À mort/14

La bibliothèque libre.
E. Monnier (p. 205-228).
◄  XIII
XV  ►

XIV


Lorsque madame Soirès sut qu’elle serait bientôt mère, une terreur vague s’empara d’elle. Devenue lâche parce qu’on l’abandonnait dans ce coin de terre sauvage, elle eut peur, et des douleurs physiques et des douleurs morales que cette naissance allait lui causer. La vie pouvait donc sortir de la tombe ?

Mais puisqu’elle était rayée du registre de la société, elle n’avait pas le droit d’élever un enfant ! Elle regretta de ne pas être restée au fond du fleuve ensevelissant le germe d’un nouveau désespoir. Les calculs qu’il lui fallut faire aux prières d’Anne, sa gouvernante, lui mirent, du rouge sur le front. Hélas ! était-il né de l’amour ? non, il était né de la haine !… pas plus son enfant que celui de son mari… et il n’aurait aucun nom… il serait un petit maudit pour l’éternité.

Anne n’osait point faire part de ses réflexions, elle, mais la pieuse Bretonne se disait tout bas que le plus simple aurait été de retourner, la mère et l’enfant, à la demeure conjugale. On aurait pardonné au revenant ce qu’on n’aurait pu pardonner à la femme vivante. Berthe ne se considérait pas comme vivante et elle ne parlait jamais de Jean. Il fut donc inutile de discuter sur une éventualité de cette nature.

Le comte envoya une splendide layette choisie par la duchesse de Sauvremieux qui était revenue à Paris.

Berthe redoubla les lettres suppliantes, voulant que Maxime vint la nuit à Bryonne pour y respirer au moins où elle avait respiré quelquefois. Elle allait souvent visiter les marbres italiens, les médailles antiques, la grande bibliothèque du château, rêvant des heures entières devant les portraits de ses aïeux et faisant répéter au vieil intendant, qui lui prêtait les clefs, les histoires de toutes les chambres. Là, il avait eu son berceau ; ici, sa mère était morte ; et plus loin, dans un gigantesque escalier à rampe fleurdelisée, il était tombé en jouant, son sang avait coulé sur une marche.

Le vieil intendant ne s’étonnait pas de voir venir cette jeune femme frêle et triste dont les cheveux étaient d’un blond si doux… Il avait reçu de mystérieuses recommandations, puis il la trouvait adorablement jolie, pourquoi lui aurait-il demandé autre chose ?

Un jour, pendant qu’elle visitait la serre du château, elle fit un faux pas et faillit se laisser choir dans une corbeille de tubéreuses. Il la releva avec un sourire un peu narquois ; il était vieux, lui, et pensait que la plaisanterie était permise.

— Il ne faudrait pas recommencer dans quelques mois, Madame, dit-il d’un ton plein de bonhomie, les tubéreuses sont traîtres aux accouchées !

Elle pâlit, ne répondit rien, mais elle ne voulut plus visiter Bryonne. Une dignité inexplicable naissait en elle avec son enfant.

Elle avait consenti d’avance à toutes les allusions, voire même aux injures, pendant qu’elle ignorait son état, mais maintenant… elle portait le fils ou la fille de Jean Soirès, son époux… il lui fallait se respecter.

Elle borna ses promenades aux murailles du parc, à l’endroit de la percée dans les arbres, elle restait sur le seuil d’une petite porte grillée tout enguirlandée de chèvrefeuille qu’elle ouvrait facilement seule, et elle souriait de loin, à la fenêtre ogivale de la chambre de Maxime, cette fenêtre dont les élégants vitraux coloriés scintillaient comme un regard intelligent.

Au mois de juillet, la chaleur et sa fatigue l’empêchèrent de faire une course aussi longue, et ne voulant plus être tentée, elle lança la clef de la petite porte aux vagues qui baignaient les falaises.

Ses lettres à Maxime devinrent moins pressantes. À quoi bon lui dire qu’elle désirait le voir ? Elle aurait eu honte de son état, honte surtout de lui appartenir comme un objet inutile.

Elle restait couchée des journées, sur une chaise longue, à l’ombre d’un sapin, près du pavillon, les bras ballants le long du corps, les paupières closes, refusant même de causer avec Yvon, et effeuillant distraitement les fleurs qu’il lui apportait. Une fois, elle demanda à la Bretonne d’un ton anxieux :

— Suis-je devenue laide, Anne ?… je sens que je dois être laide !…

Et elle s’efforçait de sourire, mais sa bouche contractée s’y refusait.

— Oh ! Madame, vous laide… au contraire, vous ne paraissez point trop fatiguée… cela va de mieux en mieux !… Et la brave femme, émue de la pâleur toujours croissante de sa protégée, lui serrait doucement la main.

Berthe, en examinant la layette expédiée par la duchesse de Sauvremieux, décida qu’elle serait offerte aux bébés pauvres de Langarek.

— Tout est magnifique, mais je ne veux pas que mon enfant tienne quoi que ce soit de la générosité de M. de Bryon, dit-elle d’un accent irrité.

Il fut impossible de la faire revenir sur son idée.

― Alors comment l’habillerons-nous ? interrogea la servante perplexe. Si nous achetons autre chose ce sera toujours avec l’argent que je reçois de mon maître.

Berthe ne répondit pas. Elle cherchait un moyen de soustraire ce petit innocent à sa singulière situation, oubliant qu’il faisait, pour le moment, partie d’elle-même et en profitait malgré ses révoltes.

En cherchant durant toute une journée de rêverie désespérante, elle se souvint que la mouette blanche, dont les œufs étaient sur le roc où elle allait s’asseoir quand elle pouvait marcher, avait le dessous des ailes à vif parce qu’elle s’était tiré ses plus fines plumes pour en garnir son nid. La mouette n’avait donc eu besoin de personne !…

— Anne, dit-elle le soir, vous prierez M. le curé de venir me consoler un peu, j’ai besoin de lui.

Anne remarqua la clarté lumineuse qui s’échappait des yeux de Berthe.

« Est-ce qu’elle s’est fait une raison ? » pensa la bonne femme.

Le curé vint, il ne parut point s’apercevoir de l’état de Berthe, et quand elle lui eut dit d’un ton presque enjoué qu’elle allait être mère, il se signa sans une objection.

— Voici, mon père, expliqua Berthe se soulevant de sa chaise longue avec une subite énergie, je veux gagner un peu d’argent… oh ! seulement quelques sous pour acheter quelques mètres de toile, j’ai encore le vieux jupon que je portais sur moi lorsque l’on m’a sauvée et ce sera suffisant. … il ne sera pas si gros ! Auriez-vous une broderie à me confier ? Je brode très bien. Ou même du linge à vous raccommoder ? D’abord je m’ennuie, moi, de ne rien faire sous prétexte que je suis malade !

Elle le priait avec l’ardeur d’une femme qui sent qu’elle n’a plus le droit de s’offenser d’un refus.

— Madame, murmura le vieux prêtre, ma paroisse est très pauvre, je ne fais pas broder mes étoles, cependant… voyons… ne pleurez pas… il y a un mariage entre Pierre et une fille de ferme, la couturière du pays est justement très âgée… si vous pouviez lui aider… hein ? J’ajouterai que la bannière de la Vierge est en mauvais état. Les rats m’ont mangé deux anges qui couronnent la mère de Notre-Seigneur… savez-vous broder des anges ? Je voudrais qu’ils eussent de gros yeux d’un beau bleu foncé !…

Berthe se leva, prise d’une joie intense.

— Oh ! Monsieur le curé ! j’ai brodé des bannières au couvent… et vous aurez de gros yeux bleus, de la nuance de ce ciel… vous verrez !…

La semaine suivante, madame Soirès, au milieu des élégances de sa chambre, ne regardant plus que rarement le portrait du comte Maxime, gracieux et hautain dans son cadre d’ébène incrusté d’ivoire, madame Soirès travaillait à la robe de noce d’une fille de ferme. Elle se piquait un peu les doigts, car elle n’avait pas cousu depuis le couvent et elle allait lentement parce que sa fatigue redoublait.

Anne s’essuyait les joues derrière elle,

— Je ne sais pas ce qu’elle a, cette créature du bon Dieu, disait-elle à Yvon, mais elle vous met le cœur sens dessus dessous, rien qu’en tirant une aiguille.

Berthe reçut quarante sous de la mariée qui voulut l’inviter à sa noce tant elle fut contente du travail, et le curé de Langarek déclara que sa bannière était plus belle qu’avant le passage des rats : il donna généreusement trois francs.

Anne dut faire emplette de la toile et d’un berceau d’osier.

— Mon mari ne pourrait pas me reprocher d’avilir son enfant, s’il me voyait ! dit un jour Berthe en mettant le dernier point aux pauvres petits vêtements qu’elle avait voulu préparer toute seule.

Aime fut très étonnée, peut-être même choquée. Madame Soirès n’avait encore jamais prononcé ces mots : mon mari.

Ce jour-là le facteur apporta une lettre de Biarritz.

« Je vous défends de vous tuer ainsi, écrivait le comte Maxime, je devine bien le très noble motif qui vous fait agir, seulement cela prouve que vous m’aimez moins… je quitte la plage mondaine, où je ne vois guère que de l’eau et des femmes, pour aller à Bryonne le temps de sentir une âme et une sainte tout près de moi. »

Berthe poussa un cri étouffé.

— Je ne veux pas qu’il vienne !… fit-elle la gorge crispée dans une angoisse inexprimable.

Et quand Anne entra chez la jeune femme, elle la trouva sanglotante, le berceau d’osier sur ses genoux.

Le comte Maxime avait compris que le danger n’était plus du côté de Berthe, il pouvait venir sans craindre une fatale apparition, la folle amoureuse s’effaçait peu à peu devant la mère. Comme il possédait la science de se faire adorer toujours, il désirait simplement raviver son image au-dessus de ce berceau menaçant.

Il descendit à Bryonne par une merveilleuse matinée de septembre ; les grands marronniers se couvraient déjà d’une teinte d’or, les corbeilles de la pelouse embaumaient l’air de senteurs capiteuses, et au loin la mer se roulait en furie, ainsi qu’elle le fait sur les côtes de Bretagne aux approches des équinoxes.

Les meutes du chenil hurlèrent d’un long hurlement de plaisir, le cygne qui voguait au milieu de l’étang s’arrêta en faisant une gracieuse ondulation du cou. On saluait le maître. Le vieil intendant avait rangé les domestiques près du perron, quelques fermiers agitaient leurs chapeaux.

Maxime était seul, le front soucieux, l’œil songeur. Qui sait s’il ne s’était pas attendu à trouver parmi les vassaux une femme voilée de crêpe ?…

— Ni pêche, ni chasse ! avait-il répondu à la question de son intendant.

— Mais un baptême ! pensa celui-ci qui ne voyait pas d’inconvénient à introduire un bâtard dans la liste des aïeux de M. le comte.

Maxime demanda Yvon le soir même de son arrivée.

Madame Berthe est très souffrante surtout depuis qu’elle vous sait ici, déclara le valet de chambre, elle ne tient vraiment qu’à un fil, ajouta-t-il en hochant la tête, il faudrait peu pour le casser. Si M. le comte était venu plus tôt…

— Je ne pouvais pas la voir… quand je serais venu plus tôt. À quoi bon ?…

Berthe aussi disait à présent : À quoi bon ? Et elle jetait la clef du paradis dans la mer, du haut des falaises.

— Elle aurait moins pleuré, Monsieur le comte ! soupira Yvon qui se permettait une observation malgré le respect que lui inspirait son maître.

Maxime fit un mouvement de colère, presque imperceptible ; cependant Yvon recula.

— Vous m’avez recommandé de m’attacher à cette jeune dame, balbutia-t-il, et j’ai obéi… elle est douce et jolie comme une vierge… les enfants qui courent sur les rochers lui embrassent les mains quand ils s’approchent d’elle, et je connais un pêcheur qui vous jurerait que lorsqu’il l’a vue assise devant la mer, il attrape plus de poissons qu’à l’habitude. Anne se ferait couper en morceaux pour lui ôter son chagrin… le curé lui a donné la communion presque sans confession, c’est le cas de le dire !… Ah ! Monsieur le comte, elle mérite votre pitié, je vous assure… la pauvre petite dame !

Maxime expliquait juste ce qu’il fallait d’un ordre pour qu’il fût exécuté, mais il ne laissait rien comprendre des mystères de sa conduite aux subalternes. Il renvoya Yvon avec un énorme bouquet rapporté de Biarritz où les camélias poussent en pleine terre.

Elle avait trop pleuré ! Et lui ? ne souffrait-il pas quand il songeait à ce serment inexorable ? Pourrait-il agir contre l’honneur et contre son repos ? Sortirait-on jamais de ce cercle infernal ? En supposant même que le banquier Soirès vint à mourir, pourrait-il l’épouser ?… Non !… mieux valait ne pas remuer tous ces souvenirs navrants !… D’ailleurs, Ce que Berthe aimait en lui c’était justement son courage et son mépris des choses de ce monde !… Il garderait l’amour de Berthe, il lui était nécessaire comme la flatterie est nécessaire aux rois… Ces lettres adorables le plongeaient dans des extases qui l’énervaient et le consolaient. Il en jouissait comme on jouit d’une musique d’église entendue derrière la sombre majesté de l’orgue. Peu lui importait de voir l’exécutant puisque l’exécutant lui appartenait corps et cœur. Elle était morte et elle avait voulu mourir !

Il ne devenait pas bourreau parce qu’il embellissait sa tombe et qu’il veillait de loin ou de près à ce que sa mort fût douce !…

Il n’irait certainement pas, lui, trouver ce mari en deuil pour lui dire : — Tuez-moi… j’ai sauvé votre femme !

Le comte ouvrit sa fenêtre, celle qui donnait sur la travée du parc et d’où on apercevait, tout à l’horizon, le pavillon de la duchesse. Il le vit perdu dans la brume du soir, demi-flottant dans une buée venue du ciel et de la mer. Langarek s’endormait autour du pied de l’éminence sur laquelle il était construit. Un rayon du soleil couchant mettait un scintillement dans une de ses vitres. Durant une chasse, Maxime avait approché de la maisonnette et il savait qu’au-dessus de la porte se trouvait la croisée de la chambre à coucher.

— Elle est là ! se dit-il en s’accoudant sur l’appui sculpté de l’ogive.

Une morne tristesse s’empara du jeune homme, il se sentit très seul pour la première fois de son existence… seul et pourtant fier de cette amertume qui l’envahissait.

Sa nature égoïste avait pour toujours revêtu un épais manteau d’orgueil, et quand il frissonnait sous ce manteau il se l’avouait difficilement. Il essaya une expression dédaigneuse, mais ses yeux se troublèrent, une larme se suspendit à l’extrémité de ses cils noirs.

Maxime n’avait pas pleuré depuis la terrible nuit du suicide.

— Est-ce que je l’aimerais ? se demanda-t-il en refermant l’ogive illuminée du même rayon qui se mourait au loin sur la vitre de Berthe.

L’intendant vint le prévenir que « Monsieur le comte était servi ». Maxime gagna la salle à manger où semblaient l’attendre les graves personnages de la galerie de ses ancêtres, et tout à coup, se souvenant d’une splendide Américaine pour laquelle il avait dépensé cinquante mille livres à Biarritz, il conclut… que la langueur de ce soir d’automne était adorable !…

Berthe avait fait baisser ses persiennes le lendemain matin, prétextant les ardeurs du soleil. Elle allait et venait dans sa chambre comme un oiseau dans une cage, lorsqu’un chat, l’ennemi, rôde autour des barreaux. Elle parlait au portrait, lui reprochant de la faire rougir de honte. En réalité, elle était rouge de fièvre, son état s’aggravait et le médecin de Saint-Brieuc, appelé la veille, déclarait que la frêle constitution de la mère pourrait bien arrêter le développement de l’enfant. Il ordonna une profonde solitude, aucune émotion et une nourriture très abondante ; malheureusement Berthe ne voulait rien manger, elle ne prenait que le lait et le pain bis que lui envoyait une paysanne ; cette paysanne la payait ainsi pour un bonnet que Berthe avait brodé après avoir cousu sa layette.

— Je ne veux rien de ce qui est au comte Maxime ! répétait la jeune femme en repoussant toutes les offres de sa servante.

Yvon se désolait.

— Elle irait mendier pour ne plus revoir son logis que je ne m’ébahirais disait le valet de chambre montrant de temps en temps le poing au château de Bryonne dont la masse imposante avait, au fond du paysage, l’aspect d’un monstre endormi.

Berthe se consumait dans de douloureuses crises de nerfs, n’osant pas crier la faim devant les mets savoureux qu’on lui servait et répandant des pleurs sur son pain bis. Le petit être qui remuait déjà en elle lui suggérait des envies bestiales de mordre les murs, les draperies, les meubles. Le coussin de sa chaise longue était crevé par ses dents qu’elle y avait mises une fois. Pourtant sa volonté ne pliait pas une seconde ; elle voulait le fruit de ses entrailles tout entier à son mari et elle accomplirait ce tour de force au milieu de son esclavage. Aimait-elle un homme quelconque ? elle l’ignorait à présent ; elle était toute au mystère de sa création, ne se préoccupant ni de l’époux qu’elle avait subi ni de l’idéal qu’elle avait rêvé. Elle aurait voulu, pardessus tout, du pain, beaucoup de pain pour s’empêcher de mourir avant l’heure suprême de sa délivrance.

Chaque matin, dès son réveil, le comte Maxime dépêchait son groom avec des friandises et la dîme des serres de Bryonne… elle faisait remercier, ou répondait un mot ému, mais elle ne regardait point ces choses appétissantes. Son enfant n’en avait pas besoin, affirmait-elle les yeux égarés par l’énervant désir de son estomac inassouvi.

Elle faisait souvent des projets.

— Puisque personne ne me reconnaîtra, disait-elle à la Bretonne, je retournerai, sitôt guérie, à Paris avec mon enfant, je m’installerai dans une petite chambre, je broderai, je ferai ma cuisine comme une simple ouvrière, je l’élèverai moi-même et je ne m’en séparerai jamais.

— Monsieur ne voudra pas ! objectait la servante timidement.

— Allons donc !… Maxime voudra… il est juste !… je ne peux pas demeurer ici, à sa charge, moi, la femme du banquier Soirès, ayant mis au monde l’enfant de mon mari !

Après un accès de désespoir au sujet d’un gâteau du pays, superbe et doré, que Maxime lui avait fait porter en l’accompagnant d’une supplication brûlante, Berthe résolut d’écrire à sa mère.

Il lui semblait qu’elle enfonçait dans une eau noire comme jadis et elle appellerait au secours, à présent, elle se sauverait malgré eux, malgré ce regard triste l’enveloppant lorsqu’elle se tournait vers son portrait. Ce fut Yvon qui se chargea de mettre la lettre à la poste.

Il la porta au château de Bryonne, obéissant à sa consigne avant d’obéir à son bon cœur.

Maxime la déchira.

— Dans sa situation ? s’écria-t-il, elle est folle… le banquier arrivera pour la tuer, d’abord, et ensuite je doute que sa mère vienne la pleurer… ces gens sont des rustres !… elle le sait bien !… Faites-la manger de force… employez tous les moyens ! Ah ! si je pouvais y aller, moi !…

Yvon revint au pavillon, la mine basse. On manda le docteur, celui-ci ne prescrivit qu’un remède : la mère pour soigner les deux enfants.

— Envoyez-la chercher tout de suite, sans cela je ne réponds de rien, cette jeune femme est si frêle qu’elle nous passera dans les mains et nous aurons perdu notre temps ! Elle a été trop gâtée, les Parisiennes n’en font qu’à leur idée.

Or, l’idée de Berthe était de nourrir elle-même l’enfant qu’elle portait et il lui était impossible de gagner sa vie au milieu du luxe dont on l’accablait.

Yvon prit un grand parti, il fit écrire une autre lettre qu’il mit à la poste de Langarek sans s’inquiéter de ce qu’on penserait au château de Bryonne.

Berthe, quand il lui eut juré que celle-là était en route pour Meudon, lui saisit le bras, elle le fit se pencher sur sa couche.

— Embrassez-moi, Monsieur Yvon, dit-elle de sa douce voix résignée : bientôt je ne vous ennuierai plus.

Yvon se sauva, il avait les paupières humides.

Anne le tourmenta jusqu’à ce qu’il eût avoué son crime.

— Monsieur vous chassera !… déclara la servante indignée… vous allez être cause des plus grands malheurs !

Elle se précipita vers le château pour prévenir le comte. Maxime haussa les épaules.

— Soit, répondit-il au récit effaré de la Bretonne, elle veut risquer sa vie pour un sentiment très noble… je lui pardonne ; seulement dites-lui que je quitterai ce pays dès que sa mère sera là… je ne tiens pas à me déshonorer, et je sens que si son mari la retrouve, j’irai la voir… ce sera plus fort que moi !

Anne fit semblant de ne pas entendre, et elle ne rapporta pas la réponse.

Une semaine s’écoula, Berthe était au septième mois de sa grossesse, elle demeurait mignonne et délicate de visage, gardant la grâce de sa personne, comme si la pauvre coquette avait eu jusqu’à la dernière minute la pensée de plaire à tous ceux qui l’approchaient.

Sa pâleur devenait diaphane, ses yeux bleus s’estompaient d’un cercle de bistre, elle se soutenait difficilement sur ses petits pieds, mais ces changements inévitables la rendaient encore séduisante, elle pouvait ne pas trop craindre les surprises.

Attendait-elle, quelquefois, aux instants de répit que lui laissaient ses angoisses maternelles, le fiancé de son âme ? Non ; pourtant elle attendait quelqu’un ou quelque chose qui l’empêcherait d’avoir peur.

Berthe avait peur la nuit quand les vagues, en déferlant sur les rochers, jetaient leurs plaintes formidables ; elle avait peur le jour quand le vent d’automne faisait craquer le grand sapin sous lequel on abritait son lit de repos. La sauvage contrée lui paraissait bien immense pour être habitée par une faiblesse comme elle ! L’air creusait sa poitrine et brûlait sa gorge. Oh ! la chambre close de l’hôtel Soirès, sa chambre au milieu de la vie insouciante du Paris des riches !… Là-bas elle aurait été défendue par les deux bras de Jean contre la peur et surtout contre la faim !…

Elle aurait acheté un berceau de dentelles pareil à celui qu’elle se souvenait d’avoir vu chez une de ses amies, un beau berceau doublé de satin rose… qu’elle aurait payé de son argent, que les amies seraient venues voir avec des cris d’enthousiasme !…

Mon Dieu, voici que le dimanche arrivait, elle comptait les jours depuis l’envoi de sa lettre, et sa mère ne répondait pas ! Peut-être n’était-elle plus à Meudon… alors… elle vivait chez son gendre, chez l’homme qui aurait encore le droit de tuer l’épouse infidèle quand il connaîtrait le lieu de sa retraite.

Berthe tremblait de tous ses membres, et sur ses joues amaigries glissaient des larmes brûlantes.

Le matin du dimanche elle se fit descendre au jardin pour guetter le facteur, elle se coucha sous le grand sapin, la tête tournée vers le chemin de Langarek.

On l’avait habillée d’un ample peignoir bleu, très simple et très flottant ; ses cheveux, qui la fatiguaient toujours, s’épandaient le long de son corps en mèches folles, son coudé enfoncé dans leur nappe blonde éclatait d’une blancheur de marbre. Il faisait une journée merveilleuse, la mer était calme, le ciel pur. Au-dessus des girouettes du château de Bryonne jouaient des colombes, et les marronniers du parc se teintaient d’une pourpre royale. La nature exhalait, elle aussi, son dernier souffle de coquette. Les rosiers se penchaient, lourds de leurs fleurs trop épanouies, et des jonchées odorantes couvraient les sentiers. Sur le nid des mouettes, un pêcheur causait avec une jeune fille portant le joli costume des environs de Saint-Brieuc, le corsage décolleté, la chemisette fine et le bonnet clinquant. Le pêcheur avait des boutons de métal à sa veste de bure, il riait très fort, la paysanne se défendait mollement : ils s’embrassèrent.

L’heure de la messe sonnait au clocher du village.

Berthe, le cou tendu, attendait toujours le facteur, dévorée d’une impatience fiévreuse… Le chemin de Langarek passait devant le pavillon, il fallait absolument qu’il vînt de ce côté. Les sabots d’un cheval résonnèrent soudain dans les ornières durcies, un cavalier traversa ce chemin.

Berthe poussa une exclamation de stupeur : c’était le comte Maxime qui passait, sans se douter qu’elle le voyait, car il tenait les yeux fixés au loin, dans la campagne lumineuse.

Il allait au pas, sa silhouette noire se découpait sur l’azur, très nette, très fière. Quand il fut juste en face du sapin, il étendit une main au-dessus de la haie bordant la route et jeta son gant avec un geste d’adieu. Puis le cheval, un magnifique cheval arabe, sentant qu’on le pressait du genou, s’élança au galop.

Berthe s’était dressée, les bras en

avant.

— Maxime !… s’écria-t-elle.

Mais déjà il s’effaçait derrière l’église du village, tandis que les paysans endimanchés le saluaient respectueusement.

Yvon sortait du pavillon au même moment, il courut chercher le gant, l’apporta à la jeune femme.

— Où va-t-il ? demanda-t-elle bouleversée par cette vision qu’elle n’attendait plus. Le gant contenait un papier.

Yvon se retira par discrétion.

« … Berthe, écrivait le comte de Bryon d’une écriture un peu tremblée, je retourne à Paris… Vous désiriez votre mère, c’est votre époux qui vient ! Oubliez-moi donc tout à fait et soyez heureuse, je n’emporte qu’un souvenir dans mon cœur, mais il vaut un amour… Adieu ! »

Une indéfinissable expression de terreur décomposa les traits de Berthe.

— Le gant… je ne veux pas ce gant ! bégaya-t-elle agitée d’un frisson violent, et elle retomba sur le lit de repos, les mains jointes.

Il lui sembla qu’une nuit épaisse envahissait le jardin plein de roses, le ciel éblouissant, la mer caressante.

Qui donc l’aimait à présent ? Personne ! et elle mourrait deux fois… car Jean venait pour la tuer.

Le gant, par terre, gardant encore la forme des doigts de Maxime, leur tiédeur parfumée, la fascinait comme un reptile. Elle n’osait plus le ramasser… Cependant elle essaya de se baisser pour mieux le contempler, s’imaginant qu’elle le voyait rouge ; alors elle s’agenouilla d’un mouvement machinal.

— Mon Dieu ! gémit-elle, ayez pitié du petit enfant… ayez pitié de lui !…

Elle s’affaissa sur le sol, le corps tout tordu dans un spasme convulsif. Yvon restait à l’intérieur du pavillon causant avec Anne de l’événement inattendu.

— Pourquoi diable M. le comte est-il passé de ce côté ? disait le valet de chambre de mauvaise humeur.

— Elle n’en est guère joyeuse, notre jeune dame, et il n’a même pas regardé, hein ?

— Pas un coup d’œil ! droit comme le saint sacrement, c’est un fier homme… Nous autres, nous ne serions pas si vertueux !

— Dans son état, voilà qui l’assassine, ça finira mal, mon pauvre Yvon… une triste amourette !

Yvon ne répondit plus, il se leva du banc sur lequel il était assis et prêta l’oreille.

— On dirait que j’entends pleurer !

À peine eut-il proféré ces mots qu’une grande ombre s’avança dans le vestibule, un homme portant Berthe renversée sur son épaule entrait d’une allure impérieuse.

— Vous pouvez appeler une sage-femme, il est temps, leur dit-il avec un étrange sourire.

Yvon faillit se précipiter du côté d’un fusil de chasse accroché au mur. Anne se signa, les dents claquantes. Bien qu’ils n’eussent aperçu que rarement le banquier Soirès chez leur maître, à Paris, ils venaient de le reconnaître tout de suite.

Jean, sans se retourner, se dirigea vers l’escalier.

— Il y a un lit, en haut ? demanda-t-il de sa voix brève et forte.

— Oui, balbutia le malheureux Breton pétrifié.

Jean monta l’escalier qui conduisait à la chambre à coucher, il trouva le lit et y déposa son fardeau.

La jeune femme ouvrit des yeux hagards ; de nouveau, ses membres se tordirent, un son rauque sortit de sa bouche, que mouillait une salive sanglante.

Jean se croisa les bras devant elle. Il paraissait vieilli de dix ans, ce méridional dont le teint autrefois était si chaud. Il avait les joues blêmes, le regard sombre, le coin des lèvres tiré dans un mauvais rictus, des plis argentés se mêlaient à ses rudes cheveux bruns, ses robustes épaules se voûtaient un peu et le deuil qu’il portait encore le pâlissait davantage.

— Maman ! dit Berthe d’une voix presque inintelligible.

— Ah !… tu veux voir ta mère ?… elle sera là ce soir pour la veillée… Mi-Chat… sois tranquille, je lui ai permis de venir, mais quand ce serait fini, bien fini, répliqua froidement Jean Soirès. Il avait l’aspect très calme, il continuait de sourire de son sourire étrange.

Il s’approcha du lit, se pencha vers elle.

— Tu as la vie dure, toi, malgré ta faiblesse… petite poupée ! murmura-t-il en mettant la tête de Berthe sur son bras, qu’il arrondit.

Puis il écouta les battements du cœur se ralentissant de seconde en seconde.

— Presque pas changée, Mi-Chat, reprit Jean, qui avait appliqué son pouce au cou de la jeune femme, sans doute pour chercher l’imperceptible mouvement de sa respiration ; vous emporterez le secret de la beauté dans l’autre monde, et si on y donne des bals, vous y ferez encore des conquêtes, je crois !… Allons, du courage !… tu souffriras bien moins que pour un accouchement… Il fallait prévoir cela, mon pauvre trésor !… ou rester dans la Seine !… Ne te débats pas, c’est inutile… là… bonsoir, petite poupée !

Un souffle léger, un souffle d’oiseau s’exhala de la bouche, à présent tout ouverte, de madame Soirès, sa tête glissa en arrière dans les cheveux blonds dénoués, ses jolis pieds se raidirent, droits et pointus sous leurs pantoufles de satin.

Jean se détourna. Il salua d’un geste ironique le portrait du comte Maxime, dont l’attitude hautaine lui sembla terriblement vivante.

— Votre œuvre, Monsieur le gentilhomme ! fit-il ; mais nous réglerons nos comptes !

Un bruit de pas retentit dans l’escalier, Anne et Yvon rentraient amenant la sage-femme du village, espèce de rebouteuse qui se désespérait déjà en pensant qu’elle aurait affaire à une dame de Paris, toute frêle, toute nerveuse.

— Alors, répétait-elle en montant, vous croyez que le médecin arriverait trop tard ?

— C’est sûr, répondait Anne, les jambes fléchissantes au souvenir du mari ; ensuite il ne faut pas que l’on voie un homme ici ; le monsieur qui est là-haut casserait la jeune dame, voyez-vous.

Jean s’accouda sur l’appui de la fenêtre, tournant le dos aux femmes très inquiètes de la réception qu’il allait leur faire.

— Elle est bien mal ! murmura la rebouteuse visitant le corps toujours rigide.

— Et l’enfant ? demanda la servante multipliant les signes de croix.

— Il a étouffé… c’est fini… le pauvre !… il pourrait vivre… à sept mois quand les enfants sont du temps des châtaignes, ils tètent bien ! faudrait chercher le curé, cela va mal…

Jean examinait l’horizon. Les colombes volaient autour du château de Bryonne que le lointain rendait vaporeux comme un mirage. Une sérénité douce enveloppait ses murailles énormes et son parc ombreux. À travers la percée dans les arbres l’ogive d’une tourelle rayonnait d’une clarté mystique.

La campagne reposait dans la paix solennelle du dimanche. Aux chants de l’orgue qui chantait la grand’messe, s’unissait le murmure du flot… Ce pays était le pays des rêves !…

— Inutile ! laissez donc le prêtre à son église ! fit Soirès d’un ton sourd en revenant près du lit. — Monsieur ! s’écria tout à coup la rebouteuse s’effarant… Monsieur… elle a passé !…

En effet, Berthe était morte depuis un quart d’heure…

À la veillée mortuaire, il n’y eut pas qu’une mère pour pleurer sa fille partie sans son dernier baiser, il y eut aussi un époux ivre de désespoir, qui sanglota le visage enfoui dans les cheveux dorés de la jolie martyre, car Jean Soirès avait trouvé les lettres de Berthe, celles que lui avait rendues le comte Maxime, et Jean Soirès les avait lues !…