À la recherche du bonheur/Feu qui flambe ne s’éteint pas

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin et Cie (p. 229-267).

FEU QUI FLAMBE NE S’ÉTEINT PLUS


Il y avait à la campagne un paysan du nom d’Ivan Chtcherbakov. Il vivait heureux. Il avait encore toutes ses forces, et c’était le premier travailleur du village. De plus, il possédait trois fils qui l’aidaient, l’un marié, l’autre fiancé, le troisième, un adolescent, qui commençait déjà à labourer la terre.

La « vieille » d’Ivan était une baba entendue et bonne ménagère, et la bru se trouva être aussi douce que laborieuse. Il n’y avait dans la maison de bouche inutile que le père malade (il était asthmatique et ne bougeait guère du poêle).

L’abondance régnait chez Ivan. On y voyait trois chevaux avec un poulain, une vache et son veau, quinze moutons. Les babas travaillaient dans leur chambre et cousaient elles-mêmes les chaussures et les habits des moujiks. La huche contenait plus de pain qu’il n’en fallait pour attendre la nouvelle fournée. Son avoine suffisait pour payer tous les impôts et subvenir à tous les besoins du ménage.

Ivan Chtcherbakov n’avait qu’à se laisser vivre ainsi avec ses enfants. Malheureusement, près de sa maison, se trouvait la maison de son voisin Gavrilo le boiteux, fils de Gordey Ivanov ; la haine s’était mise entre eux.

Du temps que le vieux Gordey vivait encore, et que le père d’Ivan dirigeait son ménage, les moujiks entretenaient des relations de bon voisinage. Fallait-il aux babas un tamis ou un baquet, aux hommes une roue de rechange, on l’envoyait chercher d’une maison à l’autre, et l’on se rendait mutuellement service, en bons voisins. Si un petit veau courait sur l’aire, on se contentait de le chasser en disant :

— Ne le laisse pas venir chez nous, car nos gerbes ne sont pas encore en meules.

Quant à le cacher ou l’enfermer dans l’aire ou le hangar, c’est ce qui n’était jamais arrivé.

C’était ainsi qu’il en allait au temps des vieux. Mais quand les jeunes leur succédèrent dans la conduite du ménage, tout autres devinrent leurs rapports.

Une futilité fut la cause de tout.

La poule de la bru d’Ivan commença à pondre de bonne heure ; la jeune femme recueillait les œufs pour la semaine sainte. Elle trouvait tous les jours un œuf sous le hangar, dans un caisson de charrette. Il arriva que la poule, effrayée sans doute par les enfants, vola par-dessus la haie chez le voisin et y pondit.

La jeune femme entendit coatcader sa poule et pensa :

— Je n’ai pas le temps en ce moment, il faut que j’arrange l’isba pour la fête. J’irai tout à l’heure et prendrai l’œuf.

Elle se rendit dans la soirée sous le hangar, vers le caisson de la charrette : pas d’œuf. Elle demanda à sa belle-mère, à son beau-frère, s’ils ne l’avaient pas pris.

— Non, dirent-ils, nous ne l’avons pas pris.

Et Taraska, le frère cadet, lui dit :

— Ta poule a pondu dans la cour du voisin ; c’est là qu’elle a coatcadé, et c’est de là qu’elle est revenue.

La jeune femme regarda sa poule, et la vit à côté de son coq, les yeux à moitié clos, sur le point de s’endormir. Elle lui demanderait bien où elle a pondu, mais la poule ne répondrait pas.

Et elle alla, la jeune femme, chez sa voisine. La vieille vint à sa rencontre.

— Que te faut-il ? ma fille.

— Mais voilà, dit-elle, ma petite grand’mère ; ma poule a volé chez vous aujourd’hui. N’aurait-elle point pondu chez vous un œuf ?

— Nous n’avons rien vu. Nous avons la nôtre ; Dieu merci, elle pond depuis longtemps. Nous avons ramassé nos œufs ; ceux d’autrui, nous n’en avons que faire. Nous autres, ma fille, nous n’allons pas dans la cour des voisins pour ramasser des œufs.

La jeune femme se sentit offensée. Elle dit un mot de trop, la voisine deux, et les deux babas se prirent de bec. Cependant la femme d’Ivan, partie pour aller à l’eau, se mêlait à la dispute. Alors la femme de Gavrilo sortit aussi, et se mit à accabler sa voisine de reproches, lui jetant à la tête et ce qui était arrivé et ce qui n’était pas arrivé. Et la querelle reprit de plus belle. Tous criaient en même temps, et s’efforçaient de dire deux paroles à la fois ; et autant de mots, autant d’injures.

— Et tu es ceci… Et tu es cela… Et tu es une voleuse… Et tu es une traînée… Et ton beau-père le vieillard, tu le fais crever de faim, et tu le laisses nu.

— Et toi, tu es une chipeuse… Tu m’as pris mon tamis, et l’as vendu. Tu as gardé chez vous la palanche ; rends-la moi.

On empoigne la palanche, on renverse l’eau, on fait voler les bonnets, on se crêpe le chignon.

Gavrilo, qui revenait des champs, prit la défense de sa baba. Ce que voyant, Ivan sortit avec son fils et se jeta dans la mêlée. Ivan était un robuste gaillard. Il bouscula tout le monde, et arracha à Gavrilo une poignée de barbe. La foule accourut, et à grand’peine on sépara les combattants.

Ce fut de là que vint la brouille.

Gavrilo ramassa les poils de sa barbe, les mit dans du papier, et alla demander justice par devant le tribunal du bailliage.

— Moi, disait-il, je n’ai pas cultivé ma barbe pour que ce grêlé d’Ivan vienne me l’arracher.

Et sa femme racontait à qui voulait l’entendre qu’on allait juger Ivan et l’envoyer en Sibérie. Et leur haine s’envenima de plus en plus.

Dès la première heure, le vieux avait poussé à la conciliation ; mais les jeunes ne l’écoutaient guère.

— C’est une sottise, leur disait-il, c’est une sottise que vous faites-là ! D’une taupinière vous faites une montagne. Réfléchissez un moment ; tout ce bruit pour un œuf ! Les enfants ont ramassé un œuf ? — Grand bien leur fasse ! Dans un œuf, il n’y a pas grand’chose : Dieu en a pour tout le monde… Et puis, la vieille a prononcé une mauvaise parole ? — Corrige-la, apprends-lui à mieux parler… Vous vous êtes battus ? — À qui cela n’arrive-t-il pas ? Allons, faites la paix, et que tout soit dit. Si vous voulez vous entêter à vous faire du mal, c’est vous qui en pâtirez.

Mais les jeunes n’ont pas écouté le vieillard. Ce qu’il en disait, pensaient-ils, ce n’était point sagesse, mais radotage de vieux.

Ivan refusa de faire la paix.

— Moi, disait-il, je ne lui ai point arraché la barbe. C’est lui-même qui, poil à poil, se l’est tirée ; tandis que son fils m’a déchiré toute la chemise : regardez.

Et il s’en alla comparaître en justice.

Au cours du procès, la cheville de la charrette disparut de chez Gavrilo. À ce propos, sa baba prononça le nom du fils d’Ivan.

— Nous l’avons vu, dit-elle, pendant la nuit passer devant la fenêtre et s’approcher de la charrette ; et ma commère m’a raconté qu’il est allé au cabaret offrir la cheville au cabaretier.

On retourna en justice, et de maison à maison, tous les jours, c’étaient des disputes et des batailles. Les enfants se répétaient les injures de leurs aînés, et les babas, se rencontrant près du ruisseau, faisaient aller leurs battoirs moins que leurs langues, et toujours pour de gros mots.

Tout d’abord, les deux moujiks s’étaient bornés à se calomnier l’un l’autre. Finalement ils en vinrent à faire main basse sur tout ce qu’ils voyaient traîner, et ils poussèrent leurs babas et leurs enfants à en agir de même. Et tout alla de mal en pis.

Ivan Chtcherbakov et Gavrilo le boiteux demandèrent justice aux skhodki[1], au tribunal du bailliage, au juge de paix. Ils eurent bientôt fatigué tous les juges. Tantôt c’était Gravilo qui cherchait à faire mettre Ivan à l’amende, tantôt Ivan qui eût bien voulu faire enfermer Gavrilo au violon. Et plus ils se nuisaient, plus ils se haïssaient. Tels deux chiens qui s’entreprennent ; plus ils se battent, plus ils enragent ; frappez l’un des deux par derrière, il croit que l’autre l’a mordu, et sa fureur s’en accroît ; tels les deux moujiks. Ils vont au tribunal ; on les punit tour à tour de l’amende ou de la prison ; et à chaque fois, ils se montent de plus en plus l’un contre l’autre. « Attends donc, tu me le paieras ! »

Les choses se traînèrent de la sorte pendant six ans.

Le vieillard était toujours le seul qui, sur son poêle, répétant son antienne, parlât raison.

— Que faites-vous, enfants ? Laissez donc toutes ces histoires ; vous n’entendez rien à vos intérêts. Ne soyez donc pas aussi acharnés contre votre prochain, cela n’en vaudra que mieux. Plus vous vous acharnerez, plus vous pâtirez.

Mais personne ne prêtait l’oreille aux discours du vieillard.

La sixième année vit surgir une nouvelle querelle. Un jour, à un mariage, la bru d’Ivan se mit à faire honte à Gavrilo devant tout le monde, en lui criant qu’on l’avait rencontré avec des chevaux qui n’étaient pas à lui.

Gavrilo était ivre, il ne put se contenir : il frappa la baba. Il la frappa de telle sorte que, pendant huit jours, elle dut garder le lit. Et elle était alors enceinte.

Ivan s’en réjouit. Il s’en alla avec une requête chez le juge d’instruction.

— À présent, pensait-il, me voici débarrassé de mon voisin : il ira sûrement en Sibérie.

Mais il fut de nouveau déçu. Le juge d’instruction n’admit pas sa requête : on était venu examiner la baba, elle s’était levée : pas de marque.

Ivan courut alors chez le juge de paix, qui l’envoya devant le tribunal du bailliage. Là, il se remua si bien, donnant au pissar et au starschina un demi-seau de vodka douce, qu’il parvint à faire condamner Gavrilo aux verges.

Le pissar lut le jugement à Gavrilo : « Le tribunal ordonne que le paysan Gavrilo Gordeiev sera puni de vingt coups de verge dans le dos. »

Ivan écoutait aussi. Il regarda Gavrilo : qu’allait-il faire maintenant ?

Gavrilo prêta l’oreille ; après avoir entendu la lecture, il devint blanc comme une serviette et sortit dans le vestibule. Ivan le suivit ; comme il se dirigeait vers ses chevaux, il entendit Gavrilo qui disait :

— C’est bien, tu vas fouetter mon dos, et mon dos s’échauffera ; mais prends garde qu’il ne se chauffe pour toi quelque chose de pire !

Ayant ouï ces paroles, Ivan retourna aussitôt auprès du juge.

— Juge équitable, dit-il, il me menace de l’incendie ; écoutez ce qu’il a dit devant témoins.

Gavrilo fut appelé :

— Est-il vrai que tu aies dit cela ?

— Je n’ai rien dit. Fouettez-moi, puisque vous m’y avez condamné. Je vois que je dois seul souffrir pour la vérité, tandis que lui, tout lui est permis.

Gavrilo voulut continuer ; mais ses lèvres et ses joues se mirent à trembler, et il se détourna vers le mur.

Le juge lui-même prit peur en le regardant. « Pourvu, pensait-il, qu’il ne médite pas un mauvais coup contre son voisin ou contre lui-même ! » Et le petit vieux juge leur dit à tous deux :

— Voilà, mes frères. Réconciliez-vous, cela vaudra mieux… Toi, frère Gavrilo, n’es-tu pas honteux d’avoir frappé une baba enceinte ?… C’est bien que Dieu l’ait préservée, mais autrement, de quel péché tu aurais chargé ta conscience ! Est-ce bien ? Est-ce donc bien ? Reconnais ta faute devant lui, salue-le, et il te pardonnera. Et nous réformerons notre jugement.

Le pissar, entendant cela, prit la parole.

— Cela ne se peut pas, car la conciliation à l’amiable, prévue par l’article 117, ne s’est pas produite ; il y a maintenant chose jugée, et le jugement est exécutoire.

Mais le juge ne l’écouta pas.

— Assez remué ta langue, fit-il. Le premier article, frère, est celui-ci : il faut avant tout obéir à Dieu, et Dieu a ordonné de se réconcilier.

Et il se mit de nouveau à parler raison aux moujiks, mais il y perdit sa peine : Gavrilo se montra intraitable.

— Moi, disait-il, j’ai déjà un demi-siècle moins un an. J’ai un fils marié, et je n’ai jamais frappé personne, et voici qu’aujourd’hui ce grêlé d’Ivan me fait condamner aux verges ; et ce serait moi qui irais lui demander pardon !… Eh bien ! c’est assez. Ivan se souviendra de moi.

De nouveau sa voix trembla, il ne put en dire davantage. Il se détourna et sortit.

Du tribunal jusqu’au logis, la distance était de dix verstes ; il était tard lorsque Ivan fut rendu chez lui. Déjà les babas étaient allées chercher le bétail.

Il détela son chevalet entra dans l’isba : personne. Les fils n’étaient pas revenus des champs, les babas étaient encore au bétail.

Ivan s’assit sur le banc et se prit à songer. Il se rappela la pâleur de Gavrilo à la lecture du jugement, comment il s’était détourné vers le mur. Son cœur se serra. Il fit un retour sur lui-même ; si c’était lui, Ivan, qu’on avait condamne aux verges ! Et il se sentit de la pitié pour Gavrilo.

Il entendit tout à coup le vieux qui toussait et se remuait, puis, laissant pendre ses pieds, descendait du poêle.

Le vieillard descendit et se traîna jusqu’au banc où il s’assit.

Cet effort l’avait fatigué. Après avoir encore toussé, il s’accouda sur la table et dit :

— Eh bien ! le jugement est-il rendu ?

Et Ivan lui répondit :

— On l’a condamné à recevoir vingt coups de verge.

Le vieux hocha la tête.

— C’est mal, dit-il, ce que tu fais là. Oh ! que c’est mal ! Ce n’est pas à lui, c’est à toi que tu fais du mal. Ainsi, on va lui fouetter le dos ? T’en trouveras-tu mieux, toi, dis ?

— Il ne le fera plus ! répondit Ivan.

— Qu’est-ce qu’il ne fera plus ? En quoi a-t-il plus mal agi que toi ?

Ivan s’emporta :

— Comment ! qu’est-ce qu’il a fait ? dit-il. Mais il a failli tuer la baba, et à présent il m’a menacé de l’incendie. Faut-il encore m’incliner devant lui ?

Le vieillard soupira et dit :

— Parce que tu marches, Ivan, dans le monde entier, et que je reste, moi, voilà combien d’années déjà, accroupi sur le poêle, tu t’imagines voir tout, et moi rien ?… Non, mon fils, tu ne vois rien. La colère t’aveugle. Les péchés des autres sont devant toi, mais les tiens, derrière toi. Qu’as-tu dit ? Il fait du mal ?… Mais s’il était seul à faire le mal, il n’y aurait pas de mal : est-ce que le mal vient jamais d’un seul ? Non, c’est toujours de deux qu’il vient. Tu vois ses méfaits et tu ne vois pas les tiens. S’il n’y avait que lui de méchant, et que tu fusses bon, il n’y aurait pas de mal. Qui donc lui a arraché la barbe ? La meule, qui donc l’a emportée ? Qui donc l’a traîné de tribunal en tribunal ? Tu le charges de tout, sans vivre toi-même mieux que lui, et voilà d’où vient le mal. Ce n’est pas ainsi, mon fils, que j’ai vécu, ce n’est pas cela que je vous ai appris. Vivions-nous ainsi, nous autres, son père et moi ? Comment vivions-nous ? En bons voisins… Il n’avait plus de farine ? La baba venait : « Oncle Frol, il me faut de la farine. — Va, ma fille, sous le hangar, prendre ce dont tu as besoin. » Il n’avait personne à qui confier ses chevaux ? « Va, Ivan, charge-toi de ses chevaux ! » Si je manquais de quelque chose, j’allais chez lui. « Oncle Gordey, il me faut ceci ou cela. — Prends ! oncle Frol. » C’était ainsi que nous en usions entre nous ; et nous nous en trouvions bien… Mais aujourd’hui, que se passe-t-il ? Un soldat nous parlait naguère de Plewna : votre guerre, à vous, n’est-elle pas pire que celle de Plewna ? Est-ce donc une vie cela ? Et quel péché !… Toi, moujik, tu es le chef du ménage, c’est toi qui réponds de tout. Or, qu’apprends-tu à tes babas, à tes enfants ? À vivre en chiens : hier, Taraska, ce petit morveux, n’a-t-il pas injurié sa tante Arina ? Ne se rit-il pas de sa mère ?… Est-ce bien, cela ? Est-ce donc bien ? Tu seras le premier à en souffrir. Songe donc un peu à ton âme… Est-ce ainsi qu’il faut agir ? Tu me dis une injure, moi je t’en dis deux ; tu me donnes un soufflet, moi je t’en donne deux. — Non, mon cher, Notre-Seigneur, lorsqu’il est descendu sur la terre, ne nous a pas appris cela, à nous autres, pauvres sots. Qui te dit une mauvaise parole, ne lui réponds pas, et il en rougira lui-même. Tels sont les enseignements de Notre-Seigneur : quelqu’un te donne un soufflet et tu tends l’autre joue : « frappe-moi si je le mérite ; » et il en sera honteux : il se repentira et se rangera à ton avis. Voilà ce qu’il nous a ordonné, et non pas d’être orgueilleux.

… Eh bien ! pourquoi gardes-tu le silence ? N’est-ce pas la vérité ?

Ivan se taisait, prêtant l’oreille.

Le vieillard fut pris d’une quinte si violente qu’il eut peine à revenir à lui. Puis il reprit :

— Penses-tu que Jésus-Christ est venu pour nous apprendre le mal ? Non, c’est toujours pour nous, pour nous faire du bien… Examine quelle vie est la tienne. Te sens-tu mieux ou pis depuis cette « Plewna ? » Compte un peu combien tu as dépensé en frais de procédure, de voyage, de nourriture ! Tu as des fils, de vrais aiglons, tu n’aurais qu’à « vivre et vivre[2] », toujours t’arrondissant, tandis que ton bien commence à décroître, et pourquoi ? Toujours pour la même cause : ton orgueil. Il te faudrait aller avec tes enfants dans les champs, semer le blé, et te voilà obligé de courir ou chez un juge, ou chez un agent d’affaires ; et tu ne laboures pas au bon moment. Tu ne sèmes pas en temps utile ; elle ne donne rien pour rien, notre mère nourricière. L’avoine, pourquoi n’est-elle pas venue ? Quand l’as-tu semée ? Seulement à ton retour de la ville. Et qu’as-tu gagné ? Un souci de plus sur ton échine. Eh ! mon cher, ne t’occupe que de tes affaires. Remue la terre avec tes enfants, reste chez toi. Si quelqu’un t’offense, pardonne-lui. Tu auras alors tout le temps de vaquer à ta besogne, et te sentiras aussi l’âme plus légère.

Ivan restait toujours silencieux.

— Voilà ce que j’avais à te dire, Ivan. Crois-en un vieillard. Va donc, attelle ton cheval, retourne par la même route au tribunal, retire toutes tes plaintes ; puis va demain chez Gavrilo, faire la paix avec lui, l’inviter chez toi. Demain est justement un jour de fête (c’était la veille de la Nativité de la Vierge). Apprête ton samovar, achète de la vodka. Mets un terme à tous ces péchés, qu’il n’en soit plus jamais question. Donne tes ordres aux babas et aux enfants.

Ivan poussa un soupir. « C’est vrai, pensait-il, ce que dit le vieillard. » Et il se sentait ébranlé. Seulement, il ne savait comment s’y prendre pour faire la paix.

Comme s’il eût deviné les pensées de son fils, le vieillard, reprenant la parole, lui dit :

— Va, Ivan, ne tarde pas, éteins le feu à son début ; une fois allumé, tu n’en serais plus maître.

Le vieillard avait encore à dire ; mais il ne put achever, les babas entraient dans l’isba et se mettaient à caqueter comme des pies. Elles savaient déjà la condamnation de Gavrilo et ses menaces d’incendie. Elles avaient même trouvé le temps de se chamailler dans les champs avec les babas de Gavrilo.

Elles racontèrent comment ces dernières les avaient menacées d’un membre du tribunal, un juge qui, paraissait-il, protégeait Gavrilo. Il allait maintenant changer la face du procès, et le maître d’école avait déjà rédigé une supplique au czar en personne. Dans cette supplique, tout se trouvait détaillé, et la cheville, et un certain carré de légume, et le reste. La moitié des biens d’Ivan allait revenir à Gavrilo.

Ivan les écoutait, et son cœur se glaçait de nouveau ; il ne voulait plus faire la paix.

Chez un moujik à son aise, il y a toujours quelque chose à faire. Sans s’arrêter à bavarder avec les babas, il se leva, sortit de l’isba et s’en alla dans l’aire et sous le hangar. Pendant qu’il y faisait sa besogne, le soleil avait eu le temps de se coucher, et les enfants étaient, eux aussi, revenus des champs, où ils avaient labouré la terre pour y semer les blés d’hiver.

Ivan vint au-devant d’eux, les questionna sur leur travail, les aida à tout arranger. Il mit de côté, pour le raccommoder, un harnais déchiré ; il voulait même rentrer les perches, mais il commençait à faire nuit. Il laissa donc les perches là jusqu’au lendemain matin, fit manger les bêtes, ouvrit la porte cochère pour laisser passer Taraska, qui allait partir pour la nuit avec les chevaux.

« Il ne reste plus qu’à souper et à se coucher, » pensa Ivan. Il prit le harnais déchiré et se dirigea vers l’isba. Il avait oublié et Gavrilo et ce que lui avait dit son père. Il avait déjà saisi l’anneau, et pénétré dans le vestibule, lorsqu’il entendit derrière la haie son voisin qui injuriait quelqu’un de sa voix enrouée.

— Que diable ! criait Gavrilo ; il mériterait d’être tué !

Ivan s’arrêta, tendit l’oreille, hocha la tête et rentra dans l’isba.

Il rentra dans l’isba. Le feu était déjà allumé ; la jeune femme était dans le coin à son rouet, la vieille apprêtait le repas, le fils aîné faisait des lapti, le second tenait un livre à la main, et Taraska se préparait à partir pour la nuit.

— Tout serait bel et bien dans l’isba, n’était ce gueux de voisin.

Ivan était de mauvaise humeur. Il chassa le chat du banc, et gronda les babas de ce que le baquet n’était pas à sa place. Ennuyé, maussade, il s’assit et se mit à raccommoder le harnais. Les paroles de Gavrilo ne lui sortaient pas de la tête, ses menaces, au tribunal, et aussi les mots qu’il venait de prononcer tout-à l’heure… « Il mériterait qu’on le tue ! »

La vieille prépara le souper de Taraska, qui mangea, passa sa petite chouba et son caftan, se ceintura, prit un morceau de pain et s’en alla dans la rue retrouver ses chevaux. Son frère aîné voulait l’accompagner ; mais Ivan se leva lui-même et sortit sur le perron.

L’obscurité était maintenant complète au dehors. Des nuages couvraient le ciel ; le vent se mit à souffler. Ivan descendit le perron, aida son fils à enfourcher un des chevaux, excita les poulains, s’arrêta, regarda et écouta : Taraska s’éloignait au galop, rejoignait d’autres moujiks de son âge, et tous sortaient du village.

Ivan resta ainsi pendant quelque temps auprès de la porte cochère, et il ne pouvait s’empêcher de ressasser les paroles de Gavrilo :

— Prends garde qu’il ne se chauffe pour toi quelque chose de pire !

« Il est homme à ne pas reculer, pensait-il. Il fait si sec, maintenant, et voici le vent qui s’en mêle. Il peut se faufiler quelque part en cachette, mettre le feu par derrière, et après, cherche-le… Il allumera, le brigand, et je ne pourrai pas le convaincre. Ah ! si je le prenais sur le fait, il ne s’en tirerait pas comme cela.

Et cette crainte s’ancrait si profondément dans sa tête, qu’au lieu de retourner au perron, il franchit la porte cochère, gagna la rue et tourna le coin de sa maison.

— Je vais aller par là jusqu’à ma cour ; qui sait ? Il ne faut rien négliger.

Et Ivan marcha d’un pas régulier, en longeant le mur. Le coin tourné, il regarda le long de la haie, et il lui sembla qu’à l’autre coin quelque chose avait remué, quelque chose d’apparu un moment de derrière le mur.

Ivan s’arrête et retient sa respiration. Il écoute, il regarde : tout est tranquille ; rien que le vent qui agite les petites feuilles des saules, et siffle dans le chaume. Il fait noir à rendre inutiles les yeux ; mais sa vue finit par s’habituer à cette obscurité, et Ivan distingue tout le coin, et la charrue qui se trouve là, et l’avant-toit de l’isba. Il demeure ainsi quelques instants, regarde et ne voit personne.

— J’aurai mal vu, se dit Ivan ; mais je vais tout de même faire mon tour.

Et il s’avance à tâtons en longeant extérieurement le hangar. Il marche sans faire de bruit avec ses lapti ; à peine entend-il ses propres pas. Il marche, il marche ; tout à coup il voit, à l’autre coin, quelque chose étinceler auprès de la charrue, puis disparaître.

Ce fut comme un coup dans son cœur. Il s’arrêta, et alors, à la même place, quelque chose étincela, avec une clarté plus vive ; et l’on voyait distinctement un homme accroupi, avec un bonnet, allumant une botte de paille.

Le cœur d’Ivan tressauta dans sa poitrine comme un oiseau. Il ramassa ses forces, et se mit à parcourir à grandes enjambées la distance qui le séparait de l’homme. Il ne sentait pas la terre sous ses pieds.

— Eh bien, pensait-il, je te prends sur le fait.

Il avait à peine fait quelques pas, qu’un grand feu s’allumait, mais non plus à la place où avaient brillé les étincelles ; c’était la paille de l’avant-toit qui flambait et la flamme se rabattait sur le toit.

Gavrilo était là, on le voyait tout entier. Comme un milan qui fond sur une alouette, Ivan se jeta sur le boiteux.

— Je vais le lier, se dit-il, il ne m’échappera plus.

Mais le boiteux entendit sans doute les pas ; il se retourna et — d’où lui vint cette légèreté ? — il se mit à sautiller comme un lièvre le long du hangar.

— Tu ne m’échapperas pas, s’écria Ivan en se lançant à sa poursuite.

Déjà il allait le saisir au collet ; mais Gavrilo lui glissa des mains et prit Ivan par le pan de son habit. Le pan se déchira, et Ivan tomba.

Ivan se leva vivement et se mit à crier :

— Au secours ! au secours ! arrêtez-le !

Et il continua sa poursuite.

Pendant qu’il se relevait, Gavrilo était arrivé près de sa cour. Mais Ivan le rejoignit, et il était enfin sur le point de le saisir, quand soudain quelque chose l’étourdit, comme si une pierre l’eût atteint à la tête. C’était Gavrilo qui, près de sa maison, avait soulevé une barre en bois de chêne ; et, au moment où son adversaire courait à lui, il lui en avait asséné un coup sur la tête à toute volée.

Le coup l’assomma. Il en vit trente-six chandelles ; puis tout s’obscurcit, et il chancela.

Quand il revint à lui, Gavrilo n’était plus là. Il faisait clair comme en plein jour, et, du côté de sa cour, quelque chose crépitait et fusait comme une machine. Ivan se retourna : son hangar de derrière était tout en feu, le hangar latéral s’enflammait déjà et sur l’isba, dans la fumée, tombaient des flammèches et des pailles allumées.

— Mais que faites-vous donc, frères ? s’écria Ivan.

Il leva les mains et les laissa tomber sur ses cuisses.

— Mais je n’avais qu’à retirer de l’avant-toit la botte de paille et à l’éteindre, pensait-il.

Il voulut crier, mais le souffle lui manqua, il ne put proférer une parole. Il voulut courir, ses jambes, s’accrochant l’une à l’autre, refusèrent de lui obéir. Il se traîna lentement, fit deux pas, chancela, et le souffle lui manqua de nouveau. Il s’arrêta, reprit ses sens et recommença à marcher. Avant qu’il eût pu contourner tout le hangar du fond et se rapprocher du foyer de l’incendie, le hangar latéral était entièrement embrasé à son tour. Un coin de la maison brûlait aussi, ainsi que la porte cochère ; et de l’isba jaillissait haut la flamme. On ne pouvait plus entrer dans la cour.

Une foule accourut ; mais impossible de lutter. Les voisins emportaient leur mobilier et emmenaient le bétail.

De la cour d’Ivan, l’incendie gagna celle de Gavrilo. Le vent redoubla, la flamme franchit la rue. La moitié du village fut enlevée comme avec un balai.

De l’isba d’Ivan, on ne retira que le vieillard. Les siens se sauvèrent comme ils étaient. À part les chevaux, sortis pour la nuit, on dut tout abandonner : le bétail fut brûlé, les poules flambèrent dans leur poulailler ; les charrettes, les charrues, la herse, les coffres des babas, les blés sous les hangars, tout fut consumé.

Chez Gavrilo, ou réussit à sortir le bétail, et à sauver une partie de l’avoir. L’incendie dura toute la nuit.

— Qu’est-ce donc, frères ? Il n’y avait qu’à retirer la paille et à l’éteindre.

Mais quand le plancher de son isba s’écroula, il entra au plus fort du feu, saisit une poutre embrasée et la retira. Les babas, l’ayant aperçu, l’appelaient à grands cris. Mais il retira sa poutre et revint en chercher une autre.

Il chancela et tomba dans le feu. Son fils se jeta à son secours et le tira du brasier. Ivan avait sa barbe, ses cheveux, ses mains et ses vêtements brûlés ; mais il ne s’en apercevait pas.

— C’est le chagrin qui l’affole, disait-on dans la foule.

L’incendie commençait à s’apaiser qu’Ivan était toujours au même endroit, répétant toujours :

— Frères, mais qu’est-ce donc ? Il n’y avait qu’à retirer la paille.

Vers le matin, le staroste envoya son fils chercher Ivan.

— Oncle Ivan, ton père se meurt et il te demande.

Ivan avait oublié son père, il ne comprenait pas ce qu’on lui disait.

— Quel père ! Qui demande-t-on ? faisait-il.

— Il te demande ; il se meurt dans notre isba ; viens, oncle Ivan.

À grand’peine, Ivan finit par comprendre et suivit le fils du staroste. Pendant qu’on retirait le vieillard, des pailles enflammées étaient tombées sur lui, et il avait reçu de graves brûlures. On l’avait emporté chez le staroste, dans un faubourg assez éloigné que le fléau avait épargné.

Lorsqu’Ivan arriva, il ne se trouvait dans l’isba que la vieille femme du staroste avec les enfants assis sur le poêle. Tous les autres avaient couru au feu. Le vieillard était étendu sur un banc, une bougie à la main, les yeux tournés vers la porte.

Quand Ivan entra, son père fit un mouvement. La vieille s’approcha et lui annonça que son fils était là.

— Dis lui de venir plus près de moi, fit le vieillard.

Et quand Ivan se fut placé tout près de lui, il lui dit :

— Eh bien ! Ivan, que te disais-je ? Qui donc a incendié le village ?

— C’est lui, mon petit père ! répondit Ivan. C’est lui, je l’ai pris sur le fait. C’est sous mes yeux qu’il a mis le feu au toit… je n’avais qu’à retirer la paille enflammée et à l’éteindre sous mes pieds : rien ne serait arrivé.

— Ivan, dit le vieillard, je vais mourir, et tu mourras aussi. Qui a péché ?

Ivan regardait son père et gardait le silence. Il ne pouvait dire un seul mot.

— Dis-le devant Dieu : qui a péché ? Que t’avais-je dit ?

Alors seulement Ivan revint à lui. Il comprit. Sa respiration se précipita, il tomba à genoux devant son père, fondit en larmes et dit :

— C’est moi qui ai péché, mon petit père. Pardonne-moi ! Je suis coupable devant toi et devant Dieu !

Le vieillard agita ses mains ; il prit la bougie dans sa main gauche, souleva la droite vers le front d’Ivan et voulut lui faire le signe de la croix, mais il ne put y arriver.

— Que Dieu soit loué ! que Dieu soit loué ! dit-il en regardant de nouveau son fils… Ivan ! Eh ! Ivan !

— Quoi ? mon petit père !

— Qu’allons-nous devenir maintenant ?

Ivan pleurait toujours :

— Je ne sais pas, mon petit père, comment nous allons vivre à présent.

Le vieillard ferma les yeux et remua les lèvres. Puis, réunissant ses dernières forces, il ouvrit les yeux et murmura :

— Vous vivrez, si vous êtes justes ; vous vivrez.

Le vieillard se tut. Puis il sourit et reprit :

— Écoute, Ivan, ne révèle pas qui a allumé l’incendie. Cache le péché d’autrui, Dieu t’en remettra deux.

Et le vieillard, prenant la bougie dans ses deux mains, les joignit sur son cœur, laissa échapper un soupir, se raidit et mourut.

Ivan ne dénonça point Gavrilo, et personne ne sut d’où venait l’incendie.

Et le cœur d’Ivan n’était plus aigri contre Gavrilo, et Gavrilo s’étonnait qu’Ivan ne le dénonçât point. Il avait peur d’abord, puis il se rassura. Les moujiks ne se querellaient plus, les leurs pas davantage. Tandis qu’on reconstruisait les maisons, les deux familles demeurèrent côte à côte dans la même cour. Et Ivan avec Gavrilo se retrouvèrent voisins dans le même nid. Et ils vécurent tous les deux comme de bons voisins, ainsi qu’avaient fait leurs anciens.

Et il se rappelait, Ivan Chtcherbakov, il se rappelait sans cesse les dernières paroles du vieillard, et cet enseignement de Dieu, qu’il faut éteindre le feu à son début. Et si quelqu’un te fait du mal, n’en tire point vengeance, mais tâche d’arranger les choses ; et si quelqu’un te dit une mauvaise parole, ne riposte pas par une pire ; mais au contraire abstiens-toi des mauvaises paroles, apprends à tes babas, à tes enfants, à s’en abstenir aussi.

Et Ivan Chtcherbakov se trouva bien de suivre ces préceptes et vécut mieux qu’auparavant.

  1. Pluriel de skhodka, assemblée du mir.
  2. Locution populaire.