À mort/15

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E. Monnier (p. 229-241).
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XV


Dans le salon de madame Cachard se pressait, un soir de novembre, un premier soir de l’hiver parisien, ce qu’il est convenu d’appeler un monde fou. Et vraiment ce monde avait l’air fou. Les hommes échangeaient des réflexions inconvenantes, les femmes riaient très haut.

Un musicien connu jouait, assis au piano, une valse que personne n’écoutait, et un couple, dans un coin, essayait une polka que personne ne jouait. C’étaient là des artistes, paraît-il.

Madame Cachard, un peintre distingué et une créature vulgaire, en robe sans corsage, se donnait beaucoup de mal pour les recevoir, répétant :

― Amusez-vous, mes amis, nous sommes chez nous, en famille… Moi, quand je reçois, je mets les gens à leur aise. J’adore la jeunesse, flirtez ! Les journalistes sont de bons garçons, cassez du sucre, Messieurs ! entre artistes… n’est-ce pas ?

Et ces réflexions, jetées tantôt sur un ton aigu, tantôt sur un ton rogue, contribuaient à l’animation générale.

Madame Cachard était gaie parce que le poète Desgriel était venu, un héros dans le journalisme (aussi dans les alcôves) et avec lui le comte Maxime de Bryon, un héros dans le scandale.

Toutes les femmes étaient gaies à cause de ces deux hommes. Il y en avait beaucoup… de femmes devenues d’aimables aventurières : une comtesse ayant dû épouser le troisième empereur, la veuve d’un Cacique, les deux filles d’un chanteur d’opérettes, Olga Freind, vêtue d’une flanelle galonnée d’argent, puis la perpétuelle mademoiselle Sivrac, la magnétisée des amateurs, maigre, chétive, devant tourner très mal un jour.

Une masse de gommeux ornés de noms sonores, voués aux amours platoniques par principe et aux théories magnétiques par sadisme, le sadisme à l’état latent qui fait désirer les viols sur des filles endormies, sans, du reste, permettre d’y aboutir ; des vieux regrettant l’empire derrière les fauteuils, des républicaines à effet, M. de Cossac, le général retraité, un solide galantin, le vicomte de Raltz-Mailly possédant en toute propriété la moitié d’un cheval de courses et aspirant à l’autre ; enfin un nombre incalculable d’artistes dans le genre de savoir souper le ventre vide et en ajoutant d’un air froid :

— Vous savez… moi… je soupe ! mais je n’ai pas faim ! oh ! pas du tout faim !

On apercevait de ci, de là, un financier couvert de banqueroutes comme un brave peut l’être de blessures. Ces gens, gros de torse, à mains poilues, venaient pour faire des femmes… et n’avaient pas honte de le dire à demi-voix.

Le salon, d’un jaune clair, aux meubles capitonnés et déjà salis, scintillait d’or. Dans la tresse des étoffes, tapis, rideaux, draperies des portières, brillaient des filigranes d’or. Il coulait le long des murs comme, une sueur d’or… Un lustre électrique répandait une lumière exagérée sur tout ce jaune luisant.

Des plâtres nus, des terres cuites se dressaient aux embrasures, représentant des courtisanes, des bustes de célébrités politiques, et des tableaux ébauchés ou finis, accrochés à des chevalets de velours, révélaient les mystères du flirtage moderne.

On étouffait et on se le disait de temps en temps. Quelqu’un avait même découvert un mot peu spirituel : « Il fait chaud comme dans un four ! » — On se répétait ce mot en pouffant de rire.

Il y avait des dames qui, sortant du théâtre, en robes montantes, arrivaient pour demander à manger tout de suite, se tournant vers une table, se faisant servir, debout, et se dépêchant d’avaler de gros morceaux de brioche ! un coin de buffet de gare !…

Sous le rideau d’une embrasure, Desgriel et de Bryon essayaient de se dissimuler le plus possible. Eux seuls portaient la cravate de batiste blanche, tandis que leur entourage masculin exhibait la honteuse cravate de soie rouge, signe caractéristique d’un monde pour toujours décapité. Maxime s’ennuyait, le regard hautain, mais la lèvre poliment souriante ; le poète, nimbé de ses cheveux blonds et fluides, riait d’un rire doux et mauvais comme la morsure d’une bouche que l’on chérit.

— Que faisons-nous ici, Monsieur ? murmurait Maxime.

— Oh ! je l’ignore, répondit le poète, car il nous serait facile à nous, les vrais, de nous créer une société murée, d’une élégance absolue, toujours intelligente et jamais se mélangeant… Nous y adopterions quelques femmes, d’un vice intéressant, qui seraient choisies parmi les mieux élevées, des femmes sans poignées de mains, dont le regard dirait tout, tandis qu’elles nous répondraient non ! Il nous serait facile d’être le monde artiste à cinq ou six, pas plus… et de dresser des émules de bonne volonté dont le dandysme serait l’art à défaut d’art. Mais… je ne comprends guère ces attirances canailles… pourtant je les subis, moi, comme vous… je viens ici, je vais là… je néglige même les salons demeurés sincères (j’en connais trois à Paris) pour traverser la cohue que nous admirons ! J’y suis attiré par le parfum d’un corps quelconque qui m’aura frôlé en passant… ou peut-être par l’étude à laquelle j’ai le plus de plaisir à m’acharner : celle du flirtage de notre époque. Rien ne me plaît comme de deviner pourquoi je n’aurais pas de plaisir à devenir l’amant de telle ou telle !… Et vous ?… pourquoi êtes-vous à ma gauche ?

Maxime eut un sourire plus poli et encore plus énigmatique.

— Je crois que je suis venu pour faire à ce monde un éternel adieu… Une femme, par hasard, m’y attira aussi, il y a près d’un an ce soir… Cette femme est morte… je cherche sa trace… voilà tout, je cherche quelqu’un qui me dise : elle a été et elle fut belle !…

Desgriel éclata, son bras se glissa sous le bras du comte.

Allons-nous-en alors… mon cher ; pas une de ses anciennes rivales n’est assez belle pour vous accorder cette générosité. Pauvre petite madame Soirès !…

— Je n’ai prononcé aucun nom ! riposta vivement Maxime.

— Les poètes, Monsieur, savent tout ce qui est amour !

— Vous allez loin …

— Jusqu’au cœur !

Ils se sourirent franchement.

Olga Freind se dirigeait vers eux faisant de longues enjambées de garçon.

— Comte, s’écria-t-elle, vous êtes d’un ténébreux qui nous charme… nous organisons une séance de magnétisme… vous allez en être !… chose convenue !…

Maxime ne savait rien refuser aux femmes laides, par esprit de caste. Son éducation ne le lui permettait pas,

— Mademoiselle, je vous suis, fit-il, et j’irai avec vous, dans l’autre monde, s’il le faut.

— Pour la retrouver, risqua mademoiselle Freind.

— Je ne saurais comprendre.

— Penh ! faites le monsieur ahuri !… Vous savez que ce malheureux banquier parle de fonder une maison de commerce aux États-Unis… eh bien !… je lui ai écrit pour lui demander une représentation là-bas ! En Amérique, cela est bien vu. Une dame instruite, jolie, sachant toutes les langues reçoit les fonctionnaires et les enjôle… puis elle associe quelques capitaux aux capitaux de la maison sociale… Ce cher Soirès… il est inconsolable… et, chose étrange, depuis ce mois-ci, son chagrin semble augmenté !…

— Vous le consolerez aux États-Unis, Mademoiselle, ne put s’empêcher de répondre le comte de Bryon.

Ils parvinrent au cercle qui se formait autour de Jane Sivrac. La jeune fille, renversée sur des coussins, s’endormait de bonne volonté, selon son habitude. Elle avait acquis, en une année, une souplesse étonnante, moins correcte que la souplesse du clown, mais plus piquante, parce qu’elle se laissait vérifier.

Maxime eut un haut-le-cœur.

— Les atroces gens ! pensa-t-il.

— Bonjour, comte… lui dit la princesse de R… qui n’était venue que pour toucher un peu l’épaule de la cataleptique à la mode.

De Cossac s’empressa de charger convenablement son sujet.

— Elle est merveilleuse ! soupira la princesse affolée de magnétisme comme toutes les natures tendres, et peut-être sincère dans son admiration. Elle se disputa un instant avec Raltz-Mailly qui jurait que la veille il avait vu autrement fort : une femme de dix-sept ans pendue au plafond par l’extrémité du pouce.

— Et on la faisait tourner sur elle-même, ajouta madame Cachard triomphante.

Chacun mit du sien. L’un connaissait un sujet qui pleurait d’un œil, riait de l’autre ; celui-ci avait examiné la jambe d’une cataleptique, laquelle jambe était tordue comme un tire-bouchon. Celui-là prétendait que le pire c’est qu’on magnétisait encore mieux les hommes… témoin lui-même : Madame Cachard le jetait par terre en le regardant cinq minutes… elle allait jusqu’à la suggestion mentale et… À ce mot de suggestion ce fut un tumulte effroyable… À entendre ces messieurs, par la suggestion mentale on faisait d’une créature honnête le plus horrible des monstres ; les dames se récrièrent et ne voulaient pas croire… cependant de Cossac raconta qu’il avait fait venir à lui (pour la refuser, s’entend) une fillette de quatorze ans, ignorant jusqu’au nom de l’amour.

Desgriel agacé raconta gravement une bouffonne histoire.

— Un jour, j’ai fait aussi mon petit magnétiseur, comme nous le faisons tous, n’est-ce pas… j’ai appelé une femme endormie, elle est venue, par suggestion, elle s’est déshabillée…

Des « oh ! oh ! » interrompirent Desgriel qui, la mine délicieusement surprise, continua en disant :

— Pourquoi ces « oh ! oh ! » vous attendez que je dise tout ! et vous savez déjà où j’en veux arriver !… Donc… elle se déshabilla, elle se coucha, elle… c’était une blonde et elle avait des caresses compliquées comme les enlacements des lianes… Bref, jamais sommeil magnétique ne me parut plus absolu… alors, je lui demandai, oubliant la suggestion, si elle dormait souvent ainsi.

« Poète, me fut-il répondu dans un éclat de rire, sept fois par semaine, et je veux bien recommencer… quand tu voudras… »

La suggestion, c’est qu’elle n’avait trouvé que ce moyen pour faire le premier pas.

Des rires étouffés circulèrent. Mais quand de Cossac, impatienté, eut fait chut ! pour indiquer qu’on pouvait troubler la séance, chacun, grave, anxieux, le front plissé, se pencha du côté de Jane Sivrac ; la petite se tordait sous le coup de fouet plein de gaieté que lui avait administré Desgriel, et elle se servait à ravir de sa rieuse pâmoison.

Un moment, dans le silence presque religieux du salon, tous ces artistes, tous ces demi-mondains eurent, gravée sur leur physionomie d’êtres intelligents, la stupide et ahurissante expression d’une curiosité simplement bestiale.

Le sujet ne disait rien, ne faisait rien : il dormait, et cent personnes réunies dans la jolie intention de s’amuser entre artistes la regardaient dormir d’un sommeil qui n’était même pas naturel !…

Maxime, à l’anglaise, se dirigea vers la porte. Il sentait qu’il allait chercher querelle à quelqu’un. Pas une femme, à présent, ne pourrait lui parler de Berthe… morte, bien morte était pour tous la petite torturée… peut-être, un jour, lassé de se souvenir, et son exubérance aidant, ce banquier Soirès épouserait l’américaine de Biarritz… on s’intéressait énormément aux traductions de mademoiselle Olga Freind !

Il n’eut pas le courage de demeurer, comme Desgriel qui se jouait d’eux, avec ces gens s’auréolant d’un or criard. Il avait mal aux nerfs de ce jaune, de ces rires, de ces décadences équivoques, sans élégance et sans coup de folie. Il sentait qu’au bout d’une heure il perdrait, dans ce milieu banalement pourri, et le respect des femmes, et la bonne grâce de son attitude.

Madame Cachard courut après lui.

— Oh ! le traître !… rugit-elle pour chercher un effet à la mode, contenu seulement dans l’éclat de voix… moi qui voulais lui parler d’elle !…

Maxime, d’une pâleur marmoréenne, s’arrêta.

— Vous, Madame… vous désirez me parler d’elle ?

— Oui… mon beau prince charmant… répliqua la femme peintre multipliant les sourires… je l’ai un peu fréquentée, cette enfant… de beaux cheveux… elle se teignait, mais ils étaient d’une épaisseur incontestable, je voulais faire son portrait… J’ai même une ébauche et si… par hasard… vous aviez la moindre envie de garder ce souvenir… sa chute à la Seine me permettrait de vous glisser ce portrait-là entre les mains… le mari n’aurait rien à réclamer… Ah ! la mignonne enfant !… Et quelle coquette !…

Maxime se faisait mettre son pardessus par un domestique, il se taisait. Puis se gantant, d’une allure indifférente, quoique toujours polie, il dit cette phrase inouïe :

— Vous avez raison, chère Madame, votre fête est charmante, mais je suis attendu chez la duchesse de Sauvremieux, une très vieille amie… recevez, Madame, mes respectueux hommages.

Ce disant, il descendit l’escalier garni de fleurs, comme un homme qui est enchanté de respirer un peu de brise pure.

Madame Cachard s’imagina qu’il était sourd et retourna au magnétisme.

— Je signalerai un titre de nouvelle à Desgriel quand je le reverrai, songeait Maxime au fond de son coupé, cherchant des sels dans l’une des poches de satin, l’entremetteuse outre-tombe ! Cela lui fera plaisir !…

La duchesse de Sauvremieux ne recevait qu’une fois par an, cependant elle attendait Maxime au petit coucher, profitant de son âge pour se faire traiter en reine du temps jadis.

Lorsque M. de Bryon pénétra chez elle, une seule lampe éclairait la chambre à coucher, une lampe au globe rosé teintant les choses d’une amoureuse lueur ; le lit de forme duchesse à baldaquin vert céladon avait deux marches de bois des Îles. La vieille femme s’appuyait sur un vaste oreiller recouvert de malines, un bonnet très ruché de tulle illusion lui serrait ses cheveux blancs, des cheveux de neige. Elle avait une pointe de fard à la joue, un œil de poudre dans les rides… peut-être une ligne de crayon sous les yeux. Sa main, maigrelette, sèche et fine, était imprégnée d’une fugace odeur de bergamote. Les courtines de soie brochée, à bouquets Pompadour, s’entassaient sur ses pieds frileux dans un désordre tout Watteau. Cette cascade d’étoffes splendides, pourtant de nuances éteintes, exhalait une suprême indifférence de l’étalage riche : elles étaient là, ces courtines, parce qu’il faisait froid et qu’on en avait besoin.

Une levrette havane, d’une forme adorablement héraldique, assise dans une bergère, écoutait, l’air soucieux, le tic tac monotone d’une pendule de Boule placée en face d’elle.

— Comte, murmura madame de Sauvremieux offrant son index à son favori, j’ai failli attendre !…

— Pardon, ma souveraine, je mérite le pire des supplices… je vous apporte de mauvaises nouvelles. Je n’osais me presser.

Il se mit à genoux sur les marches du lit, pendant que la levrette lui adressait un signe joyeux.

— De mauvaises nouvelles… le Roy est mort ?

Et la duchesse se souleva toute bouleversée, chiffonnant son peignoir de dentelles.

— Non, Dieu merci… c’est… elle qui est morte !

Et il tira de son habit de bal une lettre un peu froissée. Yvon l’envoyait de Lengarek, huit jours après l’agonie de madame Soirès.

Un doux silence régnait dans la pièce, la duchesse assujettissant son petit lorgnon d’écaille lisait les yeux troublés par son émotion.

Maxime resta agenouillé, le front incliné, le visage tout pâli, lui aussi, par ce chagrin poétique et voluptueux.

De temps en temps, il effleurait de ses cheveux noirs, très doux, le drap dont le coin relevé portait Un écusson orné de la coquille des croisades ; du haut des baldaquins doublés de rose légèrement passé tombait Une langueur fraîche faite d’oubli, mais qui berçait la souffrance de son cœur comme le refrain d’une chanson aimée murmurée à voix basse.

Après son court séjour dans le monde tout neuf de la Ville moderne, cet instant de repos dans ce coin de vieux monde qui l’enveloppait de ses lambeaux fleurdelisés lui procurait une jouissance ineffable ayant la senteur de certaines fleurettes des Alpes, lesquelles n’ont de parfum qu’une fois desséchées.

Entre ses bras de jeune homme, il eût voulu étreindre la chambre, le lit, la femme, pour conserver ce qui s’en allait devant lui lentement, aux ombres éternelles déjà répandues le long des nuages gris de perle. Car tout cela, c’était l’exquisité de l’Amour, l’exquisité de l’Art, l’exquisité de l’Esprit…

La duchesse de Sauvremieux dissimula la lettre sous son oreiller. Elle prit la tête du comte de Bryon dans ses mains fluettes et, se penchant avec sa dernière grâce de femme aimante, elle lui baisa le front :

— Pauvre ami !… dit-elle, résumant en ces deux mots leurs égoïsmes délicats.