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À la plus belle (1877)/Chapitre 9

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IX

CHARLES ET ANNE

C’est uniquement parce que Pierre Gillot, de Tours en Touraine, était valet de barbier que nous avons mis une sorte de négligence à peindre sa personne. Pourquoi faire un portrait en pied d’un si pauvre hère, quand les pages de ce livre fourmillent de noms nobles ? quand nous aurons sans doute à nous occuper de son illustre maître. Olivier le Dain, comte de Meulon ? et même du maître d’Olivier le Dain, Louis de France ?

Il est bien vrai que l’art ne tient pas compte des grades. Callot, mis en face d’une armée, néglige le général pour dessiner l’humble goujat, dont les loques se drapent mieux sous le crayon.

Charlet, l’Appelles de notre Olympe soldatesque, ne quitte le caporal que pour la cantinière, et la cantinière que pour le conscrit.

Nonobstant ces exemples, nous sommes bien résolus à ne point vous dire combien de rides Pierre Gillot avait sous l’œil droit quand son sourire félin et un peu sournois éclairait son bilieux visage. Nous vous tairons cette circonstance qu’il croisait volontiers ses jambes l’une sur l’autre, alors qu’il était assis. Nous ne vous apprendrons même pas que, devançant les âges, il tournait ses pouces bellement comme nos oncles poudrés, amis de l’Encyclopédie et guillotinés par elle.

Et pourtant Pierre Gillot n’était pas le premier venu. Mais nous aurons à vous reparler de lui.

À cette question du bon frère convers « Depuis quand les valets de barbier confèrent-ils le noble ordre de la chevalerie ? » Pierre Gillot baissa les yeux et frotta du revers de sa manche une tache qu’il avait à ses chausses.

Avez-vous vu les chats lisser leurs poils quand va tomber la pluie ?

Frère Bruno le regardait en homme qui vient de frapper un grand coup.

— Eh ! eh ! mon digne frère, murmura Gillot tout doucement, vous devez être un peu clerc, puisque vous portez le froc depuis longtemps. Voici une anecdote que vous avec pu lire dans l’historien Trogue Pompée, abrégé par Justin : Philippe, roi de Macédoine, père d’Alexandre le Grand avait un ministre qui avait une femme, qui avait un cousin, qui avait un joueur de flûte, qui avait un chien. Le chien devait avoir un philosophe, mais l’histoire garde le silence a cet égard. Un Illyrien, qui s’appelait Philopator ou Philométor, suivant qu’il avait empoisonné son père ou sa mère, eut la fantaisie de gouverner une ville de Cappadoce… À qui pensez-vous qu’il s’adressa ?

— Au roi ? répondit frère Bruno.

— Non pas.

— Au ministre ?

— Du tout

— À la dame ?

— Point.

— Au cousin alors ?

— Pas davantage.

— J’entends, il alla au joueur de flûte.

— Vous n’y êtes pas encore, mon frère il alla au chien, après s’être muni d’un bon morceau de viande qu’il lui offrit avec respect. Le joueur de flûte était fou de son chien, le cousin écoutait le joueur de flûte, la dame avait confiance dans le cousin, le ministre aimait la dame, le roi détestait le ministre : l’Illyrien, de fil en aiguille, eut son gouvernement.

— Ah ! par exemple ! s’écria le frère Bruno, voilà une bonne aventure ! Voulez-vous me la redire pour que je puisse la conter couramment ?

Pierre Gillot répéta son anecdote avec une parfaite obligeance.

— Et la date ? demanda le moine ; car j’aime à dire C’était en l’an.

— C’était en l’an 340 avant Jésus-Christ, mon frère.

— En l’an 340 avant Notre-Seigneur, grommela Bruno, qui faisait son travail mnémotechnique : Fillot-Patte-d’or d’Arménie qui achète de la viande au lévrier du joueur de vielle du cousin de la femme du ministre de Philippe, père d’Alexandre le Grand….… Est-ce bien cela ?

— Parfaitement.

— Le chien devait avoir un nom ? Et le joueur de musique aussi ? c’est égal, ma foi, compère, vous êtes un camarade de joyeux déduit, et je serai bien aise de vous rendre service. C’est donc de mon ami Jeannin que vous avez besoin ?

— Pas moi, mais bien mon maître.

— Alors que signifie l’histoire du levrier ?

— Pasques-Dieu ! murmura Pierre Giliot, voici un vieux retors !… L’histoire du chien, mon frère, vient comme il faut, en ce sens que Jeannin aura affaire à moi.

— Et que lui direz-vous ?

— Mon frère, il y a de riches et nobles héritières à la cour de France ; ce Jeannin est-il marié !

— Il est veuf.

— Sans enfants ?

— Il a une fille belle comme les amours.

— À la cour du roi de France mon frère, il y a de nobles et riches jouvenceaux.

— J’entends bien, mon compère, mais ce que je veux savoir…

— C’est le secret d’État, n’est-ce pas ?

— Juste

Pierre Gillot rapprocha son siège. Il eût fallu être plus expert que le frère Bruno pour découvrir le travail soudain et rapide qui se faisait dans la tête de cet homme. Son visage ne changeait point. Sa parole restait douce et tranquille.

— Aimez-vous les Anglais ! demanda-t-il en fixant sur le moine ses regards subitement relevés.

Le moine crut le voir pour la première fois.

— À peu près comme le chaud-mal, mon compère.

— Eh bien ! ce qu’on veut faire a trait aux Anglais.

— Voyons un peu cela.

— C’est une négociation prise de très loin, et qui se rapporte encore pour un peu à l’anecdoctede Trogue-Pompée, car enfin on pourrait aller tout droit à M. Tanneguy du Chastel, sinon au duc de Bretagne, mais on a le temps, tout le temps, puisque madame la reine n’est encore enceinte que de trois mois.

— La reine de France ! interrompit Bruno qui ouvrit de grands yeux.

— Oui, mon frère, la reine de France, et cette fois, maître Coictier, le médecin du roi, a dit que madame Anne de Beaujeu aurait un petit frère, un dauphin, par Notre-Dame du Plessis !… Et maître Coictier n’a jamais fait erreur en sa vie !

— Ça me rappelle, dit Bruno en riant, l’aventure de Michel Savon, le vétérinaire de Rohan. Il devinait, rien qu’à peser un œuf frais, s’il y avait dedans un cochet ou une poule. Michel Savon est mort en l’an quarante-deux au lieu de la Grand’-Lande, sous Miniac-Morvan. Sa veuve est borgne d’un œil, et sa fille aînée a épousé le messager du vieux bourg de Miniac, qui avait trois enfants de sa première, Yvonne Le Seiche, de Janzé, d’où viennent les poulardes. Ce fut Joson Pillioux, le premier mari de cette Yvonne-là, qui mit le feu au clocher de Bécherel en revenant ivre de la noce de son frère, Hervé Pillioux, corroyeur de son état, maintenant trépassé… Mais dites-moi vos secrets d’Ëtat, mon compère Gillot, de Tours en Touraine : vous voyez bien que je ne suis pas bavard ! On me hacherait menu comme chair à pâté avant de m’en arracher une parole !

Pendant que Bruno parlait, l’homme au surcot brun souriait d’un air bien honnête, ce qui ne l’empêchait point de réfléchir.

— Vous devez être discret comme un saint de bois, mon bon frère, dit-il, cela se voit du reste et je n’hésite pas un seul instant à vous confier les destinées de la France.

Frère Bruno se redressa et prit l’attitude qui convient à un homme dont les oreilles vont entendre un oracle.

— Entre la Bretagne et l’Anglais, reprit Pierre Gillot, Dieu a mis la grande mer, entre la France et la Bretagne, Dieu n’a mis qu’un ruisseau : qui oserait prétendre que Dieu fait les choses à l’aveugle ou à la légère ? La Bretagne est à la France comme le fleuve est à l’Océan, comme le bras est au corps. Cela doit être ; cela sera !

— Mon compère, dit Bruno, vous m’avez ouï parler tout à l’heure de M. Hue de Maurever, seigneur du Roz, de l’Aumône et de Saint-Jean des Grèves ?

— Celui qui ajourna le duc François Ier au tribunal céleste ?

— Précisément. Si j’en reviens à lui, c’est que Jeannin, mon ami, était son serviteur, et que M. Hue songeait bien souvent à ce que vous dites.

— Il était de mon sentiment ? demanda Gillot avec vivacité.

— Comme le patient est de l’avis du bourreau qui lui crie : Il faut mourir ! Non, non, mon compère ! Celui-là était un Breton du vieux sang ! Mais ce que vous désirez, il le redoutait et cela me frappe. Vous plaît-il que je vous récite la manière de prophétie que M. Hue nous fit à son lit de mort ?

— Cela me plaît répondit Gillot sans hésiter.

Frère Bruno n’était point habitué à pareil empressement. Il se sentait véritablement grandir devant cet homme qui lui confiait des secrets d’État et qui ne demandait pas mieux que de l’écouter.

— C’était au manoir du Roz, reprit-il, là-bas, de l’autre côté de la mare Saint Coulman. Je me trouvais là pour une visite d’amitié que je faisais à la pauvre Simonnette Le Priol, la défunte femme de Jeannin. M. Hue tremblait son agonie depuis le matin. Quand le soir tomba, il dit au prêtre :

— « Appelez mon fils Aubry, ma fille Reine et le petit Aubry leur enfant ; appelez mon cousin Morin de Maurever, seigneur du Quesnoy, appelez Berthe sa fille ; appelez Jeannin, le brave homme… et tous, et toutes, car je vais rendre mon âme à Dieu, mon créateur. »

Ils vinrent tous. Et ils étaient beaucoup qui pleuraient, parce que Maurever avait vécu en gentilhomme et en chrétien doux aux faibles, dur aux forts. Messire Aubry et Mme Reine lui donnèrent la main. Il me semble encore entendre la voix du vieillard lorsqu’il se leva sur son séant pour la dernière fois.

— « Mes amis, dit-il, mes serviteurs et mes enfants, voici l’heure de ma mort. Je vais prier pour vous dans un meilleur monde. Ne me regrettez pas. J’ai trop vécu.

« Aubry Ier, mon gendre et mon ami, tu me suivras de près ; Reine, ma fille, économise tes larmes : tu souffriras cruellement et longtemps sur cette terre.

« Aubry II, mon petit-fils, tu verras la Bretagne mourir… »

Pierre Gillot tressaillitcomme on fait à un choc violent.

— Si vous voulez, mon compère, fit Bruno, je n’en dirai pas davantage.

— Si fait mon frère, si fait ! mes nerfs ont cinquante ans bientôt. Ils ne me demandent plus licence pour tirailler mes membres…

— Vrai Dieu, compère, moi j’ai vingt années de plus que vous. Mes nerfs ne se tiennent que trop en repos ! Mais je continue, puisque c’est votre bon plaisir. M. Hue dit donc ceci :

« Aubry II, mon petit-fils, tu verras la Bretagne mourir ! »

Il fit un silence, pendant quoi on n’entendit que le bruit des sanglots contenus, il regardait le ciel de son lit où deux lévriers brodés soutenaient l’écusson de Bretagne. Ses yeux éteints revivaient et s’inspiraient.

« Honte à nous, reprit-il d’une voix changée ; malheur à nos enfants !

« Honte à nous, qui avons péché contre Dieu ! malheur à nos enfants qui subiront le joug étranger et qui perdront le nom de leur pays !

« Écoutez ! nos pères sont venus de Galles et de Cornouailles. Mais ce sont des Saxons et des Normands qui sont maintenant aux pays de Cornouailles et de Galles.

« Ne vous faites pas Anglais !

« Le Français vient. Bretons ! ô vieux fils de Murdoch où sont vos lances ?

« Ne vous faites pas Français !

« Mettez plutôt votre sang dans la rivière du Couesnon qui s’élargira comme une mer pour séparer les Français des Bretons !

« Éoutez ! voici les lances de Bretagne : voici les épées de Léon et les épées de Tréguier ! Voici les chevaliers de Kerne ! Voici les hommes d’armes de Quimper ! Nantes ! Rennes ! Vannes ! Saint-Malo ! Dol et Pontivy ! bonnes villes, soldats vaillants ! Fougères, Vitré, Morlaix, Lannion, Guingamp, Redon, Montfort, Lamballe, Moncontour, Hennebon ! La France a-t-elle plus de cités que nous et de plus fortes ! car j’oublie Châteaulin, Combourg, Loudéac, Saint-Pol, Paimpol, Brest, le grand port de mer ; Pontorson, Quimperlé, Chateaubriand Ploërmel et Guérande ! C’est un ancien royaume que notre Bretagne ! Combattez et mourez : ne vous faites pas Français !

« Mes parents, mes enfants, mes vassaux, je suis content de mourir, puisque ceux qui vivront vivront déshonorés.

« Écoutez ! les années ont passé. La France a reculé devant le jeu de l’épée. Louis XI est mort, mais son esprit cauteleux lui survit… »

— Eh bien ! mon compère ! s’écria ici Bruno, qu’avez-vous donc !

Les dents de Pierre Gillot avaient claqué à ce mot « Louis XI est mort, » et il était tout blême.

— Allez toujours dit-il.

Et il ajouta tout bas :

— Les rois sont mortels, je le sais bien.

— C’est vous qui le voulez, reprit Bruno, remarquant son trouble avec étonnement ; je continue. Il disait donc tout cela, le vieux seigneur à l’agonie. Il disait… Mais vous m’avez coupé le fil de mon inspiration et je ne sais plus comment le renouer. En un mot comme en mille, M. Hue nous annonça très clairement qu’après le décès de Louis XI, il y aurait du nouveau ; que la Bretagne ne serait point conquise par le fer, mais bien escamotée, qu’un mariage se ferait…

— Un mariage répéta Pierre Gillot dont l’émotion était extraordinaire ; et, par hasard, a-t-il dit le nom des fiancés ?

— Oui bien, il les a dits répliqua Bruno.

Pierre Gillot tira un petit parchemin de la poche de son surcot.

— Mon bon frère, prononça-t-il d’une voix tremblante, une sainte recluse des bords de la Loire a fait une pareille prédiction et les noms qu’elle a dits sont sur ce parchemin bénit. Répétez ceux que prononça M. Hue nous verrons si ce sont les mêmes.

— Charles et Anne, dit frère Bruno.

Pierre Gillot ouvrit le parchemin et lut

« Charles et Anne ! »