À la recherche du bonheur/Les Deux Vieillards

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin et Cie (p. 55-112).

LES DEUX VIEILLARDS


La femme lui dit : Seigneur, je vois que tu es prophète.

Nos pères ont adoré sur cette montagne, et vous dites, vous autres, que le lieu où il faut adorer est à Jérusalem.

Jésus lui dit : Femme, crois-moi, le temps vient que vous n’adorerez plus le Père ni sur cette montagne, ni à Jérusalem.

Vous adorez ce que vous ne connaissez point ; pour nous, nous adorons ce que nous connaissons ; car le salut vient des Juifs.

Mais le temps vient, et il est déjà venu, que les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité, car le Père demande de tels adorateurs.

(Év. selon St Jean, ch. IV, versets 19-23)


I


Deux vieillards avaient fait vœu d’aller à Jérusalem en pèlerinage. L’un d’eux était un riche moujik : il s’appelait Efim Tarassitch Schevelev ; l’autre, Élysée Bodrov, n’était pas riche.

Efim était un moujik rangé. Il ne buvait pas de vodka, ne fumait pas de tabac et ne prisait pas ; il ne jurait jamais : c’était un homme grave et rigide. Il avait déjà été deux fois staroste[1]. Il avait une nombreuse famille : deux fils et un petit-fils mariés, et tous demeuraient ensemble. C’était un moujik vigoureux, droit, barbu : à soixante-dix ans, sa barbe commençait à peine à blanchir.

Élysée était un petit vieillard, ni riche ni pauvre. Il s’occupait jadis de charpenterie ; depuis que l’âge était venu, il restait chez lui et élevait des abeilles. Un de ses fils travaillait au dehors, l’autre à la maison. C’était un bon homme jovial : il prenait de la vodka, prisait du tabac, aimait à chanter des chansons ; mais il était débonnaire, et vivait en bons termes avec les siens et les voisins. C’était un petit moujik, pas plus haut que ça, un peu bistré, avec une barbiche frisée, et, comme son patron le prophète Élysée, il avait toute la tête chauve.

Voilà bien longtemps que les deux vieillards s’étaient entendus pour partir ensemble. Mais Efim différait toujours, ses affaires le retenaient : une terminée, une autre aussitôt s’engageait. Tantôt c’était le petit-fils qu’il fallait marier, tantôt le fils cadet dont il voulait attendre le retour de l’armée, tantôt une nouvelle isba qu’il était en train de construire.

Un jour de fête, les deux vieillards se rencontrèrent ; ils s’assirent sur des poutres.

— Eh ! bien, compère, dit Élysée, à quand l’accomplissement de notre vœu ?

Efim se sentit embarrassé.

— Mais il faut attendre encore un peu : cette année est justement des plus chargées pour moi. J’ai commencé à construire cette isba. Je comptais y mettre une centaine de roubles, et voilà déjà que la troisième centaine est entamée. Et je n’ai pas fini ! — Remettons la chose à l’été ; vers l’été, si Dieu le permet, nous partirons sans faute.

— À mon avis, répondit Élysée, il ne convient pas de tarder davantage : il faut y aller maintenant. C’est le bon moment : voici le printemps.

— C’est le moment, oui, c’est le moment. Mais une entreprise commencée, comment l’abandonner ?

— N’as-tu donc personne ? Ton fils te suppléera.

— Mais comment fera-t-il ? Je n’ai pas trop de confiance en mon aîné : je suis sûr qu’il gâtera tout.

— Nous mourrons, compère, et ils devront vivre sans nous. Il faut bien que tes fils s’habituent.

— Oui, c’est vrai. Mais je voudrais que tout se fît sous mes yeux.

— Eh ! cher ami, tu ne saurais tout faire en tout et pour tout. Ainsi, hier, mes babas nettoyaient pour la fête. C’était tantôt une chose, tantôt une autre. Je n’aurais jamais pu tout faire. L’aînée de mes brus, une baba intelligente, disait : « C’est bien que la fête vienne à jour fixe, sans nous attendre ; car autrement, dit-elle, malgré tous nos efforts, nous n’aurions certainement jamais fini. »

Efim resta rêveur.

— J’ai dépensé, dit-il, beaucoup d’argent à cette construction, et, pour aller de l’avant, il ne faut pas non plus partir avec les mains vides : ce n’est pas peu que cent roubles.

Élysée se mit à rire.

— Ne pèche pas, compère, dit-il. Ton avoir est dix fois supérieur au mien, et c’est toi qui t’arrêtes à la question d’argent. Donne seulement le signal du départ, moi qui n’en ai pas, j’en saurai bien trouver.

Efim sourit aussi.

— Voyez-moi ce richard ! dit-il. Mais où en prendras-tu ?

— Je fouillerai à la maison ; je ramasserai quelque chose, et pour compléter la somme, je vendrai une dizaine de ruches au voisin qui m’en demande depuis longtemps.

— Mais l’essaimage sera bon pourtant ; et tu auras des regrets.

— Des regrets ! mon compère. Je n’ai rien regretté de ma vie, excepté mes péchés. Il n’y a rien de plus précieux que l’âme.

— C’est vrai ; mais ce n’est pas bien, quand il y a du désordre dans la maison.

— C’est pis encore, quand il y a du désordre

dans l’âme. Et puisque nous avons promis, eh ! bien, partons !


II


Et Élysée persuada son ami. Efim réfléchit, réfléchit, et, le lendemain matin, il vint chez Élysée.

— Eh ! bien, soit, partons ! dit-il. Tu as dit la vérité. Dieu est le maître de notre vie et de notre mort. Puisque nous sommes encore vivants, et que nous avons des forces, il faut aller.

Dans la semaine qui suivit, les vieillards firent leurs préparatifs. Efim avait de l’argent chez lui. Il prit pour lui cent quatre-vingt-dix roubles, et en donna deux cents à sa « vieille ».

Élysée, lui, vendit à son voisin dix ruches avec la propriété des essaims à naître. Il en tira soixante-dix roubles. Les trente qui manquaient, il se les procura par petites sommes chez tous les siens. Sa « vieille » lui donna ses derniers écus, qu’elle conservait pour l’enterrement. Sa bru lui donna les siens.

Efim Tarassitch a tracé d’avance à son fils aîné tout ce qu’il devra faire : où il faudra semer, où mettre le fumier, comment finir l’isba et la couvrir. Il a songé à tout, il a tout réglé d’avance.

Élysée a dit seulement à sa « vieille » de mettre à part, pour les donner au voisin loyalement, les jeunes abeilles des ruches vendues. Quant aux choses de la maison, il n’en a pas parlé : « Chaque affaire apporte avec elle sa solution. Vous êtes assez grands ; vous saurez faire pour le mieux. »

Les vieillards étaient prêts. On leur fit des galettes, on leur cousit des sacs, on leur coupa de nouvelles onoutchi[2] ; ils mirent des chaussures neuves, prirent avec eux une paire de lapti[3] de rechange, et partirent.

Les leurs les reconduisirent jusqu’à la sortie du village, leur firent leurs adieux ; et les vieillards se mirent en route. Élysée avait gardé sa bonne humeur : à peine hors de son village, il oublia toutes ses affaires.

Il n’a qu’une pensée : être agréable à son compagnon, ne pas aventurer un mot qui le blesse, aller en paix et en bonne union jusqu’au but du voyage et revenir à la maison. Tout en marchant, il murmure quelque prière ou ce qu’il se rappelle de la vie des saints. S’il rencontre un passant sur la route, ou quand il arrive quelque part pour la nuit, il tâche toujours d’être aimable avec tout le monde, et de dire à chacun un mot qui fasse plaisir. Il marche et se réjouit. Une seule chose n’a pu lui réussir : il voulait cesser de priser du tabac ; il a même laissé chez lui sa tabatière ; mais cela l’ennuyait ; chemin faisant, un homme lui en offre. Il lutte, il lutte, mais tout à coup il s’arrête, laisse passer son compagnon pour ne pas lui donner l’exemple du péché, et prise.

Efim Tarassitch marche d’un pas ferme, ne fait pas de mal, ne dit pas de paroles inutiles ; mais il ne se sent pas le cœur dispos ; les affaires de sa maison ne lui sortent pas de la tête. Il songe sans cesse à ce qui se passe chez lui : n’a-t-il pas oublié de dire quelque chose à son fils ? Fera-t-il, son fils, ainsi qu’il lui a été ordonné ?

Il voit sur sa route planter des pommes de terre, ou transporter du fumier, et il pense :

— Fait-il comme je lui ai dit, le fils ?

Il retournerait bien pour lui montrer lui-même.


III


Les vieillards marchèrent pendant cinq semaines. Les lapti dont ils s’étaient munis s’étaient usées ; ils commençaient à en acheter d’autres. Ils arrivèrent chez les Khokhli[4]. Depuis leur départ, ils payaient pour le vivre et le couvert : une fois chez les Khokhli, ce fut à qui les inviterait le premier. On leur donnait à manger et à coucher, sans vouloir accepter de l’argent, on remplissait leurs sacs de pain ou de galettes. Ils firent ainsi sept cents verstes.

Après avoir traversé un autre gouvernement, ils arrivèrent dans un pays infertile. Là, on les couchait encore pour rien, mais on ne leur offrait plus à manger. On ne leur donnait pas même un morceau de pain partout : parfois ils n’en pouvaient trouver pour de l’argent.

— L’année d’avant, leur disait-on, rien n’avait poussé : ceux qui étaient riches s’étaient ruinés, avaient tout vendu ; ceux qui avaient assez étaient devenus pauvres, et les pauvres avaient émigré, ou mendiaient, ou dépérissaient à la maison. Et pendant l’hiver, ils mangeaient du son et des grains de nielle.

Dans un village où ils passèrent la nuit, les vieillards achetèrent une quinzaine de livres de pain ; puis ils partirent le lendemain à l’aube, pour marcher assez longtemps avant la chaleur. Ils firent une dizaine de verstes, et s’approchèrent d’une petite rivière. Là ils s’assirent, puisèrent de l’eau dans leurs tasses, y trempèrent leur pain, mangèrent et changèrent de souliers.

Ils restèrent ainsi quelques instants à se reposer. Élysée prit sa tabatière de corne. Efim Tarassitch hocha la tête :

— Comment, dit-il, ne te défais-tu point d’une si vilaine habitude ?

Élysée eut un geste de résignation.

— Le péché a eu raison de moi. Qu’y puis-je faire ?

Ils se levèrent et continuèrent leur route. Ils firent encore une dizaine de verstes et dépassèrent un grand bourg. Il faisait chaud ; Élysée se sentit fatigué : il voulut se reposer et boire un peu ; mais Efim ne s’arrêta pas. Il était meilleur marcheur que son camarade, qui le suivait avec peine.

— Je voudrais boire, dit Élysée.

— Eh ! bien, fit l’autre, bois ; moi je n’ai pas soif.

Élysée s’arrêta.

— Ne m’attends pas, dit-il, je vais courir à cette petite isba, je boirai un coup et je le rattraperai bientôt.

— C’est bien.

Et Efim Tarassitch s’en alla seul sur la route, tandis qu’Élysée se dirigeait vers l’isba.

Élysée s’approcha de l’isba. Elle était petite, en argile peinte, le bas en noir, le haut en blanc. L’argile s’effritait par endroits ; il y avait évidemment longtemps qu’on ne l’avait repeinte, et le toit était crevé d’un côté. L’entrée de l’isba donnait sur la cour.

Élysée entra dans la cour : il vit, étendu le long du remblai, un homme sans barbe, maigre, la chemise dans son pantalon, à la manière des khokhli[5]. L’homme s’était certainement couché à l’ombre, mais le soleil venait maintenant sur lui. Il était étendu, et il ne dormait pas. Élysée l’appela, lui demanda à boire. L’autre ne répondit pas.

— Il doit être malade, ou très peu faible, pensa Élysée.

Et il se dirigea vers la porte. Il entendit deux voix d’enfants pleurer dans l’isba. Il frappa avec l’anneau.

— Eh ! Chrétiens !

On ne bougea pas.

— Serviteurs de Dieu !

Pas de réponse. Élysée allait se retirer, lorsqu’il entendit derrière la porte un gémissement.

— Il y a peut-être un malheur, là-derrière ; il faut voir.

Et Élysée revint vers l’isba.


IV


Il tourna l’anneau, ouvrit la porte et pénétra dans le vestibule. La porte de la chambre était ouverte. À gauche se trouvait le poêle ; en face, le coin principal, où se trouvait l’étagère des icônes, — la table, — derrière la table, un banc, — sur le banc, une vieille femme vêtue seulement d’une chemise, les cheveux dénoués, la tête appuyée sur la table. Près d’elle, un petit garçon maigre, comme en cire, le ventre enflé. Il tirait la vieille par la manche en poussant de grands cris ; il lui demandait quelque chose.

Élysée entra dans la chambre. De mauvaises odeurs s’en exhalaient. Derrière le poêle, dans la soupente, il aperçut une femme couchée. Elle était étendue sur le ventre, et ne regardait rien, et râlait. Des convulsions écartaient et ramenaient ses jambes tour à tour, et la secouaient tout entière. Elle sentait mauvais ; on voyait qu’elle avait fait sous elle. Et personne pour la nettoyer.

La vieille leva la tête. Elle vit l’homme.

— De quoi as-tu besoin ? Que veux-tu ? Il n’y a rien ici ! dit-elle dans son langage de l’Ukraine.

Élysée comprit, et s’approchant d’elle :

— Je suis entré, dit-il, servante de Dieu, pour demander à boire.

— Il n’y a personne pour apporter à boire. Et il n’y a rien à prendre ici. Va-t-en.

— Mais quoi ! demanda Élysée, vous n’avez donc personne qui ne soit pas malade chez vous pour nettoyer cette femme ?

— Personne. Mon homme se meurt dans la cour, et nous ici.

Le petit garçon s’était tû à la vue d’un étranger. Mais quand la vieille se mit à parler, il la tira de nouveau par la manche.

— Du pain, petite grand’mère, donne-moi du pain !

Et il se remit à pleurer.

Élysée avait à peine eu le temps d’interroger la vieille, lorsque le moujik vint s’affaisser dans la pièce. Il se traîna le long des murs, et voulut s’asseoir sur le banc ; mais il ne réussit pas et tomba par terre. Et, sans se relever, il essaya de parler. Il articulait ses mots, comme arrachés un par un, en reprenant haleine à chaque fois.

— La faim nous a envahis. Voilà. Il meurt de faim ! dit le moujik en montrant d’un signe de tête le petit garçon.

Et il pleura.

Élysée secoua son sac derrière l’épaule, l’ôta, le posa par terre, puis le leva sur le banc, et se hâta de dénouer. Il le dénoua, prit le pain, un couteau, coupa un morceau et le tendit au moujik. Le moujik ne le prit point, et montra le petit garçon et la petite fille comme pour dire : « Donne-le leur à eux. » Élysée le donna au garçon.

Le petit garçon, en sentant le pain, le saisit de ses menottes, et y entra avec son nez. Une petite fille sortit de derrière le poêle, et fixa ses yeux sur le pain. Élysée lui en donna aussi. Il coupa encore un morceau et le tendit à la vieille. La vieille le prit et se mit à mâcher.

— Il faudrait apporter de l’eau, dit Élysée. Ils ont tous la bouche sèche.

— Je voulais, dit-elle, hier ou aujourd’hui — je ne m’en souviens plus déjà — je voulais apporter de l’eau. Pour la tirer, je l’ai tirée ; mais je n’ai pas eu la force de l’apporter ; je l’ai renversée et je suis tombée moi-même. C’est à peine si j’ai pu me traîner jusqu’à la maison. Et le seau est resté là-bas, si on ne l’a pas pris.

Élysée demanda où était le puits, et la vieille le lui indiqua. Il sortit, trouva le seau, apporta de l’eau et fit boire tout le monde. Les enfants mangèrent encore du pain avec de l’eau, et la vieille mangea aussi ; mais le moujik ne mangea pas.

— Je ne le peux pas, disait-il.

Quant à la baba, loin de pouvoir se lever, elle ne revenait pas à elle et ne faisait que s’agiter dans son lit.

Élysée se rendit dans le village, chez l’épicier, acheta du gruau, du sel, de la farine, du beurre, et trouva une petite hache. Il coupa du bois et alluma le poêle. La petite fille l’aidait. Il fit une espèce de potage et une kascha[6], et donna à manger à tout ce monde.


V


Le moujik put manger un peu, ainsi que la vieille ; le petit garçon et la petite fille léchèrent tout le plat, puis s’endormirent dans les bras l’un de l’autre.

Le moujik avec la vieille racontèrent leur histoire.

— Nous vivions auparavant, dirent-ils, pas très riches non plus. Et voilà que justement rien ne poussa. Vers l’automne, nous avions déjà tout mangé. Après avoir mangé tout, nous avons demandé aux voisins, puis aux personnes charitables. D’abord on nous a donné ; puis on nous a refusé. Il y en avait qui auraient bien donné, mais qui ne le pouvaient pas. D’ailleurs nous commencions à avoir honte de demander toujours. Nous devons à tout le monde et de l’argent, et de la farine, et du pain.

— J’ai cherché, dit le moujik, du travail : pas de travail. On ne travaille que pour manger. Pour une journée de travail, deux perdues à en chercher. Alors la vieille et la petite fille sont allées mendier. L’aumône était mince, personne n’avait de pain. Pourtant on mangeait tout de même. Nous comptions nous traîner ainsi jusqu’à la moisson prochaine. Mais, depuis le printemps, on n’a plus rien donné ! Et voilà que la maladie s’en est mêlée.

Tout allait de mal en pis. Un jour, nous mangions, et deux non. Nous nous sommes tous mis à manger de l’herbe. Mais soit à cause de l’herbe, ou autrement, la maladie prit la baba. La baba s’alita ; et chez moi, dit le moujik, plus de forces. Et je ne sais comment me tirer de là.

— Je suis restée seule, dit la vieille. J’ai fait ce que j’ai pu, mais, ne mangeant pas, je me suis épuisée. Et la petite fille dépérit et devint peureuse ; nous l’envoyions chez le voisin, et elle refusait d’y aller. Elle se tenait blottie dans un coin et n’en bougeait pas. Avant-hier, la voisine entra, mais en nous voyant affamés et malades, elle a tourné les talons et détalé. Son mari lui-même est parti, n’ayant pas de quoi donner à manger à ses petits enfants. Eh ! bien, c’est dans cet état que nous nous étions couchés en attendant la mort.

Élysée, ayant écouté leurs discours, résolut de ne pas rejoindre son compagnon le même jour, et il coucha dans l’isba. Le lendemain matin il se leva et s’occupa de tout dans la maison, comme s’il en eût été le patron. Il fit avec la vieille la pâte pour le pain et alluma le poêle. Il alla avec la petite fille chez le voisin chercher ce qu’il fallait. Mais quoi qu’il demandât, pour le ménage, pour le vêtement, il n’y avait rien, tout était mangé. Alors Élysée, achetant ceci, fabriquant cela, se procura tout ce qui lui manquait. Il demeura ainsi une journée, une autre, puis une troisième. Le petit garçon se rétablit ; il marchait sur le banc, et venait avec tendresse se frotter contre Élysée. La petite fille, devenue tout à fait gaie, l’aidait en tout, toujours à courir derrière lui en criant : « Petit grand-père ! Petit grand-père ! » La vieille se remit aussi et alla chez sa voisine. Le moujik commençait à longer les murs. Seule la baba gardait encore le lit ; mais le troisième jour, elle aussi revint à elle et demanda à manger.

— Eh ! bien, pensait Élysée, je ne croyais pas rester ici aussi longtemps. Maintenant il est temps de partir.


VI


Le quatrième jour commençaient les fêtes de Pâques.

— Je vais leur acheter de quoi se régaler, je festoierai avec eux, et le soir je partirai, pensa Élysée.

Il retourna au village acheter du lait, de la farine bien blanche, de la graisse. Il cuisina, pâtissa avec la vieille ; le matin il alla à la messe, et, à son retour, on fit bombance. Ce jour-là, la baba commença à marcher. Le moujik se rasa, mit une chemise propre que lui avait lavée la vieille, et se rendit dans le village chez un riche propriétaire auquel il avait engagé sa prairie et son champ. Il allait le prier de lui rendre ses terres avant les travaux. Le moujik rentra dans la soirée, bien triste, et se mit à pleurer. Le riche propriétaire avait refusé. Il demandait l’argent d’abord.

Élysée se prit à réfléchir de nouveau.

— Comment vont-ils vivre maintenant ? Les autres s’en iront faucher, eux, non : leur pré est engagé. Quand le seigle sera mûr, les autres s’en iront moissonner, eux, non : leurs déciatines sont engagées. Si je pars, ils redeviendront ce qu’ils étaient.

Élysée résolut de ne pas s’en aller ce soir-là, et remit son départ au lendemain matin. Il alla se coucher dans la cour ; il fit sa prière, s’étendit, mais ne put s’endormir.

— Il me faut partir, il me reste si peu d’argent, si peu de temps ! Et pourtant, c’est pitié, ces pauvres gens… Mais peut-on secourir tout le monde ? Je ne voulais que leur apporter de l’eau et leur donner un peu de pain à chacun, et voilà jusqu’où les choses en sont venues ! Il y a déjà le pré et le champ à dégager. Le champ dégagé, il faudra acheter une vache aux enfants, puis un cheval au moujik pour transporter les gerbes… Tu es allé un peu trop loin, mon frère Élysée Bodrov ! Tu as perdu ta boussole et tu ne peux plus t’orienter !

Élysée se leva, retira son caftan de derrière sa tête, ouvrit sa tabatière de corne, prisa, et chercha à voir clair dans ses pensées. Mais non, il méditait, méditait sans pouvoir rien trouver. Il lui faut partir ; mais laisser ces pauvres gens, quelle pitié ! Et il ne savait à quoi se résoudre. Il ramassa de nouveau son caftan, le mit sous sa tête et se recoucha. Il resta ainsi longtemps : déjà les coqs avaient chanté lorsqu’il commença à s’endormir.

Tout à coup il se sent comme réveillé. Il se voit déjà habillé, avec son sac et son bâton ; et il a à franchir la porte d’entrée. Elle est à peine assez entrebâillée pour laisser passer un seul homme. Il marche vers la porte, mais il est accroché d’un côté par son sac, et, en voulant se décrocher, il est pris d’un autre côté par son soulier ; le soulier se défait. À peine dégagé, voilà qu’il se sent retenu de nouveau, non par la haie, mais par la petite fille qui le tient en criant :

— Petit grand-père ! Petit grand-père ! du pain !

Il regarde son pied, et c’est le petit garçon qui lui tient l’onoutcha ; et de la fenêtre, la vieille et le moujik le regardent.

Élysée se réveilla.

— Je vais acheter, se dit-il, et le champ et le pré, plus un cheval pour l’homme et une vache pour les enfants. Car autrement je m’en irais chercher le Christ par delà les mers et je le perdrais en moi-même. Il faut être secourable.

Il s’endormit jusqu’au matin, se leva de bonne heure, se rendit chez le riche moujik, et racheta les semailles et le pré. Il racheta aussi la faux, car elle avait été aussi vendue, et l’apporta au logis. Il envoya le moujik faucher, et lui-même s’en alla chez le cabaretier pour y trouver un cheval avec une charrette à vendre. Il marchanda, acheta, et partit ensuite acheter une vache. Comme il marchait dans la rue, Élysée vit devant lui deux femmes Khokhli. Les deux babas cheminaient en bavardant entre elles, et Élysée les entendit parler de lui.

— D’abord, disait l’une des babas, on ne savait quel était cet homme. On le croyait tout simplement un pèlerin… Il entra, dit-on, pour demander à boire, et puis il est resté à vivre là. Il leur a acheté tout, dit-on. Moi-même je l’ai vu aujourd’hui acheter chez le cabaretier un cheval avec une charrette. Il en existe donc, de telles gens ! Il faut aller voir.

Élysée entendit cela, et comprit qu’on le louait. Alors il n’alla pas acheter la vache. Il revint chez le cabaretier, lui paya le cheval, attela et prit le chemin de l’isba. Arrivé à la porte d’entrée, il s’arrêta et descendit de la charrette. Les habitants de l’isba aperçurent le cheval, et s’en étonnèrent. Ils pensaient bien que le cheval avait été acheté pour eux, mais ils n’osaient pas le dire. Le patron vint ouvrir la porte,

— Où t’es-tu procuré cette bête, dit-il, mon petit vieillard ?

— Mais je l’ai achetée, répondit Élysée. C’est une occasion. Fauche-lui un peu d’herbe pour la nuit.

Le moujik détela le cheval, lui faucha de l’herbe et en remplit la crèche. On se mit au lit. Élysée coucha dans la cour, où il avait, dès le soir, transporté son sac. Quand tous furent endormis, Élysée se leva, fit son paquet, se chaussa, passa son caftan et s’en alla à la recherche d’Efim.


VII


Élysée fit cinq verstes. Le jour commençait à poindre. Il s’arrêta sous un arbre, défit son paquet et compta son argent. Il lui restait dix-sept roubles et vingt kopeks.

— Eh bien ! pensa-t-il, avec cela, impossible de passer la mer ; et mendier pour mon voyage au nom du Christ, serait peut-être un péché de plus. Le compère Efim saura bien aller tout seul, et sans doute il mettra aussi un cierge pour moi. Et moi, mon vœu sera non avenu jusqu’à ma mort. Le Maître est miséricordieux ; il m’en relèvera.

Élysée se leva, secoua son sac derrière ses épaules, et fit volte-face. Seulement il contourna tourna le village pour n’être pas vu. Et bientôt il arriva chez lui. Au départ, il lui avait semblé difficile et même pénible de se traîner derrière Efim. Au retour, Dieu lui donnait de marcher sans fatigue. Il marchait sans y prendre garde, en jouant avec son bâton, et faisait soixante-dix verstes dans une journée.

Quand il arriva chez lui, les travaux des champs s’étaient heureusement faits. Les siens se réjouirent fort de revoir leur vieillard. On commença par lui demander comment et pourquoi il avait perdu son compagnon, pourquoi il était revenu au logis au lieu d’aller jusqu’au bout.

— C’est que Dieu ne l’a pas voulu, répondit-il. J’ai dépensé l’argent en route et j’ai laissé mon compagnon me dépasser. Et voilà : je n’y suis pas allé. Pardonnez-moi pour la gloire du Christ.

Et il rendit le reste de l’argent à sa « vieille ». Élysée s’enquit des affaires de la maison. Elles s’étaient arrangées pour le mieux, tout allait bien ; le ménage ne manquait de rien, et tout le monde vivait en paix et en bon accord.

Les Efimov, ayant appris dans la journée le retour d’Élysée, vinrent demander des nouvelles de leur vieillard, et Élysée leur dit la même chose.

— Votre « vieillard », dit-il, allait très bien. Nous nous sommes quittés trois jours avant la Saint-Pierre. J’ai voulu le rattraper, mais il m’est alors survenu force événements ; et je n’ai plus eu de quoi poursuivre ma route. Et voilà : je m’en suis retourné.

On s’étonna qu’un homme aussi avisé eût fait une telle sottise. « Il est parti, il n’a pas atteint le but, il a pour rien dépensé son argent. » On s’étonnait et on riait.

Et Élysée finit par oublier tout cela. Il reprit ses occupations, coupa avec ses fils du bois pour l’hiver, battit le blé avec les babas, couvrit le hangar et soigna ses ruches. Il se mit en mesure de livrer au voisin les dix essaims de jeunes abeilles. Sa « vieille » eût voulu lui cacher le compte des nouvelles abeilles ; mais Élysée savait bien lesquelles étaient pleines, lesquelles ne l’étaient pas : et il donna à son voisin dix-sept essaims au lieu de dix.

Élysée régla toutes ses affaires, envoya ses fils travailler au-dehors et se mit lui même à tresser des lapti et à tailler des sabots pour la mauvaise saison.


VIII


Toute cette première journée qu’Élysée passa dans l’isba des gens malades, Efim attendit son compagnon. Il fit halte tout près du village, attendit, attendit, dormit un peu, se réveilla, demeura assis encore un peu et ne vit rien venir. Il se fatiguait les yeux à regarder. Le soleil se couchait déjà derrière l’arbre, et Élysée ne paraissait pas.

— Peut-être a-t-il passé, pensait-il, et comme je dormais, il ne m’aura pas remarqué. Mais non, il ne pouvait pas ne pas me voir : on voit loin dans la steppe… Je vais revenir sur mes pas, pensait-il ; mais nous pourrions nous manquer, ce serait pis… Je vais m’en aller en avant, nous nous rencontrerons à la première couchée.

Il arriva dans un village et pria le garde champêtre, s’il venait un petit vieillard de telle et telle manière, de l’amener dans l’isba où il était. Élysée ne vint pas à la couchée.

Efim s’en alla plus loin, demandant à chacun s’il n’avait pas vu un petit vieillard tout chauve : personne ne l’avait vu. Efim continua seul son chemin.

— Nous nous rencontrerons, pensait-il, quelque part à Odessa ou sur le bateau.

Et il n’y songea plus.

En route il rencontra un pèlerin. Ce pèlerin, en robe de bure avec de longs cheveux, était allé au mont Athos, et faisait déjà pour la seconde fois le voyage de Jérusalem. Ils se rencontrèrent dans une auberge, lièrent conversation et firent route ensemble.

Ils arrivèrent sans encombre à Odessa. Là, ils attendirent le bateau pendant trois jours, en compagnie d’une multitude de pèlerins ; il en venait de tous les côtés. De nouveau, Efim s’enquit d’Élysée, mais personne ne l’avait vu.

Le pèlerin apprit à Efim le moyen de faire la traversée sans bourse délier ; mais Efim ne l’écouta point.

— Moi, dit-il, je préfère payer ma place. C’est pour cela que j’ai pris de l’argent.

Il donna quarante roubles pour l’aller et le retour, et s’acheta du pain avec des harengs pour la route. Le bateau chargé, les fidèles embarqués, Efim monta à bord avec le pèlerin. On leva l’ancre et on partit. La journée fut bonne ; mais, vers le soir, un grand vent se mit à souffler ; la pluie tombait, les vagues balayaient, inondaient le bateau. Les babas pleuraient, les hommes s’affolaient ; quelques passagers couraient çà et là en quête d’un abri. Efim sentit, lui aussi, que la peur lui venait ; mais il n’en laissa rien voir, et se tint immobile à sa place, auprès des vieillards de Tanbov, toute la nuit et toute la journée du lendemain. Le troisième jour la mer s’apaisa ; le cinquième on arriva devant Constantinople. Quelques-uns débarquèrent, et visitèrent l’église de Sainte-Sophie-la-Sage, où sont maintenant les Turcs. Efim ne descendit pas à terre. Après une escale de vingt-quatre heures, le bateau reprit la mer, toucha à Smyrne-la-Ville, puis à Alexandrie, et, atteignit sans accident Jaffa-la-Ville. C’est à Jaffa que tous les pèlerins devaient débarquer : il n’y a que soixante-dix verstes pour se rendre à pied de là à Jérusalem. Pendant le débarquement, les fidèles eurent un moment de peur. Le navire était haut ; on jetait les passagers dans des barques, tout en bas, et, les barques oscillant, on risquait de tomber, non dedans, mais à côté. Deux se mouillèrent quelque peu. Mais, au bout du compte, tous débarquèrent sains et saufs.

On se mit en route aussitôt, et le quatrième jour on atteignit Jérusalem. Efim s’arrêta hors de la ville, à l’auberge russe, fit viser son passeport, dîna et s’en alla avec les pèlerins visiter les Lieux Saints. Au Saint-Sépulcre, on ne laissait pas encore entrer. Il se rendit d’abord à la messe, dans le monastère du Patriarche, pria, brûla des cierges, examina le temple de la Résurrection, où se trouve le Saint-Sépulcre. Tant de bâtiments le masquent, qu’on ne le voit presque pas. La première journée, il ne put visiter que la cellule où Marie l’Égyptienne avait fait son salut. Il brûla des cierges et chanta la messe. Il voulut voir l’office du soir au Saint-Sépulcre ; mais il arriva trop tard. Il alla visiter le monastère d’Abraham, y vit le jardin de Savek, où Abraham voulut sacrifier son fils à Dieu. Il vit ensuite l’endroit où le Christ apparut à Marie-Magdelaine, et l’église de Jacob, le frère du Seigneur. Le pèlerin lui montrait tout, et partout lui disait où et combien il fallait donner, où il fallait brûler des cierges. Ils s’en revinrent de nouveau à l’auberge.

Au moment de se coucher, le pèlerin se plaignit tout à coup en fouillant ses poches.

— On m’a volé, dit-il, mon porte-monnaie avec l’argent ; il y avait vingt-trois roubles, disait-il, deux billets de dix roubles chacun, et trois roubles de monnaie. Il se plaignait, il se plaignait, le pèlerin, mais que faire ? et il se coucha.


IX


Une fois au lit, Efim fut tenté d’une mauvaise pensée.

— On n’a point volé son argent au pèlerin, pensait-il ; je crois qu’il n’en avait pas. Il ne donnait nulle part. Il me disait bien de donner, mais lui-même ne donnait rien. Il m’a même emprunté un rouble.

Ainsi pensait Efim. Puis il se fit des reproches :

— Pourquoi porter des jugements téméraires sur un homme ? C’est un péché que je ne veux plus commettre.

Mais, dès qu’il s’assoupissait, il se rappelait de nouveau que le pèlerin regardait l’argent d’un certain air sournois, et combien il paraissait peu sincère en disant qu’on l’avait volé.

— Il n’avait pas d’argent sur lui : c’est une invention.

Le lendemain, levés de bonne heure, ils se rendirent à l’office du matin, dans le grand temple de la Résurrection, au Saint-Sépulcre. Le pèlerin ne lâchait pas Efim et le suivait partout.

Il y avait au temple quantité de pèlerins, et des Russes, et des Grecs, et des Turcs, et des Syriens, à ne pouvoir les dénombrer. Efim parvint avec la foule jusqu’à la Sainte-Porte, et passa à travers la garde turque, à l’endroit où le Christ fut descendu de la croix, où on l’oignit d’huile ; là, brûlaient neuf grands chandeliers. Efim y déposa son cierge. Puis le pèlerin le mena à droite, en haut, par l’escalier, sur le Golgoltha, là où fut la croix. Efim y fit sa prière ; puis on lui montra la fissure qui déchira la terre jusqu’à l’enfer. On lui montra ensuite l’endroit où furent cloués à la croix les mains et les pieds du Christ, puis le sépulcre d’Adam, dont les os furent humectés par le sang du Christ. Puis, ce fut la pierre où s’assit le Christ quand on mit sur Lui la couronne d’épines, et le poteau auquel on lia le Christ pour Le flageller, et les deux creux laissés dans le roc par les genoux du Christ. Efim eût vu d’autres choses encore, mais il se fit une poussée dans la foule : tous se hâtaient vers la Grotte du Saint-Sépulcre. À une messe non-orthodoxe un office orthodoxe allait succéder. Efim suivit la foule à la Grotte.

Il voulait se défaire du pèlerin, contre lequel il péchait toujours en pensée ; mais l’autre s’attachait à lui, et le suivit à l’office de la Grotte du Saint-Sépulcre. Il eût voulu se mettre plus près, mais ils étaient venus trop tard. La presse était si forte qu’on ne pouvait ni avancer ni reculer. Efim resta donc sur place, regardant devant lui et faisant ses prières. Par moments, il tâtait s’il avait encore son porte-monnaie. Et ses pensées se succédaient :

— Le pèlerin me trompe assurément… Si pourtant il ne m’avait pas trompé, si on lui avait en effet volé son porte-monnaie !… Mais alors, pourvu que pareille chose ne m’arrive pas aussi !

Efim, ainsi immobile et priant, jette devant lui ses regards vers la chapelle où se trouve le Saint-Sépulcre, devant lequel sont suspendues trente-six lampes. Il regarde par-dessus les têtes, et voici que juste au-dessous des lampes, en avant de la foule, il aperçoit, ô miracle ! un petit vieillard en caftan de bure, dont la tête, entièrement chauve, luisait comme celle d’Élysée Bodrov.

— Il ressemble à Élysée, pense-t-il, mais ce ne doit pas être lui. Il n’a pu être ici avant moi : l’autre bateau est parti huit jours avant nous, il est impossible qu’il ait pu me devancer ; quant à notre bateau, il n’y était point ; j’ai bien examiné tous les fidèles.

Comme il songeait ainsi, le petit vieillard priait et faisait trois saluts : le premier, devant lui, à Dieu ; les autres, aux fidèles des deux côtés. Quand le petit vieillard tourna la tête à droite, Efim le reconnut aussitôt.

— C’est bien lui, Bodrov ; voilà bien sa barbe noirâtre, frisée, et ses poils blancs sur les joues, et ses sourcils, et ses yeux, et son nez, et tout son visage enfin : c’est lui, c’est bien Élysée Bodrov.

Efim se réjouit fort d’avoir retrouvé son compagnon, et s’étonna qu’il eût pu arriver avant lui.

— Eh ! eh ! Bodrov, pensa-t-il, comment a-t-il pu se glisser en avant des fidèles ? Il aura sans doute fait la connaissance de quelqu’un qui l’a mené là. Je le trouverai à la sortie, et m’en irai avec lui, après avoir planté là mon pèlerin. Peut-être saura-t-il me conduire, moi aussi, à la première place.

Et Efim regardait toujours pour ne point perdre Élysée de vue. L’office terminé, la foule s’ébranla. On se poussait pour aller s’agenouiller. La presse refoula Efim dans un coin.

De nouveau la peur le prit qu’on ne lui volât sa bourse. Il y porta la main, et chercha à se frayer un chemin pour gagner un endroit libre. Il se dégagea, il marcha, il chercha partout Élysée, et sortit du temple sans avoir pu le joindre. Après l’office, Efim courut d’auberge en auberge en quête d’Élysée : nulle part il ne le rencontra. Cette soirée-là le pèlerin ne vint pas non plus ; il avait disparu sans lui rendre son rouble. Efim resta seul.

Le lendemain, il retourna au Saint-Sépulcre, avec un vieillard de Tanbov venu sur le même bateau. Il voulut se porter en avant, mais il fut refoulé de nouveau et il resta près d’un pilier à prier. Il regarda devant lui comme la veille, et, comme la veille, sous les lampes, tout près du Saint-Sépulcre, se tenait Élysée, les mains étendues comme un prêtre à l’autel ; et sa tête chauve luisait.

— Eh bien ! pensa Efim, cette fois je saurai bien le joindre. Il se faufila jusqu’au premier rang : pas d’Élysée. Il avait dû sortir sans doute.

Le troisième jour, il se rendit encore à la messe, et il regarda encore. Et il aperçut, sur la place sainte, Élysée tout à fait en vue, les mains étendues, les yeux en haut, comme s’il contemplait quelque chose au-dessus de lui ; et sa tête chauve luisait.

— Eh bien ! pensa Efim, cette fois-ci je ne le manquerai plus. Je me tiendrai à la porte de sortie et je le trouverai sûrement.

Il sortit et attendit, attendit. Toute la foule s’écoula : pas d’Élysée.

Efim passa de la sorte six semaines à Jérusalem, visitant les lieux consacrés, et Bethléem, et Béthanie et le Jourdain. Il fit mettre le sceau du Saint-Sépulcre sur une chemise neuve destinée à l’ensevelir ; il prit de l’eau du Jourdain dans un petit flacon, et de la terre, et des cierges dans le lieu saint. Quand il eut dépensé tout son argent, qu’il ne lui resta plus que l’argent du retour, Efim se mit en route pour revenir au logis.

Il gagna Jaffa-la-Ville, prit le bateau, arriva à Odessa et s’en alla à pied chez lui.


X


Efim revint par le même chemin. À mesure qu’il se rapprochait de sa maison, ses soucis le reprenaient : Comment vivait-on chez lui, sans lui ?

— En une année, pensait-il, il passe beaucoup d’eau sous le pont. Une maison, œuvre d’un siècle, un seul moment peut la détruire… Comment mon fils a-t-il mené les affaires ? comment le printemps a-t-il commencé ? Comment le bétail a-t-il passé l’hiver ? A-t-on terminé heureusement l’isba ?

Efim atteignit le lieu où, l’année dernière, il s’était séparé d’Élysée. Impossible de reconnaître les habitants du pays. Là où, l’autre an, ils étaient misérables, ils vivaient aujourd’hui à leur aise. Les récoltes avaient été excellentes, et les paysans, oubliant leurs misères, s’étaient relevés. Le soir, Efim arriva au village où Élysée l’avait quitté. Il venait à peine d’y entrer, qu’une petite fille en chemise blanche sortit d’une isba et courut vers lui.

— Petit vieillard, petit vieillard ! Viens chez nous !

Efim voulut passer outre, mais la fillette revint à la charge, le saisit par la manche et l’entraîna en riant vers l’isba.

La baba et le petit garçon parurent sur le seuil et l’invitèrent de la main.

— Viens, petit vieillard, viens souper et passer la nuit.

Efim se rendit à cette invitation.

— À propos, pensa-t-il, je m’informerai d’Élysée. Je crois que voilà justement l’isba où il est allé, l’an passé, demander à boire.

Efim entra. La baba le débarrassa de son sac, le mena se débarbouiller et le fit asseoir à table. On lui donna du lait, des vareniki[7], de la kascha. Efim remercia les gens de l’isba, et les loua de leur hospitalité envers les pèlerins.

La baba hocha la tête.

— Comment ne leur ferions-nous pas bon accueil ? dit-elle : c’est à un pèlerin que nous devons de vivre encore. Nous buvions, nous avions oublié Dieu, et Dieu nous punit, et nous attendions la mort. Oui, au printemps dernier, nous étions tous couchés, sans rien à manger, malades. Et nous serions morts si Dieu ne nous eût envoyé un petit vieillard comme toi. Il entra au milieu de la journée pour boire. En voyant notre état, il fut pris de pitié et resta avec nous. Il nous donna à boire, il nous donna à manger, nous remit sur pied, et nous acheta un cheval avec une charrette qu’il nous a laissés.

La vieille entra et interrompit le discours de la baba.

— Était-ce un homme ? Était-ce un ange de Dieu ? nous l’ignorons nous-mêmes. Il aimait tout le monde, plaignait tout le monde, et il partit sans le dire à personne. Nous ne savons même pas pour qui prier Dieu. Je le vois encore : je suis couchée, attendant la mort ; tout à coup je vois entrer un petit vieillard assez insignifiant, tout chauve, qui demande à boire. Croiriez-vous que j’ai pensé, moi, la pécheresse :

— Que nous veut-il, celui-là ?

Mais lui, voici ce qu’il a fait. Aussitôt qu’il nous a vus, il a ôté son sac, l’a posé là, à cet endroit, et l’a dénoué.

La petite fille se mêla à la conversation.

— Non, grand’mère, dit-elle. C’est ici, d’abord, au milieu de la chambre, et puis sur le banc, qu’il a posé son sac.

Et ils discutaient, ils se rappelaient toutes ses paroles, tous ses actes, où il s’asseyait, où il dormait, ce qu’il faisait, ce qu’il disait à l’un ou à l’autre.

À la tombée de la nuit, survint le moujik à cheval. Il se mit, lui aussi, à parler de la vie d’Élysée chez eux.

— S’il n’était pas venu chez nous, nous mourions avec nos péchés ; nous mourions dans le désespoir, en maudissant Dieu et le genre humain. Et c’est lui qui nous a remis sur pied, c’est grâce à lui que nous avons reconnu Dieu, et que nous avons eu foi en la bonté des hommes. Que le Christ le sauve ! Nous vivions auparavant comme des bêtes ; et il a fait de nous des hommes.

On fit manger, boire, coucher Efim, et on se coucha aussi.

Efim ne pouvait dormir, La pensée d’Élysée le hantait, tel qu’à Jérusalem il l’avait vu trois fois au premier rang.

— Voilà comment il m’aura devancé, pensait-il. Mes efforts ont-ils été bénis ? Je ne sais : mais les siens, Dieu les a bénis.

Le lendemain, les gens de l’isba laissèrent partir Efim, après l’avoir comblé de gâteaux pour la route, et s’en allèrent au travail. Et Efim poursuivit son chemin.


XI


Efim était absent de chez lui depuis une année, lorsqu’il y rentra.

Il arriva à son logis vers la soirée. Son fils ne s’y trouvait pas, il était au cabaret. Il en revint gris. Efim l’interrogea ; il eut bien vite vu que son fils n’avait pas fait son devoir. Il avait gaspillé son argent, et envoyé au diable toutes les affaires. Le père se répandit en reproches, mais le fils répondit d’un ton grossier :

— Tu aurais mieux fait, dit-il, de t’occuper toi-même de ta maison et de ne pas t’en aller en emportant encore avec toi tout l’argent. Et voilà qu’à présent tu me réprimandes !

Le vieux se fâcha et battit le fils.

Efim Tarassitch sortit pour aller chez le staroste faire viser son passeport : il passa devant la maison d’Élysée ; la « vieille » d’Élysée était sur le seuil : elle le salua.

— Bonjour, compère ! dit-elle. As-tu fait bon voyage ?

Efim s’arrêta.

— Grâce à Dieu, je suis arrivé à mon but. J’ai perdu ton vieillard, mais j’ai appris qu’il est retourné au logis.

Et la vieille se mit à raconter : elle aimait à bavarder.

— Il est retourné, dit-elle, notre nourricier, il y a longtemps qu’il est retourné : c’était vers l’Assomption. Quelle joie quand Dieu nous l’a ramené ! Nous nous ennuyions tant sans lui ! Son travail n’est pas considérable, il n’est plus dans la force de l’âge ; mais c’est toujours lui la tête de la maison, et nous ne nous plaisons qu’avec lui. Et son garçon, qu’il était joyeux ! Sans lui, dit-il, la maison est comme un œil sans lumière. Nous nous ennuyons quand il n’est pas là. Que nous l’aimons, et que nous le choyons !

— Eh bien ! est-il maintenant au logis ?

— Oui, compère, il est aux ruches, à soigner ses abeilles. Le miel, dit-elle, abonde. Dieu a donné tant de forces aux abeilles que mon vieillard ne se rappelle pas en avoir vu autant. La bonté de Dieu ne se mesure pas à nos péchés… Viens, ami, il en sera bien aise.

Efim traversa le corridor et la cour et s’en fut trouver Élysée au rucher. Il y entra et vit Élysée qui, vêtu d’un caftan gris, se tenait sous un petit bouleau, sans filet, sans gants, les mains étendues, les yeux en haut, sa tête chauve et luisante, tel qu’il lui était apparu à Jérusalem, auprès du Saint-Sépulcre ; au-dessus de lui, à travers le petit bouleau, le soleil se jouait, comme à Jérusalem la clarté des lampes, et autour de sa tête les abeilles dorées, volant sans le piquer, lui faisaient une couronne. Efim s’arrêta. La « vieille » d’Élysée appela son mari :

— Notre compère, dit-elle, est là !

Élysée se retourna, poussa un cri de joie, et alla au devant de son compère, en retirant avec précaution les abeilles de sa barbe.

— Bonjour, compère ! bonjour, cher ami ! as-tu fait bon voyage ?

— Oh ! j’ai usé toutes mes jambes. Je t’ai apporté de l’eau de Jourdain-le-Fleuve. Viens chez moi la prendre. Mais je ne sais si Dieu a béni mes efforts…

— Eh bien ! que Dieu soit loué ! que le Christ te sauve !

— J’y ai été de mes jambes, dit Efim après un moment de silence, mais je ne sais si j’y ai été de mon âme. Peut-être est-ce plutôt quelqu’un autre…

— C’est l’affaire de Dieu, compère ! C’est l’affaire de Dieu !

— J’ai visité aussi en revenant l’isba où tu es entré… Élysée, effrayé, lui coupa la parole :

— C’est l’affaire de Dieu, compère, c’est l’affaire de Dieu !… Viens-tu chez nous boire un peu de miel ?

Et Élysée, désireux de détourner la conversation, parla des affaires du ménage.

Efim poussa un soupir. Il s’abstint de rappeler à Élysée les gens de l’isba, et ce qu’il avait vu à Jérusalem. Et il comprit que Dieu ne nous donne ici-bas qu’une seule mission : — l’amour et les bonnes œuvres.

  1. Maire de village élu par les moujiks.
  2. Pièces d’étoffe dont les moujiks s’enveloppent les pieds en guise de chaussettes.
  3. Fortes pantoufles en corde tressée.
  4. Nom des habitants de l’Ukraine.
  5. Les Russes laissent habituellement flotter hors du pantalon, comme une blouse, la chemise maintenue seulement par une ceinture.
  6. Plat de gruau cuit servi en guise de légume.
  7. Gâteaux au fromage bouillis dans l’eau.