À la surface des choses/L’énergie/Changements

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CHANGEMENTS

9. La notion de changement. — En vue d’atteindre à la définition de l’énergie, je veux maintenant introduire l’importante notion de changement.

Si, pour les valeurs , d’une variable , une fonction de prend les valeurs , , l’accroissement de la fonction qui correspond à l’accroissement de la variable est défini sans qu’on ait rien à savoir sur les valeurs intermédiaires de la fonction dans l’intervalle .

De même, le « changement » d’un système qui a passé de l’état A à l’état B est entièrement défini par l’état initial A et l’état final B, sans qu’il y ait du tout à se préoccuper des états intermédiaires que le système peut avoir pris entre les états A et B. Ce passage est en général possible d’une infinité de manières, de même qu’il existe une infinité de chemins qui mènent d’un point à un autre, mais cela n’importe pas : c’est la différence brute entre l’état initial et l’état final qui définit le changement.

Par exemple le changement élévation de poids sera défini par la connaissance du niveau initial et du niveau final (toutes autres précisions pouvant être données sur l’état initial et l’état final), sans qu’on ait du tout à se préoccuper du chemin suivi entre ces deux niveaux.

De même, le changement subi par un gramme d’eau d’abord solide à la température de la glace fondante, puis liquide à la même température (toutes autres précisions pouvant être données s’il était nécessaire) est défini par là même, et sans qu’on ait à se préoccuper de savoir si on a fondu la glace sur un fourneau, ou par frottement, ou en la vaporisant puis en la condensant, ou de toute autre manière.

J’insiste sur ce qu’il s’agit de la différence brute globale entre l’état initial et l’état final. Si, par exemple, de l’eau d’abord liquide est devenue de la vapeur, nous ne chercherons pas à décomposer ce changement en fractions séparément relatives aux différentes propriétés de la substance telles que température ou densité, mais nous regarderons le changement comme un tout.

Toutefois, quand un système est décomposable en systèmes distincts (si par exemple il est formé de 3 grammes d’eau qui restent séparés dans leur transformation) nous aurons le droit de regarder le changement total comme formé de la « juxtaposition » des changements de ces systèmes partiels.


10. Changements identiques. Changements inverses. — Soient deux systèmes aussi différents que l’on veut, mais tels que pour chacun d’eux le changement consiste uniquement dans le fait que 1 gramme de glace est remplacé par 1 gramme d’eau liquide, tout le reste du système ayant repris son état initial ; nous regarderons comme identiques les changements des deux systèmes, Plus généralement, nous dirons que deux systèmes matériels ont subi le même changement si, à un même objet près qui a changé de même, le premier système n’a pas changé, non plus que le second.

De même qu’à tout vecteur on peut faire correspondre un vecteur opposé ayant pour origine l’extrémité du précédent et pour extrémité son origine, de même à tout changement correspondra un changement inverse , l’état initial de chacun des deux changements étant l’état final de l’autre. Ici encore, l’évolution particulière suivie entre l’état initial et l’état final n’intervient pas : le changement glace-eau est inverse du changement eau-glace quand même on aurait obtenu le premier par fusion et le second par évaporation puis liquéfaction de la valeur.


11. Changement d’un système donné. — Quand nous parlons du changement d’un système, nous n’entendons pas nécessairement que la matière s’y est conservée. Par exemple, nous pouvons parler du changement subi par une plante vivante qui aura cependant perdu ou gagné de la matière pendant le passage entre les deux états qui définissent ce changement. On peut même considérer des changements de systèmes non matériels : par exemple, si une enceinte vide de matière passe de la température de la glace fondante à celle de l’eau bouillante, le changement de la radiation contenue dans cette enceinte est défini.

Mais il sera souvent possible et commode de décomposer le système étudié en systèmes matériels qui auront pu rester « chimiquement isolés », c’est-à-dire qui auront pu rester assujettis à ne pas perdre et à ne pas gagner de matière. Aussi, à moins que le contraire ne soit spécifié, il sera entendu, quand nous parlerons d’un changement, que ce changement se rapporte à un même système matériel, qui ne perd ni ne gagne de matière, condition qu’on pourrait assurer en enfermant ce système dans un ballon scellé. Même si nous reprenons le cas d’une plante vivante, nous pourrions envisager un système chimiquement isolé constitué par la plante et par une certaine quantité de terre et d’air.


12. Changements efficients, définis comme ne pouvant apparaître ni disparaître sans répercussion. — Déjà nous avons cité des types de changement (abaissement ou élévation de poids et plus généralement travaux moteurs et résistants), dont nous avons compris qu’ils ne peuvent être produits isolément : par exemple il ne se peut pas, qu’un objet pesant, disons un ascenseur, d’abord à un certain niveau, soit retrouvé à un niveau différent, sans que quelque autre changement se soit produit en raison même de ce que cet objet pesant est abaissé ou élevé, ce changement corrélatif étant d’autant plus important que la variation de niveau est plus grande et que l’objet pèse davantage.

Ces caractères se retrouvent sur d’autres types de changements.

C’est ainsi que de l’eau, d’abord dans l’état de glace, ne peut pas devenir liquide sans qu’il se produise quelque autre changement corrélatif tel que abaissement de poids, ou refroidissement de quelque autre système matériel, ou disparition de radiation, etc…, changement corrélatif d’autant plus important qu’il s’est fondu plus de glace. Et réciproquement le changement inverse eau-glace se présente aussi toujours comme accompagné d’un changement corrélatif, tel que fusion de mercure, qui lui est proportionné en importance.

De même, il n’arrivera pas, sans changement conjugué, que de l’eau d’abord à une certaine température prenne une autre température, et plus généralement qu’un corps s’échauffe ou se refroidisse.

De même, la majeure partie des changements « chimiques » entraîneront des changements corrélatifs. Par exemple la formation de carbonate de chaux, à partir de chaux et de gaz carbonique, qui peut se produire sous un piston chargé de poids dans un thermostat à zinc bouillant en même temps que le poids s’abaisse et que du zinc s’évapore, ne se produira jamais isolément.

De même encore, il ne pourra jamais disparaître ou apparaître de radiation, de lumière, sans quelque changement corrélatif (par exemple échauffement du corps où la lumière disparaît).

Nous dirons de tous ces changements qui ne peuvent apparaître ni disparaître sans répercussion extérieure, proportionnée à leur importance, qu’ils sont efficients. L’observation seule nous révélera quels sont les divers types de changements efficients.

Nous dirons souvent, employant une abréviation expressive, qu’un changement achète, ou paie, un autre changement, quand il se produit sans autre répercussion extérieure. Et nous disons aussi bien que deux changements dont chacun forme l’unique répercussion de l’autre (qui sont donc payés l’un par l’autre) sont conjugués.

Nous discuterons bientôt les enchaînements par lesquels peuvent se conjuguer les changements efficients.


13. Changements isolables. — Deux changements efficients qui se conjuguent en épuisant leurs effets l’un par l’autre, forment, de ce fait, dans leur ensemble, un changement sans répercussion extérieure, ou, plus brièvement, un changement isolable. Est isolable par exemple tout changement constitué par l’élévation et l’abaissement de deux poids s’équilibrant sur un treuil. De même est isolable le changement à compensation interne constitué par l’arrêt d’un projectile et réchauffement qu’il produit par cet arrêt, s’il n’y a pas d’autre répercussion. Ou de même le changement global où un travail achète un échauffement (Rumford).

Mais un changement peut être isolable sans qu’on sache le décomposer en changements conjugués. Tel le changement qui se produit dans de l’eau surfondue et thermique, quand on y laisse tomber une paillette minuscule de glace.

On peut dire que tous les changements isolables sont gratuits, car ils ne coûtent (ni ne rapportent) rien.


Un exemple remarquable de changement isolable a été donné par une expérience célèbre de Gay-Lussac, dite expérience de Joule[1], réalisant la détente d’une masse gazeuse (disons d’air ou d’hydrogène) en ouvrant un robinet qui réunit, au sein d’un thermostat, deux récipients rigides, l’un plein de gaz et l’autre vide (fig. 1).
Fig. 1.
La masse gazeuse occupe bientôt, à la température initiale, les deux récipients, et l’expérience montre qu’en définitive le thermostat n’a pas subi de changement. (Par exemple, s’il est à glace fondante, la masse totale de glace n’a pas varié) : le changement subi par une masse gazeuse dont le volume a augmenté, (la température finale et la température initiale étant les mêmes), ne coûte ni ne rapporte rien. (Cette loi et la loi de Mariotte, définissent les « gaz parfaits »).


14. Changements non isolables mais dont l’inverse est isolable. — Une classe intéressante de changements contient tout changement qui peut, non pas se produire, mais disparaître sans répercussion. Tel est précisément le changement subi par une masse gazeuse, prise puis laissée à la même température, mais avec un volume diminué. Cette compression ne peut se produire « seule », mais une fois produite, elle peut disparaître par changement de Gay-Lussac sans répercussion extérieure.

De là résulte, évidemment, que tout changement conjugable avec une diminution de volume d’une masse gazeuse qui a gardé ou retrouvé sa température initiale est isolable, car il subsistera seul dès que la compression aura disparu par une détente isolable.

Le fait qu’une telle compression puisse disparaître sans répercussion, n’empêche pas qu’elle puisse présenter un intérêt pratique. Par exemple, une torpille se propulse dans l’eau, grâce à une réserve d’air comprimé qui fait tourner l’hélice en se détendant. Mais la répercussion de cette détente sera en définitive nulle (la torpille finira par s’arrêter, dans de l’eau qui, au total, ne sera ni échauffée, ni refroidie).


15. Changements indifférents. — Enfin certains changements sont strictement indifférents, pouvant aussi bien apparaître que disparaître sans répercussion. Tel est, par exemple, pour tout objet, le changement qui consiste en ce que son centre de gravité a changé de position, mais non de niveau. Tel est encore, au moins en première approximation, tout changement qui consiste en ce qu’une masse liquide n’a pas la même forme dans son état initial et son état final (changement qui finirait pourtant par avoir une répercussion si le liquide était subdivisé en gouttelettes de plus en plus petites, lui donnant une surface énorme.

  1. Joule a montré que, en fait, un léger changement extérieur se produit. Mais la loi est très approchée, comme celle de Mariotte.