Pensées d’août/À madame la c. de T.

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À MADAME LA C. DE T. (La comtesse de Tascher.)


À vous, Madame, j’ose adresser et comme retraduire ce que vous m’avez vous-même raconté, Heureux je m’estimerai dans ce récit, si vous daignez le reconnaître : heureux si ceux qui le lisent ressentent quelque chose de l’intérêt dont j’ai été saisi en vous écoutant !


Saxea ut effigies bacchantis !
Ariane de Catulle.


Nous causions d’un sujet qui n’est jamais passé,
Du mal que fait à l’âme un amour délaissé,
Un amour sans espoir, l’irrévocable absence,
La mort ; si l’homme aimant, en son cœur, a puissance
D’aimer comme la femme, et s’il peut en souffrir
Comme elle, bien souvent, jusqu’au point d’en mourir.
Vous doutiez ; j’affirmais ; je cherchais en mémoire
Quelque exemple évident auquel je voulais croire ;
Mais, à citer toujours, je n’avais rien de mieux
Que ces noms de roman, ou Paul, ou Des Grieux.
Et vous, esprit fécond, si pleine d’étincelles,
Belle Âme si clémente à vos douleurs cruelles,
Dont la gaieté souvent, en discours variés,
Fait oublier vos maux, tant vous les oubliez !
Cette fois rassemblant toute votre tendresse,
Ces larmes dans la voix que votre Ange caresse,

Que traversait encor l’enjouement adouci,
Longuement, moi muet, vous parlâtes ainsi :

Je remontais le Rhin de Cologne à Mayence,
À Manheim ; sur le pont nous avions affluence
D’Anglais, d’Américains, tous peuples à la fois ;
Triste était la saison, en août trente-trois.
On allait, et déjà des deux rives voisines
Les bords se relevaient en naissantes collines,
Et préparaient de loin ces rochers et ces tours,
Qui renomment le fleuve et font gloire à son cours.
Nos passagers bientôt, amateurs de nature,
Pour la mieux admirer dans sa nomenclature,
Chacun tenant sa carte et l’œil collé devant,
Laissaient fuir, sans y voir, le spectacle vivant.
Une pluie alors vint et les fit tous descendre,
J’eus désir de rester, et j’avisai d’attendre,
Montant dans ma voiture à l’autre bout du pont,
Que le soleil chassât ce nuage qui fond.
Mais, dans mon gîte à peine au hasard installée,
Je m’y trouvai si bien, exhaussée, isolée,
Et, grâce aux quelques pieds qui passaient le niveau,
Dominant le rivage, égalant le coteau,
Ayant mon belvéder au-dessus des campagnes,
Tenant mon ermitage à mi-flanc des montagnes,
Et, comme d’un balcon, rasant ces bords flottants,
Que je n’en bougeai plus tout le reste du temps.
Les voitures tenaient dans les secondes places ;
J’avais donc près de moi gens d’assez basses classes,
Domestiques d’Anglais, Allemands ouvriers,
Durant le choléra de ces mois meurtriers,
Revenus d’Angleterre ou sortant de Belgique ;
Des soldats regagnant la patrie helvétique,
Licenciés, et qui, dans leur désœuvrement,

Portaient la main à tout à bord du bâtiment,
Et faisaient comme émeute à la moindre soupape,
Touchant, vérifiant chaque objet qui les frappe :
Et c’étaient de grands cris pour les chasser de là.

Assez longtemps, sans rien remarquer de cela,
Entre ceux d’alentour sans distinguer personne,
J’avais été, l’œil fixe au ciel qui m’environne,
Tout entière aux coteaux, à la grandeur des lieux,
Et, sous les accidents pluvieux, radieux,
Admirant et suivant cette beauté ternie,
Par places renaissante, et toujours l’harmonie.
Puis, le soleil bientôt reparu dans son plein,
Je restai d’autant mieux, — au sourire malin,
Au sourire, et, je crois, un peu fort au scandale
Des Anglais dont la carte est rouverte et s’étale,
Qui cherchent de plus belle, et ne comprenaient pas
Qu’on pût, sur un bateau, s’aller percher là-bas
En voiture, et surtout (énormité profonde !)
Hors de la balustrade où se clôt le beau monde.

Ma fille cependant, qui me laissait un peu,
Me revint en criant : « Maman, le comte de…
Est dans les passagers. » — « Impossible ! » — « Il remonte,
Le voici ! » — J’aperçus, en effet, non le comte,
Mais sous l’habit grossier d’homme des derniers rangs,
Une noble figure aux yeux bleus transparents.
Quelque chose du Nord, la ligne régulière,
Et de grands cheveux blonds portés d’une manière
Haute, aristocratique, et comme notre ami.
Mon œil, dès ce moment, le suivit, et, parmi
Les nombreux passagers de cette classe obscure,
Un intérêt croissant détachait sa figure ;
Et plus je l’observai, plus il obtint sa part

Dans ce cadre où d’abord s’absorbait mon regard.

Il était mis en simple ouvrier, et peut-être
Avec trop de dessein marqué de le paraître :
Un vieil habit flottant ; quelque grand chapeau gris
Tombant sur sa coiffure en larges bords flétris ;
Chemise rose et bleue et faisant qu’on la voie ;
Surtout des gants en peau, brodés d’argent, de soie,
Comme quelque ouvrier de Saxe endimanché ;
Mais l’ongle blanc parfois s’allongeait mal caché.

Je remarquai bientôt sa liaison suivie
Avec un groupe, auprès, qui d’abord m’avait fuie ;
Une famille entière : un mari d’air grossier,
Ne montrant d’autre instinct qu’appétit carnassier,
La pipe et la viande, et, dans tout le voyage,
Faisant de l’une à l’autre un ignoble partage,
Et plaisantant encor là-dessus pesamment :
Je n’entendais que trop son rustique allemand.
Une femme à côté, de jeunesse incertaine,
Qu’avait peut-être usée ou le temps ou la peine,
Se dérobait pour moi sous son mince chapeau
Qu’une femme de chambre aurait porté plus beau.
À quelques pas de là, seule sur sa banquette,
Sa fille, qui semblait de quatorze ans, discrète
Et déjà fine, à part se tenait dans sa fleur,
Et mettait au tableau quelque fraîche couleur,
Fort à temps ; car, non loin, ses deux plus jeunes frères,
Laids, sales et criards, tout à fait ses contraires,
Deux petits garnements grimpés à la hauteur
De la voiture même, et trouvant très-flatteur
Apparemment d’avoir notre beau voisinage,
Ne cessaient les regards droit à notre visage

Sur ma fille et sur moi : s’ils rencontraient nos yeux,
C’était vite un salut de tête, gracieux,
Qu’il leur fallait bien rendre ; importune façade !
Et le grand paysage en devenait maussade.

Je soupçonnai d’abord quelque étincelle en jeu
Entre la jeune fille et le blond à l’œil bleu ;
De là déguisement, amoureuse équipée…
Mais, au second aspect, je fus bien détrompée :
La belle enfant n’avait qu’un regard qui se tait,
Et lui n’y cherchait rien, ou même l’évitait.

Mais la mère, la mère, hélas ! la pauvre femme,
De ses secrets bientôt j’interceptai la flamme.
Tandis que le jeune homme, au spectacle attaché,
Trahissait, même ainsi, son noble essor caché,
Elle, qui le suivait dans l’oubli qui l’enlève,
Quand il était resté trop longtemps sous son rêve,
Lui dépêchait sans bruit un des sales marmots
Rappelé tout exprès, descendu des ballots
Où leur faveur pour nous les tenait en vedette ;
Et l’enfant s’approchait, et, comme une sonnette,
Tirant le pan d’habit, il allait brusquement
Sans pitié pour l’extase et pour l’enchantement.
Ainsi nous revenait le rêveur qui s’oublie.
Un geste, un froncement à la lèvre pâlie,
Aussitôt réprimés, passaient comme un éclair ;
Il prenait le petit et l’appelait son cher,
Et le baisait tout sale au milieu du visage,
Et, pendant quelque temps laissant le paysage,
Il s’efforçait ailleurs, et marquait qu’il songeait
À celle qui de lui faisait l’unique objet.

Je ne m’en tenais plus sur un point au peut-être ;

L’inconnu n’était pas ce qu’il voulait paraître,
Son grand air soutenu, son souris haut et lent,
En lui de notre ami tout ce portrait parlant,
Ce goût de pittoresque et de belle nature
Qui si souvent suppose en un cœur la culture,
Ces langues qu’il possède en familier accès
(Car ma fille assurait qu’il parlait bien français),
Que fallait-il ? enfin, son entière apparence
Près de ces pauvres gens qui lui font déférence.

Une fois, le mari, par trop de libre humeur,
Lui présenta sa pipe, et le noble fumeur
Avec dégoût la prit, hâté de la lui rendre.
À manger, lorsqu’entre eux ils commençaient d’étendre
Le papier tout farci de leur grossier repas,
Ils s’y jetaient ;… à lui, rien ;… ils n’en offraient pas.

Le premier jour ainsi se passa, le jeune homme
Plus épris du grand fleuve et des bords qu’on renomme,
Que de la pauvre femme, et celle-ci sans fin
Occupée à lui seul ! Je m’intriguais en vain.

À Coblentz arrivés, le soir, d’assez bonne heure,
Quand la foule s’attable à l’auberge et demeure,
J’allai vers la Moselle, autre beau flot courant,
Voulant me reposer du Rhin sévère et grand.
Au retour, vers la nuit, dans la ville qui monte
Nous perdions le chemin, quand tout d’un coup le Comte
(Ma fille et moi toujours nous lui donnions ce nom)
Apparut devant nous, servant de compagnon
À cette même femme, en ce moment coquette,
Ayant refait depuis un reste de toilette,
Et semblant à son bras fière d’un honneur tel !
Je demandai tout droit en français notre hôtel :

Il repartit d’un ton piqué de violence
(Comme dans son secret un homme qu’on relance)
Qu’il ne comprenait pas ; je lui refis mon dit
En allemand alors, auquel il répondit.
Mais je pus remarquer, même à la nuit obscure,
La femme intéressante et sa tendre figure,
Fatiguée, il est vrai, non plus jeune d’ailleurs,
Et tout usée aussi par de longues douleurs,
Mais surtout dans l’instant glorieuse, étonnée
De paraître à ce bras, et comme illuminée !

Le lendemain matin, la scène du bateau
Fut autre : le jeune homme eut un soin tout nouveau,
Un soin, s’il n’était pas celui de l’amour même,
Compatissant du moins pour l’être qui nous aime.
Vint la pluie ; il lui tint sa pauvre ombrelle au vent ;
Il serrait de ses mains le manteau voltigeant.
Entre ses deux genoux, leur disant des histoires,
Il gardait bien longtemps les enfants aux mains noires,
Et les grondait, si seuls ils approchaient du bord.
On offrit des raisins, mais fort chers, et d’abord
J’allais en refuser aux désirs de ma fille ;
Il en achetait, lui, pour la pauvre famille.

Durant une éclaircie, elle ôta son chapeau,
Déploya ses cheveux, son trésor le plus beau,
Releva sa paupière au rayon éblouie,
Et ce manteau, tombant tout chargé par la pluie,
Laissa voir une taille, un élégant débris
De jeunesse et de grâce, et dès lors je compris.

Les vieux châteaux passaient sans qu’on les comptât guère ;
Mais, quand ce fut celui d’un puissant de la terre,

Quand le nom circula du beau Johannisberg[1],
Tous regardaient en masse, et ce fut un concert.
Et moi, je regardais le jeune homme à la face :
J’y saisis le dédain qu’un faux sourire efface,
Ce qu’en anglais Byron eût appelé le sneer,
Cette douleur railleuse et qu’il faut retenir.

Ô Polonais, pensai-je, ô le plus noble Slave,
Te voilà donc ici pour ne pas être esclave !
Te voilà, toi, seigneur, hors du honteux péril,
Pauvre, en habit grossier, déguisant ton exil,
Trop heureux d’avoir pu, dans la cité lointaine,
Rencontrer au faubourg ces compagnons de peine,
La famille qui t’aime, et dont un cœur trop bien
Écouta ton malheur et te devra le sien !

Et la femme pourtant, que ce fût aux collines
Ou le Reinstein brillant relevé des ruines,
Ou le Johannisberg dont la vitre a relui,
Ne savait, et n’avait de regards que pour lui.

À Mayence arrivant, au moment de descendre
Il se rapprocha d’eux, et tout me fit comprendre
Qu’il était sous l’abri du même passe-port.

Le lendemain matin, en revenant au bord
Dès l’aube, pour pousser à Manheim le voyage,
Je les vis tous, mais eux cette fois sans bagage ;
Lui seul avait le sien, fort léger, qu’on portait.
Rien qu’au deuil de la femme un mystère éclatait,
Elle était là muette, immobile et frappée.
Je compris cette veille en soin tendre occupée ;

Cette veille, où pour elle il tâchait d’être mieux,
Était celle des longs, des éternels adieux !

Montant sur le bateau, je suivis la détresse,
Le départ jusqu’au bout ! — Il baise avec tendresse
Les deux petits garçons, embrasse le mari,
Prend la main à la fille (et l’enfant a souri,
Maligne, curieuse, Ève déjà dans l’âme) ;
Il prend, il serre aussi les deux mains à la femme,
Évitant son regard. — C’est le dernier signal
De la cloche ! — Il s’élance ! Ô le moment final !
Quand on ôte le pont et pendant qu’on démarre,
Quand le câble encor crie, à minute barbare !
Au rivage mouvant, alors il fallait voir,
De ce groupe vers lui, gestes, coups de mouchoir ;
Et les petits enfants, chez qui tout devient joie,
Couraient le long du bord d’où leur cri se renvoie,
Mais la femme, oh ! la femme, immobile en son lieu,
Le bras levé, tenant un mouchoir rouge-bleu
Qu’elle n’agitait pas, je la vois là sans vie,
Digne que, par pitié, le Ciel la pétrifie !
Non, ni l’antique mère, au flanc sept fois navré,
Qui demeura debout marbre auguste et sacré[2],
Ni la femme de Loth, n’égalaient en statue
Ce fixe élancement d’une douleur qui tue !
Je pensai : Pauvre cœur, veuf d’insensés amours,
Que sera-ce demain, et ce soir, et toujours ?
Mari commun, grossier, enfants sales, rebelles ;
La misère ; une fille-aux couleurs déjà belles,

Et qui le sait tout bas, et dont l’œil peu clément
A, dans tout ce voyage, épié ton tourment :
Quel destin ! — Lui pourtant, sur qui mon regard plonge,
Et qu’embarrasse aussi l’adieu qui se prolonge,
Descendit. — Nous voguions. En passant près de lui,
Une heure après : « Monsieur, vous êtes aujourd’hui
Bien seul, » dis-je. — « Oui, fit-il en paroles froissées,
Depuis Londres, voilà six semaines passées,
J’ai voyagé toujours avec ces braves gens. »
L’accent hautain notait les mots plus indulgents.
— « Et les reverrez-vous bientôt ? » osai-je dire,
— « Jamais ! répliqua-t-il d’un singulier sourire ;
Je ne les reverrai certainement jamais ;
Je vais en Suisse ; après, plus loin encor, je vais ! »

Ce fut tout. Seulement, vers la même semaine,
Étant dans Heidelberg où midi me promène,
Passe une diligence, et je le vois en haut,
Lui, sur l’impériale. Il me voit, aussitôt
Me salue, et se lève, et du corps, de la tête
Il me salue encore, et me veut faire fête,
Tant qu’enfin la voiture ait détourné le coin :
« Allons ! au moins, me dis-je, un souvenir de loin
Pour cette pauvre femme, une bonne pensée
Sortie à l’improviste et vers elle élancée ! »


  1. Appartenant au prince de Metternich.
  2. Niobé : les anciens poëtes ont fort varié sur le nombre de ses enfants, tantôt douze, tantôt vingt, tantôt quatorze. Ici il ne faut voir dans le chiffre sept qu’un nombre indéterminé, ou, si l’on veut, le nombre quatorze : le poëte a pu supposer en effet qu’Apollon et Diane les tuèrent par couples en sept fois.