Pensées d’août/À mes amis M. et madame Olivier

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À MES AMIS

M. ET MADAME OLIVIER[1]


Salut ! je crois encore ! Ainsi j’espérais dire
À ce lac immortel[2] que j’allais visiter ;
Il me semblait qu’au cœur que le spectacle inspire,
Ma défaillante foi renaîtrait pour chanter.


La grandeur héroïque à ces rochers gravée,
L’escarpement du lac à ce glorieux bord,
La liberté fidèle et sans bruit conservée,
Sincère comme au jour de son antique effort ;

Sur ces flots que l’histoire ou la Muse renomme,
Un beau ciel rayonnant où l’orageux éclair ;
Les lieux solennisant les souvenirs de l’homme,
Homme et lieux égalés par la voix de Schiller ;

Tout, oui, tout, poésie, héroïsme et nature,
Me promettait de loin un sublime secours ;
Peut-être il me prendrait une espérance pure,
Un magnanime essor comme en mes nobles jours.

Peut-être, à tous ces vœux d’humanité plus grande,
Dont le rêve, si cher, de près s’en est allé,
J’allais rouvrir enfin un cœur qui les demande,
Qui, jeune, les reçut, et que rien n’a souillé.

Peut-être, en ces beaux flots noyant toute tristesse,
Sur cet intègre autel écoutant l’avenir,
J’allais, au vent qui chasse intrigue et petitesse,
Aspirer le saint but qu’on ne pourra ternir.

Peut-être, aux fiers serments pour cette cause aimée
J’allais redire encor : Ce n’était pas en vain !
Ce qui se joue ailleurs n’est que bruit et fumée,
N’est que boue et poussière : atteignons à la fin !

Et j’ai touché ces lieux de si sévère attente,
J’ai vu leur grandeur simple, et j’ai tout admiré ;
Mais rien qu’eux n’a brillé dans mon âme éclatante,
Et mon passé plutôt, tout d’abord, a pleuré.


Il a pleuré de voir ce Rutli des vieux âges,
Perpétuelle source à de durables mœurs,
L’humble chapelle encore au bas des rocs sauvages,
Et le héros toujours salué des rameurs.

Amertume et dédain que les gloires taries,
Quand les mots ont tué toute vertu d’agir,
Quand l’astuce et la peur !… Heureuses les patries
Dont on peut repasser les grands jours sans rougir

Tel donc, ô mes Amis ! au lac, à la montagne
J’allais, cherchant en moi ce qui se retirait ;
Mais quand, las de chercher, au vallon qui me gagne
Je suis venu m’asseoir sous votre toit secret,

J’ai vu la paix du cœur, l’union assurée,
Le saint contentement des biens qu’on a trouvés,
Et les grâces au Ciel pour leur seule durée,
Et le renoncement des autres biens rêvés ;

J’ai vu l’intelligence en sa démarche à l’aise,
Sans s’user aux détours, suivant un but voulu ;
L’étude simple et haute où trop d’essor s’apaise ;
En face des grands monts, Dante parfois relu ;

Parfois, la poésie en prière élancée,
Du même heureux sillon laissant monter deux voix ;
Vos destins s’enfermant, mais non votre pensée,
Et le monde embrassé du rivage avec choix.

Des vrais dons naturels j’ai compris l’assemblage,
La force antique encore et l’antique douceur ;
Et causant d’aujourd’hui, de ce Paris volage,
À table je goûtais le chamois du chasseur.


Ce que je n’ai pas dit à la montagne austère,
À la chapelle, au lac qui m’a laissé mon deuil,
Mes Amis, je le dis à l’ombre salutaire,
Au foyer domestique, au cordial accueil,

Aux vertus du dedans, partout, toujours possibles,
Au bonheur résigné, sobre et prudent trésor,
Au devoir modérant les tendresses sensibles :
Amis, en vous quittant, — Salut ! je crois encor !

Aigle.

  1. Auteurs du recueil de poésies intitulé : les Deux Voix. Lausanne, 1835
  2. Le lac des Quatre-Cantons.