À la recherche du bonheur/Préface

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin et Cie (p. i-iv).


PRÉFACE DU TRADUCTEUR


Sous ce titre général : À la recherche du bonheur, j’ai réuni la plupart de ces contes populaires où le grand romancier, tout en nous familiarisant, dans un style d’une simplicité merveilleuse, avec sa morale, nous initie en même temps, d’une manière attrayante et dramatique, à la vie et aux mœurs si curieuses des paysans russes.

On sait que les derniers écrits du comte Léon Tolstoï ont soulevé de nombreuses discussions aussi bien en Russie qu’en France, où l’on ne connaissait, jusqu’à présent, les idées philosophiques de l’écrivain russe que d’après son livre didactique : Ma religion.

Ce sont les graves questions de l’essence de la vie, du parfait bonheur, de la vérité, tous ces problèmes qui passionnèrent et passionneront encore longtemps l’humanité, que le comte Tolstoï essaie de résoudre par sa morale. Cette morale, il cherche à la propager tantôt par des articles arides, tantôt aussi, heureusement pour les lettres, à l’aide de ces admirables récits dont je donne, dans ce volume, au public français, une traduction aussi rigoureusement littérale que possible.

En écrivant ces pages d’une grandeur biblique, l’auteur de La Guerre et la Paix avait encore un autre but ; il l’expliqua dans une conversation qu’il eut tout dernièrement avec l’écrivain russe Danilevsky :

«… Les millions de Russes qui savent lire, disait le comte Tolstoï, demeurent devant nous bouche bée, comme de jeunes choucas, et nous disent : — Messieurs nos écrivains, jetez-nous dans la bouche de la nourriture intellectuelle, digne de vous et de nous ; écrivez aussi pour nous autres, les altérés d’une parole vivante et littéraire, débarrassez-nous de ces Erouslan Lazarevitch, de ces Mylord George et autre nourriture de foire !

Le simple et honnête peuple russe vaut bien que nous répondions à l’appel de son âme bonne et juste. J’y ai beaucoup pensé, et je me suis décidé à tenter quelque chose en ce sens dans la mesure de mes forces. »

Je dois ajouter que la tentative du comte Tolstoï a pleinement réussi. La presse russe a en effet annoncé que ces contes, déjà goûtés par l’élite, sont compris et accueillis, avec plus de faveur encore, par la masse non cultivée.

Quant à la traduction, j’ai essayé, comme je l’ai déjà dit, de suivre autant que possible le texte original, malgré toutes les difficultés que présentait un pareil travail. Car jamais encore, ni dans mes traductions précédentes, ni dans celles des autres traducteurs, on n’avait eu à rendre à la fois et ce style biblique que l’auteur emploie à dessein, et cette couleur locale dont il imprègne ses scènes familières de la vie des moujiks.

Et si on veut bien trouver que cette tentative hardie a été couronnée de quelque succès, je tiens à déclarer ici qu’une part en revient à mon ami Ernest Jaubert, qui a bien voulu joindre ses efforts aux miens pour initier les lecteurs français à ces petits chefs-d’œuvre jugés intraduisibles par bon nombre de mes compatriotes.

É. Halpérine.

Juillet 1886.