À mort/05

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E. Monnier (p. 57-72).
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V


Il y avait, à l’hôtel Soirès, deux appartements bien distincts dont un seul était habité, et dans cet appartement, qu’une veilleuse de pâleur mystique éclairait toute la nuit, se trouvait cette chambre à coucher merveilleuse que nous avons décrite. Avec beaucoup d’or, un homme s’exprime dans les tentures qu’il achète en termes fort clairs. Ce que disait le banquier le long des draperies du retrait nuptial, c’est qu’il aimait toujours avec le même emportement la jolie poupée que le hasard lui avait fait découvrir.

Après le bal de son anniversaire de naissance, terminé d’une façon si lugubre, Berthe, très nerveuse, n’avait pas voulu se mettre au lit. Soirès la trouva, au milieu de la débandade de ses bijoux, triant, choisissant, comparant.

— Comment, tu m’attends debout ? interrogea Soirès, agacé lui-même, faisant craquer ses phalanges et fronçant le : sourcil.

Ils se regardèrent un instant, saisis d’un léger frisson, peut-être dû aux fatigues d’une veille trop prolongée, peut-être produit par une crainte superstitieuse… D’un commun accord, cependant, ils ne parlèrent pas de lui.

Jean prit un long baiser à sa femme.

— Oui, dit celle-ci détournant le front, je ne suis pas fatiguée… j’ai à peine dansé. Dis-moi vrai, ajouta-t-elle d’un ton sérieux, est-ce que ce soir cette parure m’allait mal ? Et elle lui tendait un collier de rubis monté sur argent mat d’un travail exquis.

— Tu étais ravissante !… Mi-chat, comme tu l’es quand tu veux. Il est certain que je n’ai pas vu le collier, j’ai regardé la peau.

Il la fit asseoir sur ses genoux et lui appuya le front contre sa poitrine.

— Nous nous aimons, dit-il, tandis que l’expression d’un désir parfaitement sincère lui convulsait les traits.

Elle s’échappa avec légèreté, ramassa tous les bijoux en un seul tas, et les jeta pêle-mêle dans une boîte, puis elle passa un peignoir.

— Là… murmura-t-elle, j’avais hâte d’ôter ma vilaine robe.

Et elle poussa du pied les splendides étoffes qu’elle venait de quitter.

— Peste ! dit Soirès, la vilaine robe !… de trois mille francs… hein ?

— Bah ! riposta Berthe secouant ses Cheveux, ce n’est pas le prix qui fait la valeur du chiffon.

Puis elle balbutia, étouffant un bâillement.

— Je suis désolée de ce malheur… tu sais… ma vie est gâtée pour longtemps… je n’aurais pas dû rire quand il me jurait que mon rire le tuait… et il est mort, n’est-ce pas ?

Soirès ne répondit rien. Un silence suivit. Mais la chambre close, le feu flambant, les draps ouverts invitaient Jean à des réalités bien capables de lutter contre une ombre, fût-elle ensanglantée.

— Berthe ? demanda-t-il.

— Je te dis que je ne suis pas fatiguée, riposta la jeune femme impérieuse.

Elle se blottit devant la cheminée, ses pieds minuscules n’ayant plus qu’un bas de soie. Elle arrangea les neigeuses dentelles de son peignoir, pinça les lèvres et contempla obstinément le feu.

Soirès s’agenouilla sur le tapis, sentant d’instinct que tous les deux avaient quelque chose à respecter.

— Tu es triste ?.

— Non, je suis colère… tu m’as présenté un homme bête, ce soir !… fit-elle avec une explosion subite, se détendant comme un ressort.

— Qui ça ?… le jeune comte de Bryon ? Oh ! chérie, c’est l’être le plus intelligent de mon Cercle, un peu sauvage malgré sa jeunesse, mais bien savant ; je l’admire.

— Il ne m’a pas dit un mot sensé, à moi.

— Ah ! j’y suis, dans le tumulte de son entrée, il n’a pas pensé aux compliments traditionnels ? Il ne t’a pas prévenue que ton sourire le rendait fou, que tes yeux le brûlaient… que tu valsais comme un ange…

Il aurait continué, lorsque Berthe s’empara d’un écran et le frappa assez violemment à la joue

Soirès, déridé, se mit à quatre pattes.

— Il n’a pas voulu, poursuivit-il, relevant du bout de ses dents les morceaux de l’écran brisé, il n’a pas voulu se transformer tout de suite en torche allumée, et parce qu’il a horreur des femmes du monde nous le trouvons détestable. Pauvre garçon ! je le plains.

— Du reste, murmura Berthe haussant les épaules… j’ai des adorateurs qui le valent. J’ai le poète Desgriel, il va me dédier un sonnet. Un sonnet c’est une chose en vers !… J’ai Robert de Sainville, ce gommeux spirituel qui se moque de tout. J’ai… j’ai…

Il était piquant d’entendre la jeune femme énumérer ses conquêtes devant son seigneur et maître.

Celui-ci approuvait du geste.

— Nous avons aussi le monsieur manchot qui revient de Chine, un bel officier, ma foi ! et il roule des prunelles de façon à intimider une peuplade de Fleurs-de-Thé, Oh ! nous avons un régiment complet, Madame !…

Berthe ne put s’empêcher de sourire.

— Tu es bien méchant, Jean…

— Parce que je laisse tous tes adorateurs faire des rêves… que je réalise ? répliqua Soirès, redressé tout à coup et emprisonnant les petites mains de Berthe dans sa large main.

Une rougeur légère teinta sa pâleur habituelle.

— Tu n’es pas jaloux… alors j’ai le droit de me laisser admirer.

— Comme j’ai celui de savoir arriver à temps ! murmura Jean dont le ricanement eut je ne sais quoi de féroce. Il voulut l’entraîner du côté du lit.

— Non !… dit de nouveau Berthe mécontente.

Le banquier alla s’asseoir en face d’elle.

— L’heure des revenants n’est pas encore passée… soupira-t-il ; pourvu qu’elle ne dure pas jusqu’au soir !

— Jean, fit-elle, très soucieuse, je veux rester seule, c’est là un caprice que tu devrais respecter.

Alors Soirès se leva brusquement et se retira chez lui.

Au déjeuner, qui eut lieu vers midi, Berthe se montra vêtue de violet.

Jean ne prononça pas un mot.

Il vint, plus tard, quelques visiteurs s’informer du malaise de la veille. La jeune femme les reçut dans son boudoir assombri par les rideaux tirés.

Le banquier profita de cette disposition pour courtiser discrètement une jolie femme venue aux renseignements.

À cinq heures, le salon était presque plein.

Chacun évitait de parler de l’accident et tout le monde s’était donné rendez-vous pour en entendre parler.

On se répétait, dans les coins, des histoires navrantes sur le couple si mal assorti des Soirès, tout en envoyant de charmants sourires à l’intéressante nerveuse qui frissonnait devant l’énorme feu du salon, pendant que M. de Sainville, le gommeux spirituel, essayait de la sortir de sa torpeur.

Après tout, murmurait la femme d’un agent de change, fille d’un noble ruiné, il a épousé cette petite pâle et méchante sans lui demander de dot… il est bien libre de l’aimer… car Soirès l’aime, cher comte, il l’aime.

— On ne peut pas gâter une bonne nature ! répondit le cher comte en se mouchant sans bruit. Soirès est la victime innocente de la situation créée par ce jeune monstre… et au monstre, Madame, doit rester le soin de dénouer les drames.

On savait peu de chose mais on avait suffisamment deviné.

À Mme Soirès, épousée sans dot, demeurait l’embarras du cadavre vis-à-vis d’une foule à qui le mari, ce brave homme riche, ne faisait pas peur.

Et les détails inédits pleuvaient.

À quinze ans, Mme Soirès étranglait de jeunes chats pour se distraire ; à seize ans, elle était expulsée de son pensionnat.

À dix-sept, on l’avait mariée à ce pauvre Soirès pour empêcher bien pire. De temps en temps, quand un domestique passait les plateaux remplis de bonbons et de sandwichs, les conversations s’élevaient.

— Il n’y a que cette chère Berthe pour avoir des bals aussi mouvementés ; on s’est amusé, hier, à mourir.

— Allons, Soirès, que devient l’Ouest-Algérien ?… Votre femme est délicieuse dans ce déshabillé violet… Elle tenterait Carolus Duran.

Tous en chœur reprenaient le même compliment, le verre de Frontignan ou de Malaga aux doigts, et les regards luisaient de méchancetés contenues.

— Il paraît, ajoutait un des journalistes habituels, que cette petite folle (et il baissait de ton) aveuglait un à un tous les oiseaux d’une volière quand cela lui prenait !

Phrase équivoque mais très digne du siècle qui s’occupe beaucoup de l’hystérie des filles de la Salpêtrière, très peu de l’éducation des jeunes épousées.

La jolie tueuse se levait quelquefois, les mains tendues vers les arrivants, leur parlant à voix basse d’un air si caressant qu’il aurait dû leur faire peine. Elle s’adressait le moins possible aux femmes, et celles-ci, envieuses d’une situation aussi romanesque, affectaient, en mangeant des petits gâteaux, une réserve glaciale. Soirès se retirait pour courir aux affaires, quand M. de Bryon fit une entrée bien différente de celle de la nuit. Il louvoya de meuble en meuble, d’un air agacé de se retrouver là, puis il se présenta cérémonieusement à Berthe, afin de lui demander de ses nouvelles.

— Mais, je suis mieux, monsieur de Bryon… Elle sonna tout de suite pour avoir des lumières.

On ne se doutait même pas de sa sortie que, déjà, Berthe réapparaissant, très poudrée, mais très belle, dans l’éclat des lampes, se mettait à rire d’un rire doux comme une chanson. Cela donna des frissons aux femmes qui n’avaient jamais tué personne, et ce rire cristallin fit également courber la tête aux hommes, tout en les énamourant davantage.

Maxime de Bryon n’était pas sans savoir les racontars du jour. Il fronça le sourcil.

— Je donne, demain, un déjeuner intime, vous viendrez, il faut que je m’habitue à vous !… lui dit Berthe le forçant à s’asseoir sur son canapé pompadour.

— Si je vous suis nécessaire, Madame, j’obéirai. Ils se regardèrent de plus en plus près, un instant. L’œil de ce jeune homme de vingt-cinq ans était profondément vieux, rempli d’un ennui qui excluait tout éclair, toute fièvre ; au coin s’indiquait dans de minces lignes bistrées la patte d’oie tant redoutée.

— Vous êtes depuis longtemps à Paris ?… interrogea Berthe plus intimidée encore par ce regard que par ses deux gants qu’il balançait devant elle.

— Non… je viens de Nice, je resterai ici jusqu’au Grand Prix, puis je me dépêcherai de retourner en province, le bruit de votre monde me fait mal aux oreilles !…

— La province ! Oh ! quelle horreur ! s’écria Berthe.

— Mais, Madame… Maxime n’acheva pas. Il commençait ainsi beaucoup de phrases sans juger à propos de les finir.

— Les femmes sont mal habillées, en province, déclara Berthe avec son aplomb coquet. Elles portent jaune ce qui ne peut se porter que rose. On dit qu’il y a de beaux arbres… et c’est tout.

Maxime eut un sourire froid. Il cherchait certainement un prétexte pour se retirer.

— Caderousse est un bon cheval, reprit Berthe ; mon mari se propose de le monter demain, après le déjeuner. Ce sera une partie à trois, je vous prêterait Issachar. Moi, j’ai une jument merveilleuse de douceur et de grâce.

— Je vous remercie…

Alors, comme n’y tenant plus, Maxime se dressa, fit un salut distrait et gagna la porte. Un moment, il demeura debout près des battants, considérant cette cohue brillante de tous ceux qui buvaient le vin de Soirès.

— Hum ! se dit-il, la cour est digne de la reine ! Une troupe d’imbéciles, un petit mannequin bien articulé, et il faudra que je revienne !… par éducation car ils me sont tous indifférents, ces gens !… S’il est vrai que ce suicidé ait aimé madame Soirès, je comprends son plongeon dans la mort.

Elle, Berthe, souriait, ivre d’elle-même.

— Je suis sûre qu’il m’a trouvée mieux… C’est le fard des blondes, le violet.

On continuait, dans ce salon, les observations à voix basse.

Les uns trouvaient le comte de Bryon d’un profil original, les autres le déclaraient trop mince, trop grand.

— On le dit intelligent, affirmait un des journalistes ; il est orphelin, maître d’une grande fortune, et se destine aux arts. Il sera un étonnant critique, un jour député des Côtes-du-Nord où il a une propriété superbe.

Quand de Bryon fut parti, Berthe redevint maussade. Elle se demanda pourquoi tous ces êtres se croyaient obligés de dégarnir consciencieusement les plateaux. Pour la première fois, la jeune femme eut l’idée que le vrai monde ne devait pas être le sien. Ces hommes buvaient trop souvent, ces femmes parlaient trop haut et elle découvrit quelque chose d’exquis dans ce jeune homme froid dont le verre et la phrase restaient toujours inachevés.

— J’ai pourtant ici des nobles… pensa-t-elle.

Oui, il y avait des titres, des noms, des couronnes.

Cela n’avait ni château ni fortune ni blason, à la vérité.

— Et des artistes… ajouta-t-elle toujours mentalement.

Artistes passant leur vie dans un habit noir, de fête en fête, allant dîner chez des actrices, le lundi ; le mardi, déjeunant chez le financier le plus amoureux de leurs potins. Sûrement, leur concierge ne connaissait point leur visage car ils rentraient toujours vers trois heures du matin chez eux.

Son salon redevenu désert, Berthe respira.

Le lendemain, elle commanda elle-même le repas, ordonna de tenir prêts les trois chevaux, et fut d’une gaminerie charmante vis-à-vis de son mari.

— Vous avez fait la paix ? dit celui-ci ne comprenant rien à ce revirement subit.

— Je crois que oui… ensuite tu prétends que ton ami est intelligent et je veux te prouver le contraire, il est muet comme la tombe, tu sais !…

Jean haussa les épaules.

— Parce qu’il devine que tu n’es guère au courant de ce qu’il pourrait te dire.

La pensionnaire se révolta tout d’un coup dans la femme du banquier.

— Par exemple ! Ne suis-je pas musicienne ? J’ai lu Racine et Corneille, un peu Boileau, tous les romans d’Alexandre Dumas que maman avait dans une armoire. Je n’ai pas besoin de m’occuper des auteurs en vogue puisque le journal m’apprend ce qu’il faut que j’en pense…

Soirès s’impatienta. Voilà que Berthe tournait au pédant !… Le suicidé se vengeait cruellement s’il avait inspiré ce regain d’instruction à la coquette créature.

Berthe avait invité, outre le comte Maxime, un vieux gérant de société, conseiller de toutes les spéculations de la banque Soirès, et une demoiselle assez connue dans le monde des lettrés par ses multiples traductions d’un unique ouvrage étranger. Cette vieille fille, de quarante ans, à poitrine plate, au teint falsifié, aux allures triviales, toujours fripée, mais au demeurant bon garçon, était la grande utilité du milieu remuant de Berthe. Pour une course au Bois ou une place dans une réception officielle, mademoiselle Olga Freind aurait écouté un académicien pendant une heure, essuyé les sarcasmes de trente nouvelles mariées au sujet de sainte Catherine, et affirmé une foule de choses qu’elle ignorait.

Elle mangeait énormément, buvait de même. Il est à remarquer que ces types anormaux se rencontrent à chaque pas à Paris, depuis l’introduction dans la presse des bons auteurs étrangers, et on leur tolère les situations les plus inexplicables. Comme elles savent, en général, une dizaine de langues, ces bas bleus de tous les pays peuvent demeurer dans le nôtre sans époux, sans protecteur, sans famille, sans fortune, et personne ne s’avise de leur demander d’où elles sortent.

Quelques-unes, introduites à la suite d’une copie de manuscrit chez un personnage diplomatique, prennent des notes qu’elles envoient au roi de Prusse, d’autres s’emparent de certains billets doux oubliés sur un meuble, presque toutes assomment les directeurs de journaux de leurs prétentions à la littérature. Une Française n’oserait jamais ce qu’elles osent à l’abri de leurs dix langues parlées couramment.

Berthe avait eu l’occasion de recevoir un détaché de l’ambassade chinoise et elle avait dû recourir aux talents de mademoiselle Olga Freind, car, disait-on, il est plus agréable de recevoir une femme comme il faut qui ne se fait pas payer, qu’un interprète inconnu. Olga Freind, à la mode comme parasite féminin, était donc de toutes les solennités chez madame Soirès, son obligée

Nous ajouterons que cette savante jouait aussi du piano quand il en était besoin.

Berthe apparut comme on se mettait à table, elle voulait se réserver un effet. Elle était en blanc et en mauve ; ainsi une tourterelle dans des lilas. Point de bijoux, point de coiffure, les cheveux simplement noués sur la nuque.

Monsieur de Bryon salua, l’air hautain, un peu grave. Soirès continua sa discussion avec le vieux gérant de société jusqu’à la table. Mademoiselle Olga Freind tendit sa main pour le shake-hand traditionnel.

— Heure réglementaire, ma chère belle, dit la vieille demoiselle cosmopolite, et pourtant la comtesse de Villenaire m’attendait ce matin. Nous devions étudier une comédie de Musset. Je vous donne la préférence, seulement à la condition de partir après le café… Musset oblige.

Le ton bizarre, mélange de tous ses nombreux accents, fit tressaillir Maxime.

Soirès qui plaisantait avec toutes les femmes, trouvait celle-là si laide qu’il devenait respectueux à son contact.

— Je vous présente le comte de Bryon, fit-il, un dernier élu de mon Cercle, un Parisien voyageur, un jeune savant comme vous, Mademoiselle.

— Je crois l’avoir rencontré à Rome chez la princesse de Bryon, répliqua Olga très souriante.

— Elle connaît tout le monde… murmura Soirès dans un enthousiasme de parvenu bon enfant.

— Vous voulez dire que tout le monde la connaît, riposta Maxime à l’oreille du banquier.

Allons… encore une femme qui déplaît, pensa Soirès étonné du dédain persistant que ce grand jeune homme avait de ses admirations, à lui. D’ailleurs, puisque Berthe n’agréait pas au comte de Bryon, rien ne pouvait lui agréer… Parbleu !…

Il fallait, mademoiselle Freind étant là, mettre la conversation sur les arts. Berthe avait juré de faire causer beaucoup l’indifférent.

Alors, on entama le long chapitre de la littérature moderne. Ce fut Olga qui débuta.

— Il paraît, déclara-t-elle brusquement, que M. D. se fait aider par sa femme chaque fois qu’il a des détails de toilettes à décrire ; je le tiens de source certaine. On prétend de même que l’actrice S. B… a plusieurs reporters chargés de finir ses comptes rendus sur la peinture. En vérité, le monde des lettres est tout plein de jolies anecdotes cette semaine et je me demande, modestement, par laquelle je dois commencer. Tenez, ma chère Berthe, demandez donc au comte s’il connaît l’aventure de la duchesse d’O… qui entretient toujours des petits jeunes gens malgré son âge plus que respectable. J’étais reçue dans cette maison-là, moi… heureusement j’ai vite compris que ma place était ailleurs… Eh bien ! on avait juré que le petit Jules de M… n’avait pas encore sacrifié à la terrible Vénus, et… mais, il nous faudrait des éventails… le comte en conviendra.

Elle riait, en montrant des dents d’Anglaise. Soirès plongé de plus en plus dans une respectueuse admiration, se demandait, lui, comment une demoiselle peut demeurer intacte et parler si carrément de choses drôles.

Maxime se tourna vers Berthe.

— Avez-vous lu, Madame, interrogea-t-il, toujours grave, le dernier roman des Goncourt ?

Berthe avoua que tous les romans du jour étaient sur un guéridon, par là, mais qu’elle ne les lisait point.

— Je n’ai pas le temps. Son air étonné ajoutait :

« Entendez-vous ce qu’on vient de nous apprendre ? et est-ce donc la peine de lire quand nous nageons en pleines anecdotes littéraires ? »

Le vieux gérant de société assurait son lorgnon d’un ton goguenard, songeant de son côté :

« Qu’est-ce qu’il veut lire, celui-ci !… Il nous la baille belle !… Et l’histoire de la duchesse d’O… qu’il va me faire perdre !… »

— Ensuite, Jean prétend que je suis trop petite pour savoir lire ! reprit Berthe d’une voix douce.

— Il se peut, dit froidement le jeune homme.

Les coquetteries littéraires ou enfantines ne l’émouvaient guère.

Olga Freind, sans perdre un coup de fourchette, expliqua qu’un vrai Parisien doit être au courant de la vie des auteurs et qu’il préfère connaître la clef d’un roman que le roman lui-même. Elle passa aux pièces de théâtre un peu courues, donna l’appréciation de la presse russe sur l’actrice S. C… dit pourquoi madame de s’était évanouie lors de la représentation de la Fille de Danaé et ne s’arrêta qu’au dessert. Elle tira sa montre, une montre d’homme, puis s’écria :

— Ma chère belle, pressez le café… je vous supplie, je ne veux pas faire attendre Musset.

— Vous, Madame, demanda de nouveau le comte Maxime, décidé à ne pas plus s’occuper de cette folle que du sérail du grand turc, avez-vous vu jouer la Fille de Danaé ?

— Je n’oserais pas juger à moi toute seule une pièce où il y a tant d’acteurs à la fois, Monsieur.

— Sans doute ! répliqua Maxime très calme.

Sculpture, peinture, musique, eurent un sort identique. L’Anglaise de tous les pays discourait dans le vide ; lui, posait une question à Berthe et quand Berthe avait répondu, le sourire énigmatique de ce jeune homme devenait d’une froideur écrasante.

Olga Freind se retira de guerre lasse, un peu furieuse, mais ayant mangé de tout.