Les Consolations (Sainte-Beuve)/À mon ami M. P. Mérimée
XXIX
À MON AMI M. P. MÉRIMÉE
....May my fears
My filial fears be vain !
Ainsi, plongé longtemps au plus bas de l’abîme,
Enfermé dans la fosse où je niais le Ciel,
Ainsi le repentir descendait sur mon crime,
Et je sortais vivant, pareil à Daniel !
Ainsi, pauvre Joseph, du fond de ma citerne
Appelant vainement mes frères par leurs noms,
Puis vendu comme esclave, et dans une caverne
Mêlé, pâtre moi-même, à d’impurs compagnons,
Cru mort de tous, pleuré de ma tribu chérie,
Ainsi l’ombre sortait un jour de mon chemin ;
Dieu disait de couler à la source tarie ;
Et j’embrassais encor Jacob et Benjamin !
Aujourd’hui donc, heureux dans l’humaine misère,
Dans le sentier du bien remonté par degrés,
De peur de retomber (car mon âme est légère)
Je veille sur mes sens, et les tiens entourés.
Du mal passé je crains de réveiller la trace :
Une sainte amitié m’enchaîne sous sa loi ;
L’art occupe mon cœur, ne laissant jour ni place
Aux funestes pensers d’arriver jusqu’à moi.
Je m’accoutume en paix aux voluptés tranquilles ;
Quand la ville et ses bruits m’importunent, j’en sors ;
Tantôt, près de Paris, la Marne et ses presqu’îles,
Solitaire pieux, m’égarent sur leurs bords :
Tantôt, pour épuiser mon fond d’inquiétude,
Je vais ; le Rhin au pied de ses coteaux pendants
M’emporte ; et du séjour avec la solitude
Je reviens chaque fois plus paisible au dedans.
Et mon vœu le plus cher serait, on peut le croire,
D’abjurer à l’instant orgueil et vanité,
De n’être plus de ceux qui luttent pour la gloire,
Mais de cacher mon nom sous un toit écarté,
Où mon plus haut rosier montant à ma fenêtre
Rejoindrait le jasmin qui viendrait au-devant ;
Où je respirerais l’esprit divin du Maître
Dans le bouton en fleur, dans la brise et le vent ;
Où, vers le soir, à l’heure où la terre est muette,
Près de ma bien-aimée, en face du couchant,
Entendant, sans la voir, le chant de l’alouette,
Je dirais : « Douce amie, écoutons bien ce chant ;
« C’est ainsi que la voix du bonheur nous arrive,
« Peu bruyante, lointaine et nous venant du ciel ;
« Il faut qu’à la saisir l’âme soit attentive,
« Que tout fasse silence en notre cœur mortel. »
Or, pour qui ne souhaite ici-bas pour lui-même
Que la paix du dedans, et n’a point d’autre vœu
Sinon qu’au genre humain, à ses frères qu’il aime,
S’étende cette paix, — pour celui-là, mon Dieu !
Il est amer et triste, à l’heure où son cœur prie,
Et dans l’effusion des plus secrets moments,
D’entendre à ses côtés les pleurs de la patrie,
Des clameurs de colère et des gémissements ;
Il est dur que toujours un destin nous rentraîne
Aux civiques combats qu’on croyait achevés,
De voir aux passions s’ouvrir encor l’arène
Et s’enfuir la concorde et le bonheur rêvés !
Rien qu’à ce seul penser, tout ce qu’en moi j’apaise
Est prêt à s’irriter ; la haine me reprend ;
Et pour qui veut guérir, toute haine est mauvaise ;
Et pourtant je ne puis rester indifférent !
Oh ! meurent les soupçons ! oh ! Dieu nous garde encore
De ces duels armés entre un peuple et son Roi !
Sous les soleils d’Août dont la chaleur dévore,
Le sang bouillonne vite, et nul n’est sûr de soi[1].
J’ai, dès mes jeunes ans, palpité pour la France ;
À l’aigle du tonnerre, enfant, je m’attachai ;
Loin des jeux, l’œil en pleurs, le suivant avec transe,
Quand il tomba du ciel, longtemps je le cherchai.
Waterloo me noya dans des larmes amères ;
Mes nuits se consumaient à recréer ces temps,
Ces temps si glorieux, si détestés des mères,
Et dont, moi, j’avais vu les spectacles flottants.
La Liberté bientôt m’étala ses miracles ;
Le reste s’abaissa, je m’élançai plus haut ;
Et, repoussant du pied le présent plein d’obstacles,
J’allai tendre la main aux morts de l’échafaud.
Nobles morts ! cœurs à l’aise au milieu des tempêtes !
Poëte à l’archet d’or, Vierge au sanglant poignard[2],
Vous tous qui m’appeliez comme un frère à vos fêtes,
Que me demandiez-vous ? j’étais venu trop tard !
Ces éclats n’allaient plus à nos mornes journées ;
J’étouffais, je cherchais de larges horizons ;
Partout au fond de moi grondaient mes destinées…
Un soir, je vis un luth, et j’en tirai des sons ;
Et, comme aux saints accords d’une harpe bénie
S’apaisait de Saül le tourment insensé,
Ainsi mes sens émus rentraient en harmonie,
Et le démon de guerre et de sang fut chassé.
Depuis lors, plus heureux, bien que parfois je pleure,
Abandonnant mon âme à de secrets penchants,
Remis des passions, croyant la paix meilleure,
Je console mes jours en y mêlant des chants.
Si, dès les premiers pas, quelque faiblesse impure,
Quelque délire encor, m’a dans l’ombre entraîné,
Je ne m’en souviens plus, j’ai lavé la souillure ;
Mon seuil est désormais sans tache et couronné.
Faut-il m’en arracher ? et d’où ces cris sinistres,
Qui sortent tout à coup du pays ébranlé ?
La vieille dynastie, en proie à ses ministres,
A, dans un jour fatal, de dix ans reculé !
Tout se rouvre et tout saigne ; — ô Roi digne de plainte,
Vieillard qui veux le bien et, courbé devant Dieu,
Cherches en tes conseils l’inspiration sainte,
Ô Roi, qu’as-tu donc fait pour la trouver si peu ?
Prêtres qui l’entourez, et dans d’obscures trames
Enchaînez sa vieillesse à vos vœux d’ici-bas,
N’avez-vous point assez du service des âmes ?
Le Siècle est, dites-vous, impie ; — il ne l’est pas ;
Il est malade, hélas ! il soupire, il espère ;
Il sort de servitude, implorant d’autres cieux ;
Vers les lieux inconnus que lui marqua son Père,
Il s’avance à pas lents et comme un fils pieux ;
Il garde du passé la mémoire fidèle
Et remporte au désert ; — dès qu’on lui montrera
Un temple où poser l’arche, une enceinte nouvelle,
Tombant la face en terre, il se prosternera !