votre honoré maître de vous faire un peu le poil, car vous l’avez long et rude.
Pierre Gillot eut un humble et honnête sourire.
— Mon cher frère Bruno dit-il, vous êtes d’un caractère joyeux et tout aimable. C’est le prieur claustral qui vous a indiqué à mon maître, lui disant que vous connaissiez par le menu toutes les familles des pays dolois, dinannais et malouin, sachant les chroniques…
— Ah ! la langue ! la langue que vous avez, notre ami ! s’écria Bruno ; mes oreilles en tintent ! Quant à savoir de bonnes aventures, oui, oui ! Et des chroniques, passablement ! Pourquoi ? Parce que j’ai porté l’épée avant d’égrener le rosaire…
— Vraiment ! interrompit Pierre Gillot.
— Pour Dieu ! laissez-moi souffler un pauvre mot ! Vous me rappelez, pour la figure que vous avez citron et pour la voix que vous avez doucette, le pauvre Alary de Tréguier, qui fut pendu en l’an trente-six, pour le vol d’un encensoir à la chapelle de Saint-Gabin…
Pierre Gillo se signa.
— Le vol d’un encensoir, mon frère ! s’écria-t-il.
— Oh ! fit Bruno mécontent ; croyez-vous être meilleur
chrétien que moi, l’homme ? Cela me fait souvenir…
Pierre Gillot lui prit la main d’une façon tout insinuante.
— Souffrez que je m’acquitte de mon message, dit-il, je ne suis qu’un pauvre serviteur, et si je tardais à revenir, on me gronderait. Parmi les familles de la frontière bretonne, j’entends les familles nobles, mon maître voudrait en trouver une, ou plutôt un membre de cette famille-là, qui fût en situation de tenter un coup hardi pour acquérir une fortune nouvelle ou pour reconquérir une fortune perdue.
— Oui-dà ! et c’est maître Olivier qui tient cette fortune dans sa main ?
— Maître Olivier… ou le roi de France.
— Oui-dà ! rëpéta Bruno, eh bien, Pierre Gillot, mon ami, toutes les familles bretonnes, de même que toutes les familles des autres pays, aiment assez à faire fortune quand elles sont pauvres. Quand elles sont riche, elles ne répugnent pas beaucoup à augmenter leurs domaines. C’est donc une question de hardiesse.
— Précisément.
— Ou d’honneur ! acheva le moine convers qui regarda son interlocuteur en face.
Celui-ci baissa les yeux.
— Et peut-on savoir, mon ami Pierre Gillot, de Tours en Touraine, reprit Bruno, à quoi maître Olivier le Daim compte employer la susdite hardiesse ?
— À une œuvre loyale, mon frère, qui rapprochera le roi de France et le duc de Bretagne.
— Ah ! que tu parles bien pour un valet de barbier, mon ami Gillot, que tu parles bien ! Alors, c’est une famille honorable qu’il te faut ?
— Très honorable.
— Et dont le chef soit un peu prêt à tout ? Car c’est un homme que tu demandes ?
— C’est un homme.
— Un chevalier ?
— S’il se peut… En tous cas, un gentilhomme qui ait ses entrées auprès du duc François.
— Ah ? que je vois bien ton affaire, mon Gillot ! Un trop grand seigneur ne te vaudrait rien ?
— C’est vrai.
— Tais-toi, mon homme ! ta langue te perdra ! un trop grand seigneur ne se risquerait pas assez, n’est-ce pas ? Mais un pauvre chevalier, brave comme un lion, ambitieux comme on l’est quand on a un fils de dix-huit ans qu’on voudrait mettre sur un trône, tant on l’adore, cet enfant-là !. Un chevalier connu personnellement du duc François… chéri de ses pairs, idolâtré de ses vassaux…
— Où est-il ce gentilhomme ? demanda Gillot vivement.
— Où il est, mon compère Gillot, de Tours en Touraine, dit Bruno avec un sourire sec. Il est là où nous irons tous, sur la semaine ou bien le dimanche, comme disait le greffier Rocher, qui était en même temps marguilier de l’église de Fougères. Il est au cimetière, là-bas, en la paroisse du Roz, qui était de son domaine.
Pierre Gillot avait froncé légèrement le sourcil.
— Ah ! mais ! s’écria le moine, voilà qui faisait un chevalier, ce messire Aubry de Kergariou ! le petit Jeannin, du bourg des Quatre-Salines, que j’appelais autrefois Peau-de-Mouton (à cause qu’il en portait une trouée en guise de surcot, mon compère) et qui est aujourd’hui un homme d’armes aussi robuste que Dunois ou Pothon, mais je parle du temps passé, le petit Jeannin m’a conté la mort de messire Aubry… Ah ! mon compère Gillot, de Tours en Touraine, sa mort fut celle d’un héros et d’un saint ! Ce fut devant Montlhéry, cette nuit où le roi Louis abandonna son camp et son armée pour se sauver en Normandie…
Pierre Gillot se détourna et fit mine de regarder la mer par la petite croisée de la cellule.
— Messire, Aubry, continua Bruno, avait été séparé de ses bonnes lances, il était entouré par les Français qui ne donnaient guère merci aux Bretons, vous le savez bien ; messire Aubry était seul avec Maître Loys, son grand lévrier noir, qui ne le quittait jamais et qui était déjà vieux. Ce maître Loys a laissé une chienne, Dame-Loyse, qui est au logis là-bas. Donc, la lance de messire Aubry se brisa, son épée se rompit, sa hache d’armes tomba en morceaux avant qu’il eût une seule blessure. Mais quand sa main fut désarmée, on le perça tout à loisir. Le petit Jeannin courait les champs à la recherche de son maître ; il le trouva au milieu d’une demi-douzaine de Français morts. Maître Loys, éventré, baignait dans son sang et ne respirait plus. Messire Aubry leva la tête et dit :
— Ma vie à mon seigneur le duc, mon âme à Dieu, ma dernière pensée à Mme Reine et à mon cher enfant.
— Ah ! ah ! fit Pierre Gillot qui écoutait avec résignation, il y a un enfant ?
— Un beau jeune gentilhomme.
— Quel âge a-t-il ?
— Attendez, mon compère…
Frère Bruno se mit à compter sur ses doigts.
— C’était en l’an cinquante, murmura-t-il ; cinquante, je dis bien ; le vieux seigneur Hue de Maurever avait ajourné notre duc François Ier à comparaître dans quarante jours devant le tribunal de Dieu, pour répondre du meurtre de son frère, Monsieur Gilles de Bretagne. Le duc François avait mis à prix la tête de Monsieur Hue. Le coquin de Méloir voulait épouser Reine, fille du vieux chevalier ; il se mit aux trousses du père pour avoir la fille. Comment trouvez-vous cela ? Les soudards de Méloir incendièrent le village de Saint-Jean et les vassaux de Maurever, quittant leurs maisons brûlées, vinrent se réfugier au rocher de Tombelène avec leur maître… Ah ! ah ! j’y étais aussi, car je m’étais échappé du couvent pour aller me battre… de quoi, mon compère Gillot, de Tours en Touraine, j’ai dû faire pénitence, c’est vrai, mais je m’en étais donné ! ah ! glorieux archange ! nous élevâmes un rempart en une nuit. C’est là que je vis bien que Jeannin, le petit coquetier, deviendrait un fier homme d’armes ; je lui disais Peau-de-Mouton, mon ami… Mais s’il fallait répéter tout ce que je lui dis cette nuit-là, nous resterions ici jusqu’à demain matines. Il y eut de bons coups. Le chevalier Méloir mourut ensablé par les lises, parce que Peau-de-mouton, qui avait les cheveux blonds comme une fillette, s’était déguisé en fée des Grèves pour tromper sa poursuite… Mon compère, entendîtes-vous parler quelquefois de la fée des grèves ?
— Non, jamais, répondit Pierre Gillot sans défiance.
— Eh bien ! reprit frère Bruno la Bavette, je vais vous conter par le menu dix ou douze bonnes aventures qui vont nous mener tout doucement jusqu’à l’heure du souper. Asseyez-vous là, mon compère.
— Mon bon frère, répliqua Gillot, je veux bien m’asseoir, car je me plais singulièrement en votre compagnie, mais j’écouterai une autre fois vos aventures. Aujourd’hui occupons-nous des ordres de mon maître.
— À votre volonté, mon ami : Dieu merci, je n’aime pas beaucoup raconter des histoires. Où en étions-nous ? à l’âge de l’enfant que vous vouliez connaître. Eh bien ! l’enfant qui s’appelle Aubry, comme son père, peut avoir dix-sept ans et demi.
— C’est trop jeune.
— Il s’agit donc d’une bien importante besogne !
— Une affaire d’État.
— Aïe ! mon compère ! s’écria le moine ; une affaire d’État menée par le Dain le barbier ! ça doit être noir comme sac à charbon ! Je ne suis pas encore descendu plus bas que l’église depuis l’arrivée du roi de France au monastère, car mes pauvres jambes n’en veulent plus, mais j’ai ouï dire que cet Olivier le Dain était l’âme damnée de son maître.
— Si vous connaissiez le roi, mon bon frère… commença Pierre Gillot.
— Je le connais de renommée, mon compère.
— Écoutez, interrompit Gillot ; le prieur m’a affirmé que vous étiez un homme de grand sens et de bon conseil…
C’est donc pour me tenir en humilité chrétienne que le prieur me dit toujours à moi que je suis un vieux fou !
— Le temps me presse et mon maître m’attend. Avec vous je ne veux pas aller par quatre chemins ; je suis venu parce que je sais que vous avez d’anciennes relations d’amitié avec ce Jeannin dont vous avez prononcé le nom.
— Jeannin des Quatre-Salines ?
— Jeannin l’homme d’armes, qui sera chevalier demain, si vous voulez.
— Merci Dieu ! s’écria le moine, si je le veux ! Jeannin est la meilleure lance du monde entier, mon compère ! et son cœur vaut dix fois mieux que sa lance ! mais…
Il s’arrêta et regarda pour la seconde fois en face son mystérieux visiteur.
— Mais depuis quand, acheva-t-il, les valets de barbier, mon compère Gillot, de Tours en Touraine, peuvent-ils conférer le noble ordre de chevalerie ?