À mort/04

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E. Monnier (p. 37-56).
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IV


Le banquier, à partir de cette matinée, n’accepta plus les invitations aux bals, supprima les soirées, les concerts, et se priva de théâtre. Il ne pensait plus maintenant qu’à la jeune fille en bleu comme un gourmet qui se préoccupe d’un fruit d’une saveur encore inconnue.

— Cueillerai-je ou ne cueillerai-je pas ?

Et tel était son scepticisme qu’il regrettait presque sa troublante rencontre, s’imaginant Paris traître jusque dans ses vierges de dix-sept ans.

Madame veuve Gérond, locataire du sixième, fut donc mandée, et le juif, l’action à la main, la figure austère, lui expliqua que son ami (il appuyait sur le mot pour vexer Soirès) désirait acquérir une valeur de bon rapport.

Madame Gérond poussa une exclamation aiguë :

— Ah ! notre action ! Je savais bien qu’on ne cracherait pas dessus ! Il fallait seulement trouver un amateur ! Voilà du beurre sur notre pain… car j’ai une fille, Monsieur, une demoiselle de dix-sept printemps, sortie depuis peu du couvent de Sainte-Marthe d’Auteuil. Je me propose de l’établir dans la teinturerie, elle tiendra un comptoir.

« Jadis, moi, j’étais teinturière à Lyon, je sais la chimie… En ce moment même, je cherche le moyen de reteindre les velours frappés en deux nuances ! Malheureusement, je n’ai pas eu de mari, et, dans le commerce, cela vous porte préjudice. Alors, je suis venue à Paris où s’élevait ma fille. Je pense que nous nous y enrichirons… avec le secret !… Est-ce que vous savez la chimie ?

Mme Gérond avait quarante-cinq ans, un beau visage vulgaire, un embonpoint appétissant et le geste aussi trivial que possible. Le banquier détirait ses gants sans essayer de placer une syllabe. Ce parvenu se sentait mal à l’aise, la teinture de Mme Gérond le stupéfiait, positivement.

— Si Monsieur voulait monter, je lui offrirais un verre de Moldavie, ajouta Mme Gérond ne se possédant plus de joie.

— Oui, c’est cela !… déclara le juif, dans une jubilation énorme, allez boire un peu de Moldavie ! J’en ai bien bu, moi… Allez, mon cher ami… sans façon !

La veuve se précipita sur cet escalier qui était trop étroit pour deux et elle entraîna Soirès ahuri en répétant :

— Je la fais moi-même, ma liqueur… Je la fais moi-même.

Elle introduisit Jean au salon en ayant soin de fermer la porte de la cuisine, une pièce bouleversée et pleine de senteurs étranges.

Un guéridon supportait un cabaret représentant un dromadaire chargé de deux outres à robinets ; les petits verres furent rangés sur le tapis au crochet avec des rosaces vertes et roses.

Jean eut une horreur subite de ce salon de teinturière, et il se serait probablement enfui si Berthe ne s’était décidée à paraître.

— Ma fille ! cria la veuve. Berthe, essuie donc les verres… Monsieur, mettez-vous là !… Tu sais… notre action est vendue… ce grand papier jaune que tu ne comprenais pas ? J’ai voué ma fille, Monsieur !… Elle est toujours en bleu… elle le sera jusqu’à dix-huit ans révolus… À son couvent, elles étaient cinquante vouées. Allons… cette Moldavie, ma fille ?… Eh ! je sais bien que le robinet lui manque de ce côté, mais ça coule de l’autre… Monsieur nous excusera, nous ne sommes pas fortunés !

Berthe essuyait d’une petite main experte, ne disant rien, ne levant pas les yeux.

— Mademoiselle est une charmante personne… vous aurez le courage de lui faire tenir un comptoir ? dit Soirès.

— C’est tout simple, Monsieur, puisque ma mère était teinturière, répliqua la jeune fille très vite.

Elle l’avait reconnu, mais ne s’étonnait pas. Une satisfaction ingénue brillait dans ses regards soumis.

Ce Monsieur était gentil d’avoir payé ce papier jaune si cher que cela, et elle achèterait de son côté un mantelet nouveau, et pas au Temple, certainement.

— Ma fille s’occupe du ménage, je lui laisse un mois de répit, continua la veuve en versant la liqueur, ce sont ses vacances… La pauvre aura tout le temps de s’ennuyer plus tard. Vous êtes l’ami de M. Siméon… un brave homme… et quelle est votre position ?

— Je suis… je suis commis de nouveauté !… bégaya Soirès supposant que le titre de banquier donnerait dès inquiétudes.

La veuve s’épanouit.

— Je le pensais… Vous êtes vêtu comme un employé très chic… et dans quelle maison ?

— Au Bon-Marché, répondit Soirès au supplice.

— Monsieur Soirès je me réclamerai de vous quand j’établirai Berthe ; je lorgne un magasin rue de la Paix ; on s’y occupe du nettoyage des velours… et moi, justement… je cherche un secret… vous savez !…

La place capitulait sans avoir combattu.

Berthe fit un peu de musique, montra quelques dessins et ses broderies du couvent »

Il fallut même ouïr l’histoire du malheur de la famille, et, au regret infini de Soirès, la mère prudente ordonna à Berthe de voir au dîner sur le feu.

Jean apprit que Mlle Gérond était la fille d’un père très noble, mais ingrat, « indigne des sentiments d’une femme comme elle. » On achevait de manger le produit du fond de teinturerie lyonnaise ; privées de bonne, après avoir connu l’aisance, on sortait ordinairement sans chapeau, on ne recevait jamais de visite, à part celle d’un vieux cousin qui venait partager le poulet du dimanche. D’ailleurs, Mme Gérond ne rougissait pas de sa situation, elle avait su faire élever sa fille dans les « principes d’un honneur entier ».

Jean Soirès promit de s’occuper de la maison de la rue de la Paix, et, une exécrable saveur de Moldavie sur les lèvres, il se retira en jurant de ne jamais remettre les pieds chez la teinturière.

— La peste soit des couleurs ! s’écria-t-il en remontant dans son coupé.

Il croyait, à présent, que le bleu était pour une bonne part dans la beauté de Berthe.

Mais, voici qu’une semaine après ce verre de Moldavie, Jean s’imagina que, bien au contraire, c’était les cheveux paille de Berthe qui faisaient seuls valoir la couleur bleue !

Il fit atteler son coupé, un soir de bal chez Mme de Louelle, et se rendit, 35, rue Vieille-du-Temple. Berthe vint lui ouvrir.

— Maman est sortie, Monsieur, dit la jeune fille avec une moue, si vous voulez l’attendre…

Comment, l’attendre ! Toute la nuit… s’il le fallait.

― Je ne peux pas vous faire entrer au salon, parce que tout y est encombré d’étoffes qui sèchent… ma pauvre maman ne guérira pas de sa toquade. Elle cherche toujours son secret, expliqua Berthe avec une grâce un peu boudeuse.

Elle le fit pénétrer dans le sanctuaire, sa chambre, toute blanche, ornée de nœuds de percale. La descente de lit représentait un vol de colombes enguirlandées et se becquetant. Une statue de Notre-Dame de Lourdes, trois lithographies, dont une vue du Trocadéro le 14 juillet, rompaient la monotonie des murs simplement blanchis à la chaux. Elle lui offrit son unique fauteuil recouvert d’une housse en mousseline tuyautée et se remit, près de sa petite lampe, à broder sans embarras.

Jean, les yeux fixés sur les cheveux paille, frémissait, ne trouvant pas un mot.

— Maman tombera malade, Monsieur, reprit Berthe, tirant son aiguille régulièrement ; elle rêve tout haut, elle ne mange plus et elle achète des échantillons de velours dans tous les magasins. Essayez donc, Monsieur, de la calmer !…

Brusquement, le banquier sursauta. Il venait d’apercevoir, au dessus des cheveux, peinte au mur, une horrible chose : une main d’un vert cadavérique, d’un vert ignoble, les doigts écartés comme dans l’angoisse du dernier soupir.

— Ah ! murmura Berthe levant les yeux, prise d’envie de rire, c’est la chimie, Monsieur.

— La chimie ?

— Sans doute… maman est venue là pour m’expliquer la décomposition d’une certaine drogue, et elle s’est appuyée, ne pensant plus que sa main était pleine de couleur. D’ailleurs, vous en verrez un peu partout ici !…

Jean se rassura. La glace était rompue : la jeune fille riait.

— C’est impossible, Mademoiselle, vous ne pouvez pas tenir le comptoir d’une teinturerie… jolie comme vous l’êtes… vous devriez penser à vous… à vous marier.

— Je n’ai pas de dot, Monsieur… et maman prétend que les femmes pour se marier ont besoin de dot aujourd’hui.

Dans sa bouche c’était d’une fraîcheur exquise, cette très vieille phrase.

— Et vos cheveux !… murmura Soirès rapprochant son fauteuil.

Elle sourit doucement, le guettant sous ses paupières mi-closes, un peu inquiète, un peu flattée.

Mais tout à coup la main verte sembla remuer. Le pauvre Jean se sentait ensorcelé par cette infernale machine peinte.

— Nous sommes plus riches ; cependant, avoua Berthe, depuis que vous êtes venu, j’ai acheté un mantelet… Elle s’arrêta, se souvenant qu’elle lui devait sa parure ; elle eut une adorable idée.

— Je vais vous le montrer ! dit-elle posant sa broderie.

Et elle le drapa sur ses épaules se plaçant vis à vis de lui pour le faire juge. Elle masquait ainsi la sinistre main verte. Jean lui saisit les poignets et, l’enveloppant d’un long regard fiévreux, il balbutia :

— Vous me rendez fou !

— Monsieur… Monsieur… dit l’élève de Sainte-Marthe tout interdite oh !… laissez-moi, Monsieur.

Il la laissa, parce que les doigts de là-bas se tendaient d’une façon désespérante.

— J’ai dans mon pardessus des bonbons que je voulais vous offrir, fit-il très bas, faut-il les jeter ? Mademoiselle, auriez-vous peur de moi ?

Alors ils se dévisagèrent mutuellement. Lui, possédait la beauté du diable, les yeux pleins de feu, d’un brun irisé de soleil. Un teint chaud, des lèvres pourpres. Elle, peut-être ne le vit bien qu’a ce moment-là qui fut un moment de trouble inexplicable pour cette enfant qui devenait femme. Berthe n’eut pas la force de se défendre : elle donna sa joue devenue plus pourpre que les lèvres de Jean.

— Comprenez-vous que je vous aime ? lui demanda-t-il enivré, serrant les petits poignets qu’on ne retirait plus.

— Ce n’est point à mon âge, Monsieur, qu’une jeune fille doit comprendre… maman me l’a souvent répété.

— Oh ! la petite sotte ! s’écria Soirès.

Il voulut recommencer, mais des larmes perlèrent le long des cils de Melle Gérond. Par-dessus le marché le regard du jeune banquier glissa jusqu’à la main verte. Il prit une mine déconfite.

— Je ne veux pas vous faire pleurer… mangez vos bonbons sans crainte, je ne reviendrai jamais, voilà tout !

L’enfant secoua la tête.

— Pourquoi ? demanda-t-elle

— Pourquoi !… vous seriez donc coquette, ma toute petite gamine ?…

C’était en vain que Jean essayait de se soustraire à la fascination qu’exerçait cette empreinte grotesque… il respecterait la mignonne malgré leur solitude… le doigt de la mère était là, obstiné, menaçant, vert, enfin vert à faire fuir. Une vraie malédiction !…

Berthe ouvrant son sac de pralines.

— Si j’étais sûre que vous m’épouseriez un jour…

— Eh bien ?

— Je ne dirais rien à maman, car vous ne me paraissez pas méchant, Monsieur !

Soirès allait risquer une nouvelle tentative lorsqu’une clef grinça dans la serrure. Madame Gérond parut.

— Ah !… c’est vous, notre sauveur… ce bon Monsieur Soirès, cria-t-elle du seuil ; je le tiens, notre secret… oui !… je crois le tenir !… et grâce à vous. Cette misérable concierge qui ne me disait pas que j’avais une visite !… figurez-vous, Monsieur, je n’ai mes lettres qu’à quatre heures de l’après-midi, sous prétexte que je vide mes eaux de teintures dans les plombs. Où dois-je les vider ?… je vous en prie, Monsieur, faites-moi le plaisir de me le dire !…

Elle posait son chapeau et se remuait étonnamment.

— Allons, Berthe, va mettre le reste de la brioche au four. Monsieur boira bien un peu de thé… hein ?…

Berthe s’éclipsa, abandonnant son pauvre amoureux dans la chambre parmi les traces multicolores de madame Gérond.

Hélas ! Jean devait passer, rue Vieille-du-Temple, par tous les arcs-en-ciel possible. Chimie et passion combinée !

Non seulement il accepta la tasse de thé, mais il fut convenu que tous les dimanches il y aurait soirée chez ces dames en l’honneur du commis de nouveautés et du vieux cousin.

— Vous serez le protecteur de ma fille !… décidait la veuve en toute innocence, car elle ne croyait pas que Soirès eût autre chose dans la tête qu’un mariage bien assorti.

Durant un mois il multiplia les visites sans obtenir plus que la première fois. Berthe devenait rose, puis rouge et se sauvait. On avait le culte des nuances vives dans la famille Gérond ! Il offrit des billets de théâtre. Le supplice changea de genre. Madame veuve Gérond s’installait entre eux deux, tenant la boîte de fruits glacés qu’elle voulait absolument conserver pour le dessert du lendemain, parlant très haut, répétant les refrains avec les chœurs ou expliquant les jeux de mots des comiques. C’était atroce. Jean se révoltait de temps en temps, puis les cheveux de Berthe venaient le frôler si à propos que toutes ses grimaces de rage se métamorphosaient en sourires.

Pourtant ce n’était pas une anémique, cette petite femme, elle ne se troublait pas sans cause, peut-être commençait-elle à comprendre, mais elle avait une pudeur qui grisait Jean et l’éloignait du même coup. Il l’aimait de telle façon qu’il ne pouvait se résoudre à la faire pleurer davantage. Un soir dans une loge grillée dans laquelle la mère les avait laissés un instant pour aller chercher son manteau elle-même — un manteau garni de fourrures, Monsieur ! — Jean devint plus pressant.

— Vous moquez-vous de moi… Berthe ?… disait-il, et ne savez-vous pas, à présent, si, oui ou non, vous voulez m’aimer ?…

Berthe effarée se tenait cachée derrière le fauteuil.

— Pourquoi ne me demandez-vous pas à maman ?… elle vous donnerait la permission de m’embrasser devant elle. Et ce beau regard bleu se levait, avec de doux reproches sur le jeune homme.

— Berthe… c’est agaçant à la fin… toujours votre mère ; d’ailleurs, on n’a pas besoin de se marier pour s’aimer… Au contraire !…

Elle hocha le front.

— J’avais confiance en vous, Monsieur Jean, murmura-t-elle les lèvres tremblantes, je vois que j’avais tort. Je dirai tout avant de me coucher, cette nuit. Voici trois fois que vous m’embrassez et trois fois que vous promettez de demander ma main… je suis-encore très jeune. Vous avez eu de mauvaises pensées… je ne veux plus vous voir… non… Oh ! Monsieur Jean… c’était si gentil de nous marier, dans les chiffons tous les deux, moi teinturière, vous commis du Bon Marché… quel malheur !…

Jean l’entoura de ses bras.

— Cher petit trésor !… ne pleure pas… je reviendrai, je t’épouserai, je te demanderai… je… mais ne me parle pas de ta mère… elle me met en fureur avec toutes ses mains sur les murs… Voyons, est-ce fini ?

Lorsqu’on veut consoler une ingénue, les procédés sont à peu près les mêmes que ceux que l’on emploie pour consoler une vraie femme. Berthe poussa un faible cri et perdit connaissance. Madame Gérond avait retrouvé son manteau. À la vue de sa fille étendue sans mouvements, elle se précipita furieuse.

— Ah ! Monsieur !… Monsieur… une enfant si délicate, que l’on a eu tant de peine à élever !…

Soirès désolé mit l’accident sur le compte de la pièce, vraiment dramatique, et Berthe revenue à elle se garda bien de le démentir.

La situation se tendait. Jean ne pouvait continuer ses tentatives rue Vieille-du-Temple, car Berthe ne voulait plus le recevoir lorsqu’elle était seule. De son côté, il se sentait attiré vers cette enfant dont les évanouissements n’étaient pas simulés. Pour se faire pardonner, il tolérait la mère, lui apportait quelques drogues coûteuses qu’elle nommait avec de profonds soupirs, et tenait des discours de collégien au sujet de son avenir dans la nouveauté.

Un matin, le jeune banquier se fit les réflexions suivantes :

— Eh bien ! après tout, si je l’épousais ?… je l’aime comme je n’ai jamais aimé. Pourquoi ne pas légitimer un plaisir qui, je le sens, me tentera tous les jours ?… Suis-je sorti de la cuisse de Jupiter, moi ?… J’ai de l’argent pour deux. Elle est bien élevée, intelligente, fantasque juste ce qu’il faut pour avoir du goût. Ses domestiques feront le reste. Parbleu !…

Le rêve de Soirès était d’ailleurs le rêve inavoué de tous les libertins qui disposent d’ardeurs inépuisables : créer une femme-fille. Avoir sur l’oreiller nuptial ce que l’on va chercher loin de chez soi, quand on respecte l’institution du mariage, et comme il était du Midi, par conséquent capable des inconvenances les plus monstrueuses… il se moqua des gens du Cercle…

Choisissant un moment solennel, la fête de Berthe, il risqua sa demande comme un bon bourgeois amoureux.

Mme veuve Gérond, flairant aussi une excellente occasion dans cet anniversaire, avait mis son costume à volants qu’elle ne revêtait qu’au premier janvier ; ses mains se trouvaient presque de leur nuance naturelle.

— Monsieur, répondit-elle, digne et prodigieusement émue, je me doutais de vos intentions ! Cependant ma fille est jeune… dix-sept ans… Vous savez que je ne lui donne pas de dot… je n’ai pas perfectionné mon secret. Nous pourrions attendre que vous soyez chef de rayon !…

Jean baissa la tête.

— J’ai abusé de votre confiance, Madame… je vous ai trompée…

— Ah ! mon Dieu ! Il ne peut devenir chef de rayon !… J’en avais l’affreux pressentiment !… Peut-être n’avez-vous même aucune espérance au Bon Marché, et vous dépensez déjà de l’argent comme si vous aviez 6,000 livres de rente, malheureux !. ;.

Sans teinture, cette fois, Mme Gérond était verte. Son beau rêve d’échantillons gratis s’envolait. Ah ça ! que pouvait faire ce garçon-là ? des dettes !…

— Madame je n’ai pas 6,000 fr. de rente… c’est pis que cela… je compte que vous me pardonnerez… je l’aime tant !…

Il se plaisait à torturer un peu le cerbère avant de l’éblouir.

— Mais allez donc… suborneur ! Ma fille qui m’avouait hier… que… son cœur parlait !… Pauvre petite ! Tout mon portrait moral… aimant les gens à première vue !… j’aurais dû me renseigner !… Ce misérable juif de Siméon !…

— Je crois que nous allons finir par nous entendre, chère Madame ! continua Soirès d’un air piteux mais se retenant pour ne pas étrangler sa future belle-mère. Je voulais être aimé pour moi… J’ai réussi… au moins en ce qui concerne Berthe. Je possède 60,000 francs de rente et la banque Soirès, plus un hôtel rue de Trévise… Si Berthe préfère les diamants au bleu des écolières vouées, elle n’en manquera pas, je vous en réponds. Maintenant, je vous supplie de hâter notre mariage, car votre sévérité me rend enragé, ma bonne madame Gérond !…

La veuve s’était dressée tout d’une pièce puis, subitement, elle s’affaissa, faisant des prunelles de morte, les bras abandonnés dans ses volants, les jambes raidies.

Il fallut que les deux amoureux se réunissent pour venir à bout de sa terrible syncope. Et des explications échangées, il résulta un attendrissement délicieux, plus une promesse de mariage immédiat.

Ce bonheur n’eut pas tout le retentissement que pouvait lui procurer la fortune. Soirès, très crâne vis-à-vis des gens du Cercle, l’était moins vis-à-vis des incartades de sa belle mère. Après lui avoir alloué une maison toute meublée à Meudon, il redouta sa toilette, le jour de la noce. Il ne fit donc que les invitations nécessaires et n’eut de tranquillité que lorsqu’il fut remonté dans son landau avec sa radieuse petite femme… Désormais, ce trésor lui appartenait … sans colorations nuisibles.

La jeune mariée se tenait droite, n’osant s’appuyer encore contre le soyeux damas du landau. Où allait-elle, avec toutes ses fleurs d’oranger ?

Elle considérait ce qui lui arrivait comme une ivresse passagère. Sûrement on lui avait fait boire un vin extraordinaire, au déjeuner. La mère partie, pleurant à chaudes larmes, s’effaçait de son souvenir.

Jean lui dit d’une voix douce presque basse :

— Est-il bien vrai, mon amour, que tu veux te promener au Bois aujourd’hui ?

Elle répondit, très vite :

— Oui, Monsieur, parce que j’ai bien envie de me promener en voiture, pour montrer ma robe de mariée… maman m’a dit qu’on le faisait quand on était riche !…

— Tu m’appelles « Monsieur », murmura Jean, qui l’entoura de ses bras,… est-ce que tu ne m’aimerais plus ?… Soit… nous irons au Bois… mais cela ne se fait jamais, ma mignonne, et c’est d’un vilain goût. Nous laisserons donc le landau fermé… Tu sais que nous partons ce soir pour l’Italie ?

— Je ne sais rien, Jean… j’ai très peur…

Et elle se renversait, inconsciente, les yeux clos par une langueur étrange.

Il ne fut plus prononcé un mot durant la promenade, Berthe ne montra pas sa robe, mais, en revanche, le chagrin de sa mère lui revint sans doute à la mémoire, car au moment où le landau s’engageait sous les frondaisons épaisses, elle eut des sanglots convulsifs,

Quelque temps après elle avouait cependant que cela lui avait paru gentil, ainsi pâmée au milieu des fleurs d’oranger, la tête perdue, se sentant emportée au grand trot de deux superbes chevaux qui devenaient les siens !… Quant à Soirès, son illusion fut complète… il crut à un enlèvement…

Ils eurent le voyage en Italie, les réceptions brillantes à leur retour, les courses au Bois selon les règles de l’étiquette, les premières applaudies, les grands dîners ennuyeux. Durant trois ans, Berthe se plongea dans un océan de luxe, et les mondaines la prirent en grippe, car elles comprenaient, ces expérimentées, que ses jours de fêtes devaient être suivis de nuits pleines de volupté. Le banquier ne donnait plus de soupers aux actrices, n’allait plus chez Mme de Louelle, ne s’inquiétait plus des sourires provocateurs ; il aimait Berthe, et Berthe apprenait à être coquette…

Un souci se glissa jusqu’au cerveau de l’enfant devenue femme.

— Jean, demanda-t-elle, un matin, sautant de son lit sur les genoux de son mari qui expédiait, assis à son chevet, quelques affaires urgentes. Pourquoi n’ai-je pas un joli bébé comme madame de Flaville ? Elle a fait acheter un berceau garni de point de Flandre. Sa layette est une merveille !…

Jean demeura bouche béante. Toutes les mêmes, ces petites femmes ! Il faut que leur curiosité aille partout ! Cette poupée de Sèvres qui se mêlait d’avoir une envie de matrone !

— Berthe, dit-il, tu vas prendre froid. Tu es bien imprudente de sortir du lit sans peignoir. Veux-tu que je fasse venir ta femme de chambre ?

Elle s’exaspéra :

— Jean, tu vas me dire tout de suite pourquoi je n’en ai pas… tout de suite… ou je ne t’embrasse plus.

Elle trépignait, elle griffait. Pendant une heure, ce fut une adorable lutte d’un hercule contre une petite chatte. Naturellement, la chatte l’emporta.

— Eh bien !… mignonne, répondit l’époux impatienté, tu es encore trop jeune et trop étourdie ! Que ferais-tu d’un bébé ? Voyons ! Cela vous rend laide, cela vous déforme, on en devient très malade…

— Ah ! murmura Berthe songeuse.

Jean pencha la tête en souriant.

— C’est pour le berceau de dentelles, hein ? lui dit-il, car il avait la suprême qualité d’être philosophe malgré la vivacité de ses passions.

— Je crois que oui ! répondit-elle.

En réalité elle fut vexée de ce qu’il ne la prenait pas assez au sérieux, et comme ce jour-là ils donnaient un déjeuner de garçons avant d’aller aux courses, elle se montra fort coquette vis-à-vis de tous ces messieurs.

— Premier fruit amer !… pensa Jean Soirès.

Elle était ce qu’il la faisait, fille, tout en demeurant naïve, et de plus en plus désirable. Peut-être même dangereuse. Il l’aimait sensuellement, elle lui rendait un pareil amour demi méprisant, demi sincère, surtout calculateur et gentiment despotique comme le sont tous les amours de fille.

Quand Soirès s’aperçut du « premier fruit amer » selon son expression, il adorait Berthe à en mourir, il lui était impossible de se reprendre aux âcres voluptés que lui fournissait chaque jour la réalisation de son rêve libertin. Il lui fut impossible de rechercher les tranquilles amours du mari.

Un instant il se demanda s’il ne se traînerait pas à ses pieds pour implorer son pardon. Quel pardon ? Puis il eut l’idée absurde de plaider, sans cause, en séparation de corps… puis il pleura, pleura beaucoup ; puis il fit un coup de bourse et offrit à sa femme pour ses étrennes la rivière de diamants qu’elle désirait.

Soirès était de ces viveurs positifs qui ont la souffrance morale en horreur. Il faisait le bien autour de lui, et rendait une pauvre créature, une bâtarde, heureuse comme un oiseau libre… pourquoi serait-il puni ?… De quelle loi sociale relevait-il ?… Il ne pouvait être banalement jaloux. Elle ne comprendrait pas, et il avait la terreur de lui enseigner aussi la raillerie.

Alors, il dressa un plan, il réfléchit, il s’enferma, il eut plusieurs semaines la tête d’un banquier en déconfiture et, soudain, reprit ses rires épanouis, offrit des poignées de mains à ses associés ; il avait tué la bête, décidément. Si Berthe voulait flirter, elle flirterait devant lui, parbleu ! Non pas avec un, mais avec tous ; elle inventerait des modes, elle le ruinerait même ; que lui importait ?… Ces caprices ne lui fabriqueraient jamais un cœur ! Or, Berthe, pensionnaire ou femme, n’avait pas de cœur, et aujourd’hui que les sens s’étaient développés jusqu’au cerveau, ils devaient en avoir étouffé complètement les palpitations. La résolution du problème était de se trouver le plus fort, physiquement parlant.

Soirès, de Cheminade-les-Haies, nous le savons, avait une confiance absolue en lui.

D’ailleurs l’encens des adulations, respiré par une femme coquette, l’entoura d’un renouveau de séductions qui n’est pas sans charmes.

Plus tard arriverait le berceau de dentelles, quand il serait calme et qu’elle ne mangerait plus autant de sucreries.

Voilà pourquoi Berthe, ayant tué un homme, disait de son ton charmeur quoique sans âme, en touchant son corsage orné de pierreries :

— Je ne ressens rien… rien !…

N’étant pas mère, la belle indifférente n’avait point d’entrailles.