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À propos d’un mot latin/02

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À propos d’un mot latin
Revue des Deux Mondes5e période, tome 37 (p. 82-116).
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Á PROPOS D’UN MOT LATIN

CCOMMENT LES ROMAINS ONT CONNU L’HUMANITÉ[1]


II

On n’avait pas perdu, chez les Romains, le souvenir de la société de Scipion Emilien, mais on en a assez peu parlé. Outre qu’en général l’histoire se tient volontiers sur les hauteurs, et n’aime pas à en descendre, chez les peuples antiques la vie extérieure avait tant d’importance qu’ils ne sont guère occupés que de ce qui se passait sur la place publique. Il ne nous est donc pas facile, après tant de siècles, de pénétrer dans une maison privée. Il faut l’essayer pourtant, et, avec les quelques renseignemens qui nous restent, prendre quelque idée de ce qu’on y pouvait faire et tâcher de connaître les personnes qui s’y réunissaient.

Nous y rencontrons d’abord deux poètes qui comptent parmi les plus illustres de Rome, Térence et Lucilius. Les satires de Lucilius sont presque entièrement perdues, et, par un fâcheux hasard, dans les fragmens que nous en avons conservés, il est peu question de Scipion et de ses amis, quoiqu’il les eût beaucoup fréquentés. Avec Térence, nous sommes plus heureux. Nous savons qu’il était lié avec eux dès le début de sa carrière, et l’on peut croire qu’ils sont intervenus en sa faveur à propos de la représentation de l’Andrienne, sa première comédie. L’histoire en est piquante, et, quoiqu’elle soit très connue, comme c’est la première mention qui nous soit restée d’eux, il convient de la rappeler.


I

A Rome, aussi bien que dans la Grèce, les représentations dramatiques étaient de grandes solennités. Elles intéressaient à la fois la religion et la politique, et, comme elles ne se produisaient guère que cinq ou six fois par an, on les attendait avec une grande curiosité. Elles donnaient lieu à des compétitions ardentes et mettaient aux prises d’abord les diverses troupes de comédiens qui se disputaient l’honneur et le profit d’être choisies pour donner des représentations à Rome, puis, dans chaque troupe, les différens acteurs qui recevaient des récompenses particulières, selon le succès qu’ils avaient obtenu. Mais la lutte était vive surtout entre les faiseurs de pièces, pour qui les occasions de se faire connaître étaient rares, et qui tenaient d’autant plus à en profiter que seul alors le théâtre pouvait fournir aux écrivains le moyen de vivre. Si nous en croyons l’auteur inconnu du prologue de Casina, Plaute, qui avait été de son temps le maître de la scène comique à Rome, fut mal remplacé. Son successeur le plus renommé, Cæcilius, n’obtint que des succès intermittens. Depuis que l’âge l’avait éloigné du théâtre, la première place semblait appartenir à Luscius Lanuvinus ou Lavinius, qui paraissait très décidé à ne pas se la laisser prendre.

Au mois d’avril de l’année 588, on allait célébrer les jeux de la Grande Déesse (Ludi megalenses). Le bruit se répandit qu’on devait y jouer une pièce d’un jeune homme inconnu, qui s’était révélé poète tout d’un coup, sans qu’auparavant on en eût entendu parler. On disait qu’il était Africain d’origine, né à Carthage, que le sénateur Terentius Lucanus l’avait acheté dans un marché d’esclaves, et que, le trouvant intelligent et d’une figure agréable, il l’avait affranchi et fait instruire. En ce moment le jeune homme vivait dans l’intimité de Scipion et de ses amis, et c’est probablement à leur instigation qu’il avait composé la comédie qu’on allait représenter.

Pour comprendre comment il put la faire jouer, il n’est pas inutile de savoir de quelle manière les choses se passaient à cette époque. C’est Térence qui, dans ses prologues, nous l’apprend. Les jeux étaient donnés ordinairement soit par l’édile qui en avait la charge, soit par quelque magistrat qui voulait remercier le peuple de son élection. Tant qu’il ne s’agissait que de courses de chevaux et de chars, ou de quelques animaux rares qu’on voulait montrer au public, l’édile pouvait se décider par lui-même ; mais il était peu compétent pour juger du mérite d’une pièce de théâtre. Aussi s’adressait-il en général au directeur d’une troupe, qui avait l’habitude de ces sortes d’ouvrages. Il le laissait libre de choisir la pièce à son gré, de fixer le prix qu’il fallait la payer et lui fournissait l’argent d’avance ; mais c’était à la condition que la pièce réussirait, et, si le public n’en était pas content, le directeur devait rendre ce qu’il avait reçu. Il était donc tenu d’être très circonspect dans le choix qu’il avait à faire, surtout si la pièce était d’un débutant, ou de quelqu’un qui n’était pas un des fournisseurs ordinaires du théâtre. Quand Térence présenta son Andrienne, quoiqu’il fût appuyé sans doute par ses puissans protecteurs, le directeur prit des précautions ; il voulut avoir l’opinion du vieux Cæcilius, qui vivait dans la retraite, et ce n’est qu’après qu’elle eut été approuvée par cet homme de goût qu’il se résolut à la jouer.

Ces incidens furent connus. Bien qu’il n’y eût pas alors de journaux pour déflorer le sujet des comédies qu’on se préparait à jouer, il s’en répandait quelque chose au dehors. On pouvait faire parler les acteurs, dont la discrétion n’était pas sans doute à toute épreuve. Il y avait d’ailleurs, avant le jour où la pièce était donnée au public, une représentation d’essai, ou, comme on dirait aujourd’hui, une répétition générale, à laquelle le magistrat assistait ; les auteurs de drames ou de comédies trouvaient moyen de s’y glisser, et, comme ils étaient naturellement fort mal disposés pour celui dont on avait préféré l’ouvrage, ils ne savaient pas toujours le dissimuler et il s’ensuivait quelquefois des scènes scandaleuses. Dans tous les cas, ils connaissaient le sujet de la pièce qu’on allait représenter ; ils pouvaient la déprécier à leur aise et indisposer contre elle l’opinion publique. C’est ce qui arriva pour l’Andrienne. Elle fut attaquée d’avance avec tant d’acharnement par Lavinius, que Térence se crut obligé de la défendre dans son prologue. Malgré les criailleries du vieux poète malintentionné[2], la pièce fut écoutée favorablement par les spectateurs, et, comme nous l’avons conservée, nous pouvons nous demander s’ils eurent raison de l’applaudir.

Elle paraît d’abord, dans son ensemble, ne pas s’éloigner beaucoup de celles de Plaute. L’intrigue est à peu près la même, et conduite presque de la même façon, avec des jeux de scène un peu naïfs et des procédés de convention qui nous font sourire. Cependant, dès le début, des différences apparaissent. Nous remarquons que le père est devenu plus doux, plus humain, plus tendre ; il a toutes les peines du monde à se mettre en colère contre son fils et à trouver un prétexte pour le gronder. Le fils assurément ne fait pas de bonne grâce tout ce que veut son père, mais il le respecte, il a peur de le mécontenter et il redoute sa colère. C’est un aspect un peu nouveau de la famille, une façon de la peindre sous des traits moins rudes que Plaute. Je remarque aussi qu’au second plan, derrière les personnages ordinaires de la comédie ancienne, Térence en indique d’autres dont ses prédécesseurs ont fait peu d’usage. Les jeunes gens, dans les comédies de Plaute, n’ont d’amour que pour les courtisanes. Ils finiront sans doute, après une résistance plus ou moins longue, par épouser une jeune fille de naissance libre, mais uniquement pour plaire à leurs parens, sans aucun souci de la choisir eux-mêmes et avec une parfaite indifférence pour elle. L’un d’eux, à qui son père propose la fille d’un de ses amis, répond tranquillement ; « Celle-là ou une autre, si tu veux, aliam si vis. » Dans l’Andrienne, il est question d’une jeune fille de naissance libre, qui est aimée de l’un des personnages de la pièce. A la vérité, elle n’est montrée que de loin, et le poète ne l’a pas amenée sur la scène ; mais la passion avec laquelle l’amoureux en parle fait bien voir qu’il a pu l’approcher et qu’il la connaît. C’est tout un petit roman qu’on peut imaginer, et un jour nouveau ouvert sur l’intimité dans la vie de famille. Les spectateurs n’étaient pas accoutumés à être ainsi familièrement introduits dans l’intérieur de la maison et ils durent en être un peu étonnés[3].

Ce qui pouvait les surprendre encore plus, c’était la façon dont la pièce était écrite. La langue de Plaute, admirable en son genre, a surtout les qualités populaires, la vivacité dans les reparties, une bonne humeur entraînante, la largeur, l’abondance, le mouvement, la vie. On trouve dans celle de Térence quelque chose de plus aristocratique, une finesse, une élégance, une distinction, une bonne tenue, le ton délicat d’un homme du monde. Ces qualités ne paraissant pas naturelles chez un étranger, chez un ancien esclave, l’idée dut venir tout de suite aux ennemis du poète qu’il n’était pas l’auteur de ses pièces ; et, comme on le savait bien accueilli dans la société de Scipion, on supposa qu’il se faisait aider par ses nobles amis ou même qu’il leur prêtait son nom. La supposition parut si vraisemblable et trouva tant de créance que Térence crut devoir y faire deux fois allusion. Dans le prologue de l’Heautontimorumenos (l’homme qui se punit lui-même), il se contente, après avoir rappelé les bruits qui courent, de répondre « qu’on en pensera ce qu’on voudra, » ce qui n’est pas une réponse. Il est un peu plus long, mais pas beaucoup plus net, dans les Adelphes : « on croit, dit-il, lui faire une grave injure par ces suppositions ; au contraire, il se tient pour fort honoré de plaire à des gens qui plaisent au peuple romain tout entier. » Ce ton incertain, embarrassé, a frappé tous les critiques, si bien que beaucoup en ont conclu que les ennemis de Térence avaient raison et qu’il le confesse lui-même. Pour moi, je vois, dans ce qui leur semble un aveu, un démenti aussi formel qu’il pouvait le faire. Si l’accusation était fondée, le seul moyen qu’avait Térence de se tirer d’affaire était de ne rien dire ; que lui servait de relever un reproche qu’il ne pouvait pas réfuter ? S’il a parlé, c’est qu’il tenait à ne pas laisser un méchant bruit s’accréditer sans protester de quelque manière et qu’il entendait réclamer la propriété de ses pièces. Mais alors, pourquoi n’a-t-il pas parlé d’une manière plus claire et plus formelle ? Évidemment, il trouvait quelque inconvénient à le faire. Peut-être savait-il qu’il ne déplaisait pas à ces jeunes gens qu’on pût croire qu’ils étaient pour quelque chose dans l’œuvre de leur protégé ? On les eût blessés sans doute en contredisant cette opinion avec’ trop de force, et il leur eût paru désobligeant que l’auteur la regardât comme une injure. Il est possible aussi, ou plutôt il est très probable, que le poète lisait ses pièces à ses amis avant de les donner au public, et qu’il sollicitait leurs conseils ; n’était-il pas à craindre qu’en réclamant avec trop d’insistance contre la part de collaboration qu’on leur attribuait il ne parût insinuer que leurs conseils ne lui avaient servi de rien ?

Ainsi ces jeunes gens ne protégeât pas seulement les lettres, mais ils laissent volontiers croire qu’ils les cultivent. Ce n’est pas eux qui se permettraient d’assimiler le métier de poète à celui de parasite ou de baladin[4], puisqu’il ne leur déplaît pas qu’on soupçonne qu’ils font des vers à l’occasion, Leurs aïeux auraient difficilement compris qu’un homme de leur sang s’occupât à ces futilités, ils lui auraient rappelé le célèbre adage « qu’un citoyen doit compte à la république même de ses loisirs ; » eux ne pensaient pas déroger ou perdre leur temps quand ils écoutaient un poète de leurs amis qui leur lisait ses comédies, ils n’avaient aucun scrupule à lui donner des conseils quand il en demandait, et si quelque indiscret, qui voulait paraître bien informé, racontait dans le monde qu’ils allaient quelquefois jusqu’à collaborer à la pièce, loin de se fâcher, ils en étaient flattés et ne souhaitaient pas qu’on le démentît.

Ces dispositions d’esprit que nous saisissons dans cette jeunesse, dès la représentation de l’Andrienne, nous font comprendre les progrès que l’hellénisme y avait faits en quelques années. Poursuivons l’examen du théâtre de Térence, au moins dans ses principales œuvres, dans celles où se reflètent le mieux l’influence de son milieu et les conseils de ses amis. On verra qu’elles ont beaucoup à nous apprendre.


II

L’Andrienne avait réussi. Ce succès encouragea Térence ; il fit un pas en avant dans la voie où il était timidement entré et donna la Belle-mère (Hecyra).

La nouveauté est ici bien plus accusée. C’est véritablement un intérieur de famille qu’il nous fait entrevoir. Le décor n’a pas changé ; nous sommes toujours dans la rue ; mais il y est si souvent question de ce qui se passe dans la maison qu’on croit parfois y être. Il s’agit, selon l’usage, d’un fils qui est l’amant d’une courtisane, et d’un père qui veut le marier avec une fille honnête. Le fils est timide, respectueux, et, après quelques résistances, il se laisse faire et épouse Philumena. Seulement, ce mariage n’est pas d’abord un mariage véritable. Le mari n’a aucun rapport avec sa femme ; tous les soirs il quitte la maison et va rejoindre Bacchis, sa maîtresse. Il espère sans doute que Philumena, irritée de cette conduite, demandera le divorce et qu’il pourra de nouveau être tout entier à Bacchis, C’est le contraire qui arrive. Bacchis le reçoit souvent assez mal ; elle ne cesse de lui reprocher d’avoir cédé trop vite aux instances de son père ; il revient chez lui mécontent des scènes qu’elle lui a faites, et y retrouve Philumena toujours de même humeur, qui l’accueille sans se plaindre, quoiqu’elle sache d’où il vient, et cache à tout le monde l’outrage qu’elle reçoit. A la fin, le jeune homme se laisse toucher par cette douceur, et, au bout de quelques mois, la femme légitime a fait la conquête de son mari. C’est donc sur un incident de la vie privée que repose toute l’action de l’Hécyre, ce qui était à peu près nouveau au théâtre. Les personnages n’ont pas moins de nouveauté que l’intrigue. Il y en a que Térence semble avoir voulu peindre sous des traits absolument contraires à ceux qu’on leur donnait ordinairement. On y voit notamment une belle-fille pleine d’égards et de respect pour sa belle-mère, une belle-mère prête à se sacrifier pour sa belle-fille, et qui consent, pour lui laisser la maison libre, à s’enfermer à la campagne avec un vieil époux fort déplaisant ; enfin une courtisane honnête, qui réconcilie généreusement un ménage qu’elle avait troublé. C’était trop à la fois ; le public fut tout à fait dérouté et délaissa la représentation de l’Hécyre pour un spectacle de gladiateurs et de funambules. Les comédiens firent deux tentatives inutiles pour l’y ramener, et ce fut à la troisième seulement que la pièce put être écoutée jusqu’au bout.

Térence comprit qu’il fallait faire quelques concessions aux habitudes du public. Il se rapprocha du théâtre de Plaute ; une fois même, dans l’Eunuque, il parut y revenir tout à fait. L’Eunuque n’est pas une de ces pièces que les Italiens appellent de « demi-caractère, » sage, tempérée, comme l’Hécyre, où l’on sourit plus qu’on ne rit véritablement. Elle étincelle de gaîté ; le mouvement et le comique y abondent. Ce n’est pas qu’en se rapprochant de Plaute Térence ait renoncé à être lui-même. Dans les personnages qu’il lui emprunte son originalité se manifeste. Thaïs est la courtisane après fortune faite ; enrichie par un de ses amans, qui lui a laissé son héritage, elle veut conquérir la considération. Sans doute elle ne renonce pas tout à fait à son ancien métier : elle sait que l’opinion n’est pas assez sévère pour l’exiger ; seulement elle le fera de manière à pouvoir être reçue dans la clientèle et la confiance (in clientelam et fidem) d’une famille honorable. Sa situation est à peu près celle d’une personne du demi-monde, qui, pour être acceptée de la bonne société, se ménage des liaisons utiles parmi les gens bien posés et se met dans les bonnes œuvres. Elle a recueilli chez elle une très belle jeune fille, qu’elle sait être de naissance libre. Elle la protège, elle veille sur elle, elle en écarte soigneusement les amoureux, pour la rendre à ses parens honnête et pure, quand elle les aura découverts, et se faire honneur de cette bonne action. Malheureusement la jeune fille a été remarquée par Chéréa, un éphèbe de dix-huit ans, qui fait son service militaire à l’arsenal d’Athènes. Parmi les amoureux que nous peint le théâtre antique, Chéréa a sa physionomie propre ; il est comme une première épreuve du Chérubin de Beaumarchais. Térence l’appelle « un appréciateur élégant de la beauté des femmes[5] » et nous dit qu’il a déjà son système sur elles. La mode, à ce moment, est aux femmes pâles, sveltes, fluettes. Dès qu’une mère athénienne s’aperçoit que sa fille prend quelque embonpoint, elle l’empêche de manger, elle lui déprime les épaules, lui resserre la poitrine, et « de peur qu’elle ne tourne à l’athlète, elle la rend mince comme un jonc. » Ces précautions ne sont pas du goût de Chéréa ; il préfère à tout « des couleurs naturelles, un corps robuste, où circule la vie[6] ; » et c’est parce qu’il trouve ces qualités chez la pupille de Thaïs qu’il en est devenu tout d’un coup si éperdument épris. Voilà ce qu’a fait Térence, dans l’Eunuque, des personnages de la courtisane et de l’amoureux. Il a traité de la même manière le parasite et le soldat fanfaron. Jusque-là il s’était abstenu d’introduire dans son théâtre les rôles de ce genre, qui sont des types et non des individus, et il n’a pas caché qu’ils ne lui plaisaient guère. Aussi les a-t-il modifiés, quand il a consenti à s’en servir. Le soldat est devenu un peu moins grotesque que celui de Plaute et moins excessif dans ses vanteries. Le parasite n’est plus ce goinfre uniquement occupé de courir après un bon dîner, qui répète les bons mots qu’il a péniblement appris par cœur, qui souffre qu’on l’accable d’injures et qu’on lui jette des plats à la tête. C’est un homme d’esprit qui, pour vivre aux dépens d’un sot, le flatte en sa présence et se moque de lui quand il ne l’entend pas. Ces changemens, qui renouvelaient d’anciens types, leur donnaient plus de vie en les individualisant, et, au lieu de personnages qu’ils étaient, en faisaient des personnes, furent bien accueillis du public. Il trouva tant de plaisir à l’Eunuque qu’il voulut l’entendre une seconde fois. La pièce fut reprise comme neuve, et payée 8 000 sesterces (1 600 francs), ce qui était, à cette époque, pour une comédie, un prix considérable.

Ce succès éclatant montre que Térence aurait pu se borner à continuer Plaute, et qu’il pouvait très bien y réussir. Ce n’est donc pas par impuissance, mais de parti pris, qu’il a fait autrement. Pour s’éloigner de celui qui était le maître du théâtre et dont l’imitation semblait s’imposer à ses successeurs, il fallait qu’il eût une raison particulière. Il nous sera, je crois, facile de connaître le dessein qu’il se proposait dans ses pièces en rappelant rapidement les sujets qu’il préfère, les questions qu’il soulève et l’esprit dans lequel il les a traitées.

Chez Plaute, la famille est le cadre dans lequel l’action se déroule ; chez Térence, elle est l’action même. En général, il s’enferme dans les incidens dont se compose la vie intérieure et n’en sort guère. La matière a peu d’étendue, et c’est ce qui explique que le fond des pièces antiques nous semble manquer de variété. Chez les anciens, la maison est moins ouverte qu’aujourd’hui, l’intimité plus restreinte. Dans cet intérieur étroit, où l’étranger pénètre à peine, le père vit avec la femme et les enfans. L’action va donc se concentrer entre eux, mais non pas d’une manière égale. Les rapports des deux époux semblent très peu intéresser Térence, qui s’en occupe rarement ; ils sont âgés, le mariage remonte loin ; les affections des premières années se sont refroidies, elles sont devenues des habitudes, quelquefois des chaînes. Le vieillard est grognon, la femme revêche ; leurs entretiens tournent facilement en disputes. On remarque pourtant que, chez Térence, ces disputes sont moins aiguës que chez Plaute : il y a même, dans l’Hécyre, une vieille femme fort maltraitée par son mari, et presque par tout le monde, qui répond à toutes les injures avec une touchante douceur. Térence n’insiste guère que sur les rapports du père avec ses enfans ; encore est-il rarement question des filles. La fille ne tient pas une grande place dans la famille antique. On la voit presque partout arriver avec déplaisir. Souvent, surtout chez les Grecs, on l’expose dès sa naissance devant la maison, pour s’en débarrasser, et l’emporte qui veut. Quelquefois même l’exposition ne suffit pas, et l’on prend un moyen plus cruel, mais plus sûr, d’en être délivré pour jamais. Térence, le doux Térence, ne répugne pas à cette extrémité. Dans une de ses pièces, un père, qui retrouve, après longtemps, une de ses filles qu’un passant a recueillie, et qui est fort mécontent de ce surcroît imprévu de famille, fait des reproches à sa femme, qui l’a exposée : « Il fallait la tuer, lui dit-il, interemptam oportuit[7]. » Voilà un de ces mots qui donnent le frisson et qui font bien comprendre l’insuffisance de ce qu’on appelle orgueilleusement « la morale naturelle. » Térence, s’occupant assez peu de la femme et de la fille, est donc restreint aux rapports du père avec ses fils. C’est le sujet de plusieurs de ses pièces. Dans les Adelphes, il représente un oncle très indulgent et un père très rigoureux, chargés d’élever deux frères, et il montre les effets de ces deux éducations différentes. Comme le père et l’oncle sont tous les deux exagérés dans leurs principes, il ne donne tout à fait raison à aucun, mais on voit bien que de tout son cœur il est avec le bon Micio. Cet excellent homme a peut-être accordé trop de liberté à son élève ; il a trop complaisamment fermé les yeux sur ses fredaines, mais il a résolu ce qui est le grand problème de l’éducation, il s’est fait aimer. Le père, nous dit Térence, doit s’attacher à gagner la confiance de son fils. « Il faut qu’ils n’aient pas de secret l’un pour l’autre, qu’ils se connaissent, qu’ils s’entendent. » Chrêmes se plaint d’avoir été cruellement dupé par le sien ; il ne sait que faire pour prévenir dans la suite de semblables désordres ; Ménédème lui répond ces belles paroles : « Qu’il trouve désormais en toi un père, fac te patrem esse sentiat[8], et ce qui prouve que le conseil est bon, c’est que les enfans ainsi élevés ne perdent pas, au milieu de toutes leurs folies, leur affection pour leur père. Dans les Adelphes, Ctesipho, que le sien a très rudement traité, se contente de l’envoyer faire une promenade assez fatigante qui risque de le retenir quelques jours chez lui ; mais il s’empresse d’ajouter « qu’il espère bien que sa santé n’en souffrira pas. » Voilà un de ces fils comme on n’en rencontre guère chez Plaute.

C’est qu’aussi la famille est présentée sous un jour différent dans les pièces de Térence. Plus de ces pères débauchés qui accompagnent leurs fils dans les mauvais lieux ; plus de ces fils qui souhaitent la mort de leur père, et, en attendant, n’ont d’autre souci que de le ruiner ; des matrones moins acariâtres ; des mères plus tendres ; des courtisanes, sans doute, et en grand nombre, mais souvent pleines de bons sentimens, et, à l’horizon, quelques jeunes filles de naissance libre, qui prennent de plus en plus de place dans l’action. Évidemment Térence voulait donner à son public l’exemple d’une autre société qu’il jugeait préférable ; par les tableaux qu’il lui présentait de personnages moins grossiers, d’habitudes moins rudes, de sentimens plus délicats, il travaillait à la transformation des mœurs publiques. Il est bien probable aussi qu’en le faisant il subissait l’influence de ses protecteurs, il traduisait leurs idées et leurs opinions, il mettait sur la scène ce qu’ils souhaitaient voir s’introduire dans la vie ; et c’est ce qui ajoute au plaisir que nous éprouvons aujourd’hui à lire ses pièces. Elles nous mettent en communication plus directe avec cette jeunesse dont il semblait être le porte-parole et près de laquelle il paraissait si heureux de vivre.

Pour achever de connaître ce qui concerne les relations qu’il eut avec elle, il resterait à savoir comment il en était traité et le rang qu’il tenait dans la noble compagnie. Nous ne sommes pas les premiers que cette question préoccupe ; elle était discutée déjà dans l’antiquité. Porcins Licinus, un grammairien de l’époque de Sylla, qui avait emprunté aux Alexandrins l’habitude de faire de la critique littéraire en vers, représente notre poète comme un complaisant qui flatte ses protecteurs et se trouve fort honoré d’aller dîner chez Philus et chez Lælius. Il ajoute que « pendant qu’il écoute les éloges trompeurs qu’on fait de lui, et que son oreille, avide boit la parole divine de l’Africain, il néglige ses intérêts et finit par tomber dans une telle misère qu’il ne possédait même pas une maison où l’on vînt annoncer la nouvelle de sa mort. » Mais ce grammairien paraît être un démocrate hargneux qui serait bien aise de nous faire croire qu’un plébéien se trouve toujours mal de se fier à « l’impertinence des nobles. » Suétone nous dit au contraire que Térence n’était pas pauvre, qu’il possédait un champ de 20 jugères (5 hectares), et que sa fille épousa un chevalier romain. On comprend bien qu’il ait été sensible à l’honneur d’être reçu dans l’intimité de ces grands personnages ; mais, pour qu’on ne soupçonne pas qu’il ait eu besoin d’acheter leur bienveillance par de basses flatteries, il s’empresse d’ajouter qu’ils n’ont aucun orgueil (sine superbia), et il le prouve en les appelant sans façon « ses amis. » Ce mot ne laisse pas de surprendre lorsqu’on songe que c’est un ancien esclave qui parle, et qu’il est question d’un Scipion.


III

Il est sûr pourtant, si l’on se rend compte des préjugés antiques, que la présence d’un affranchi dans cette société ne pouvait être qu’une exception ; elle devait se recruter dans un monde différent. Sans doute Scipion, qui avait un esprit large, ne choisissait pas uniquement ses amis d’après leur fortune. Nous savons qu’il en avait un qui était pauvre et qui possédait tout au plus une maison à Rome et un petit champ. Il ne les prenait pas tous non plus dans la haute aristocratie dont il était lui-même sorti ; beaucoup appartenaient à cette noblesse moyenne qui a donné à Rome de si bons serviteurs. C’étaient des jeunes gens à peu près de son âge, qui en général se préparaient à remplir des fonctions publiques, questeurs déjà, ou qui aspiraient à la questure. Il y avait parmi eux plusieurs jurisconsultes, la jurisprudence étant à Rome, dans un état militaire, une des rares professions lettrées. Ils étaient tous bien élevés, distingués de manières, instruits des lettres grecques. Ils lisaient beaucoup et même ne dédaignaient pas d’écrire. L’un d’eux, Fannius, laissa un ouvrage historique ; un autre, Mummius, le frère de celui qui prit Corinthe, adressait de la Grèce à ses amis, plus d’un siècle avant Horace, des lettres en vers, qu’on trouvait spirituelles ; Furius Phikis, qui fréquentait assidûment les savans grecs, devient plus tard un des bons orateurs de cette époque ; Rutilius Rufus a laissé la réputation d’un grand homme de bien. Poursuivi par la haine des fermiers de l’impôt pour avoir défendu contre eux des populations qu’ils pillaient sans pitié, il accepta courageusement un exil injuste et refusa de rentrer à Rome quand on lui permit d’y revenir. Après Scipion, la première place était occupée par G. Lælius, qu’on avait surnommé « le Sage. » Par une rencontre rare, il fut l’ami de cœur du second Africain, comme son père l’avait été du premier. A Rome, ils ne se quittaient pas ; ils allaient se reposer ensemble à la campagne dans les mêmes villas. Ils avaient les mêmes opinions, les mêmes goûts, les mêmes amitiés. La seule différence qu’on remarquât dans leur caractère, c’est que Lælius était plus gai et Scipion plus triste ; mais cette diversité, qui aurait pu créer entre eux quelques dissentimens, contribuait encore à les rapprocher. La belle humeur de Lælius était communicative, il finissait par égayer son ami, et alors, comme il arrive parfois que les mélancoliques vont à l’extrême quand on parvient à les dérider, ils se laissaient aller tous les deux à de véritables enfantillages. On les surprit un jour, avant le dîner, se poursuivant autour de la table, à coups de serviettes.

Entre ces amis de naissance et de situation diverses l’égalité régnait : Scipion ne souffrait pas qu’on le distinguât des autres. Le mot par lequel on désigne les rapports qu’ils avaient entre eux (comitas) signifie la politesse, le savoir-vivre, l’agrément du commerce. Ce n’était pas une de ces liaisons banales, que créent pour quelque temps des intérêts communs et des services réciproques. Ils se réunissaient uniquement pour le plaisir de se trouver ensemble, et n’avaient d’autre raison de se revoir que de reprendre un entretien interrompu. Il semble bien que ce soit quelque chose de nouveau qui commence à Rome. Les vieux Romains se partageaient entre la vie publique et la vie de famille ; elles prenaient tout leur temps et il ne leur en restait guère pour ce que nous appelons la vie du monde, c’est-à-dire pour ces réunions intermédiaires, plus ouvertes que la famille, moins nombreuses que les assemblées politiques, et qui tiennent le milieu entre les deux. Évidemment la société qui se rassemblait autour de Scipion avait un peu ce caractère ; et, quoiqu’on doive se défendre d’assimilations qui ne sont jamais qu’à moitié vraies, nous ne pouvons nous empêcher, en l’étudiant, de songer un peu à nous-mêmes et à notre histoire, et de trouver que, par certains côtés, elle nous rappelle nos salons du XVIIe et du XVIIIe siècle.

Elle en diffère pourtant en ce que les femmes n’y tenaient aucune place, tandis que dans nos salons elles dominaient, et cette différence est capitale. La présence des femmes donne aux réunions mondaines un caractère particulier. Sans parler du charme qu’elle y apporte, elle a un avantage précieux : elle les maintient dans un milieu convenable entre une liberté excessive et un sérieux exagéré. Les amis de Scipion étant choisis dans un monde distingué, le premier de ces défauts n’était guère à craindre : leurs habitudes de vie élégante devaient les mettre à l’abri de toute grossièreté dans leurs propos et leurs manières. Mais on pouvait redouter l’autre. Ces jeunes gens venaient de traverser des écoles de grammairiens et de philosophes, ils vivaient dans l’intimité de savans grecs, ils pouvaient avoir gardé de ce commerce quelques habitudes de pédantisme ; le bon sens romain les en préserva. Nous voyons qu’au lieu d’étaler leurs connaissances, ils mettent une certaine coquetterie à les dissimuler. Ils ne veulent pas qu’on les prenne pour des savans de métier ; ils sont simplement, prétendent-ils, de bons bourgeois sans prétention (unus e togatis), qui répètent ce que l’usage de la vie ou les exemples de leurs pères leur ont appris. Ils reprochaient aux Grecs d’avoir la vanité de leur science, d’être passionnés de disputes, d’entamer hors de propos, devant des gens incapables de les comprendre, des controverses subtiles, de soulever de préférence des problèmes insolubles et inutiles. Eux, au contraire, s’attachaient surtout à la morale de tous les jours ; ils choisissaient des questions que peut résoudre l’expérience de la vie commune, et les traitaient sans effort de dialectique, sans appareil de raisonnement, « à la bonne franquette, pingui Minerva. » En un mot, tandis que les Grecs leur semblaient des professeurs qui ont peine à quitter le ton de l’école, eux se piquaient de n’être que des gens du monde, qui causent familièrement avec des amis ; et je crois bien que c’était leur façon ordinaire de converser entre eux, quand ils avaient la joie de pouvoir se réunir.

Nous ne sommes guère informés des lieux où ils se réunissaient d’ordinaire. Tout au plus peut-on essayer de les imaginer d’après les dialogues de Cicéron. On sait que les Romains ont conservé longtemps l’habitude de ne venir à la ville que pour leurs affaires. Quand ils n’avaient pas à voter au Champ de Mars, à siéger au Sénat, à parler au Forum, à défendre un client devant les tribunaux, ils restaient aux champs. C’est donc dans leurs villas des environs de Rome que devaient se rencontrer d’ordinaire les amis de Scipion. Ils s’y réunissaient sans doute dans des repas communs : « C’est là, disait Caton, en faisant allusion à l’étymologie du mot convivium, c’est là qu’on vit véritablement ensemble. » Le plus souvent, suivant la saison, ils se promenaient sous les portiques, ou dans les bosquets à l’ombre des grands arbres ; ils s’asseyaient auprès de la statue d’un sage, au milieu de quelque pelouse ; ou bien encore ils longeaient une rivière, — non pas un de ces petits ruisseaux de fantaisie dont les riches ornaient leurs jardins, où l’on se plaisait à ménager des îles en miniature et des apparences de cascades qu’on appelait pompeusement des cataractes, — mais une rivière véritable, coulant librement dans la campagne, en pleine nature[9]. Ainsi faisait Socrate, que Platon nous dépeint, dans le Phèdre, suivant le cours de l’Ilissus, les pieds nus, dans l’eau, jusqu’au moment où il s’assied sans façon sur la berge, à l’ombre d’un platane, avec ses disciples. Mais les grands seigneurs de Rome sont plus délicats et tiennent à leurs aises : ils se font apporter des coussins[10], et quand ils sont convenablement installés, l’entretien commence.


IV

De ces entretiens, personne assurément ne tenait registre ; cependant, ils ne sont pas tout à fait perdus. Cicéron prétend tenir de Rutilius Rufus, quand il l’alla voir à Smyrne, avec son frère et Atticus, celui dont il a tiré son bel ouvrage de la République. Ailleurs, il affirme que son maître Scævola, qui lui enseigna la jurisprudence, lui a rapporté la conversation de Lselius avec ses amis, qui est devenue le traité de l’Amitié. Il ajoute, il est vrai, que, s’il est parti de ce qu’on lui a raconté, il a traité le sujet à sa façon (meo arbitratu), et je suis bien convaincu qu’il a plus consulté son imagination qu’il n’a reproduit le récit qu’on lui avait fait ; c’est son habitude. Rien pourtant ne nous force à croire qu’il ait tout inventé. Comment Scipion et ses amis auraient-ils oublié les enseignemens de Polybe au sujet de la constitution romaine ? Les occasions de se les rappeler ne manquaient pas au milieu des troubles qui la mettaient en péril. Ils ont dû en parler plus d’une fois ensemble pour atténuer les tristesses que leur causaient les malheurs publics, et qu’y aurait-il d’étonnant que Rutilius se fût souvenu, dans son exil, d’une de ces conversations qui l’avait plus frappé que les autres ? Sur ces souvenirs, que le temps avait affaiblis, mais non effacés, Cicéron a brodé sans scrupule ; mais il est bien possible que sa fantaisie ait travaillé sur un fond véritable. On peut croire aussi que les leçons de Panætius n’ont pas disparu de la mémoire de ses disciples, et qu’ils sont revenus plus d’une fois sur les sujets qu’il aimait à traiter. On a vu que ces sujets étaient d’ordinaire empruntés à la morale pratique ; ils sont de tous les temps, on ne peut pas leur échapper et tous les incidens de la vie les imposent à nos réflexions. De plus, à ce moment, ils étaient d’actualité, comme on dit aujourd’hui. La curiosité des Grecs s’était attachée à les étudier ; ils en avaient donné des solutions nouvelles, et cette nouveauté les avait mis à la mode. Partout où pénétraient les lettres grecques, c’est-à-dire dans tout le monde civilisé, on dévorait les ouvrages des Socratiques où sont agités les problèmes de la vie. Et qu’on ne dise pas que les questions de ce genre, bonnes pour les écoles et les entretiens savans, ne conviennent pas aux conversations mondaines. On discutait chez Scipion sur le souverain bien, sur les conflits de l’intérêt et du devoir, comme on parlait de la grâce efficace ou suffisante à l’hôtel de Rambouillet, ou chez Mme Geoffrin des théories de Montesquieu sur le régime constitutionnel. Je ne vois donc pas de motif pour refuser de croire Cicéron quand il nous dit qu’il a repris dans deux de ses dialogues les sujets que Scipion et ses amis traitaient dans leurs entretiens ; et si ce témoignage est vrai, si nous connaissons d’une manière plus exacte ce qui se faisait, ce qui se disait dans cette société, il nous devient plus facile de nous rendre compte de l’action qu’elle a exercée autour d’elle.

Il ne faudrait pas croire que les réunions comme celle de Scipion, parce qu’elles sont composées de peu de personnes, qu’elles affectent de s’isoler et de vivre à part, passent inaperçues. Il semble au contraire que cette attitude qu’elles prennent attire les yeux sur elles ; plus elles paraissent se dissimuler, plus on veut les connaître. Chez nous, dans le monde intelligent de Paris, personne, au XVIIe siècle, n’ignorait l’hôtel de Rambouillet ou les autres sociétés littéraires ; et même, quoique les relations fussent alors plus difficiles et plus rares entre Paris et la province, la renommée s’en était répandue jusqu’aux extrémités de la France. On a souvent cité le passage de Chapelle, où il raconte qu’il ne fut pas peu surpris, dans son voyage, de rencontrer à Montpellier des précieuses qui affectaient d’imiter les mignardises et le parler gras de celles de Paris, qui dissertaient sur l’Alaric et le Moïse, sur la Clélie et le Cyrus, et qui lui demandaient des nouvelles « de ces messieurs de l’Académie. » Quant aux salons du XVIIIe siècle, c’est bien au-delà de la France qu’ils étaient connus. On en parlait dans l’Europe entière, et ils étaient partout le modèle sur lequel l’esprit public essayait de se former.

Soyons assurés que la société de Scipion n’a pas échappé non plus à la curiosité publique. Dès l’époque où furent représentées les premières pièces de Térence, c’est-à-dire quand elle venait à peine de naître, elle était déjà en grand honneur. Elle occupait sans doute les conversations des oisifs quand ils se rassemblaient au Forum, près de la tribune, ou dans les basiliques voisines. Puisqu’on en parlait beaucoup, il était naturel qu’on cherchât à l’imiter ; c’était sans doute une manière de se mettre à la mode. Des réunions durent se former, dans lesquelles des personnes lettrées, ou qui voulaient s’en donner la réputation, causaient volontiers entre elles de sujets de morale et de philosophie. L’habitude s’en était conservée à l’époque suivante, dans les beaux jours du siècle d’Auguste. Horace qui venait de s’établir dans la villa que Mécène lui avait donnée, et jouissait du plaisir d’être chez lui, nous raconte qu’il reçoit à sa table quelques campagnards des environs. Il nous dit qu’on y vient sans cérémonie, que personne ne se croit obligé d’obéir aux lois rigoureuses de l’étiquette qui régissaient alors les repas, et dont Varron avait rédigé le code, que chacun y fait ce qu’il veut et y dit ce qui lui plaît. On n’y répète pas, comme à l’ordinaire, les cancans du voisinage ou ces nouvelles des théâtres, qui sont l’aliment des conversations romaines et se répandent jusque dans la banlieue ; « on y parle de ce qu’il importe avant tout de connaître, de ce qu’il serait dangereux d’ignorer ; on cherche si c’est la richesse qui fait le bonheur, ou la vertu ; sur quel fondement expose la véritable amitié ; quel est le principe et la règle du souverain bien[11], » et il affirme que ces entretiens, qui nous semblent un peu graves pour un dîner sans façon, le rendent heureux comme un Dieu : O noctes cænæque Deum ! Ces questions sont celles mêmes qu’agitaient les disciples de Panætius, à la table de Scipion. Si elles faisaient encore à l’époque d’Horace des conversations de dessert qui le ravissaient, qu’on juge de l’intérêt qu’elles devaient avoir, dans leur nouveauté, pour des gens plus capables de les comprendre que les bons propriétaires des maisons de campagne de Tibur.

C’est au temps de Scipion que s’achève l’initiation de Rome aux lettres et à la vie grecques. Comme on voit qu’elle est complète au moment où Cicéron commence d’écrire et dès ses premiers ouvrages, il faut qu’elle remonte un peu plus haut que lui, c’est-à-dire à la génération qui l’a précédé de quelques années. Dès la fin du VIe siècle, Rome a pris de la civilisation hellénique tout ce que comporte son génie, et dès lors une grande époque littéraire se prépare pour elle.


V

L’œuvre, comme on le voit, s’était faite lentement ; dans les assimilations de ce genre, c’est une première condition de succès. Mais il y en avait d’autres, qui n’étaient pas moins nécessaires et qui rendirent l’union intime et durable. Ici encore nous allons retrouver l’action de Scipion et de ses amis.

Pour mieux apprécier la manière dont ils se sont conduits en cette occasion et rendre hommage à leur sagesse et à leur patriotisme, il convient de remonter un peu plus haut. Rappelons-nous que, dès les premières relations que les Grecs et les Romains ont eues ensemble, les affinités de leur religion et de leur langage n’ont pas pu leur échapper, et qu’ils ont dû confusément reconnaître qu’ils étaient du même sang. Mais pour être très proches parens, on n’en est pas toujours plus amis. En même temps qu’ils voyaient les ressemblances qui se trouvent entre eux, ils étaient frappés des diversités. Elles s’accusèrent davantage quand la défaite de Persée et d’Antiochus eut mis le monde grec dans les mains de Rome. Cette situation rendit les rapports des deux peuples plus compliqués et plus délicats, et il devint visible qu’il y avait à la fois entre eux beaucoup d’attrait et quelques antipathies.

Les sentimens des Grecs à l’égard des Romains se devinent facilement, quand on les connaît. Leur défaite ne leur avait pas fait perdre la bonne opinion qu’ils avaient d’eux-mêmes ; ils méprisaient les Romains qu’ils trouvaient lourds, épais, grossiers, et qui leur semblaient d’une race inférieure, mais il ne fallait pas le leur laisser voir. C’étaient les maîtres ; on les flattait pour obtenir leurs bonnes grâces, on les comblait de louanges mensongères, on leur prodiguait les témoignages de la plus basse servilité. Les Grecs éprouvaient donc pour les Romains un mépris sincère et affectaient une admiration de complaisance. Chez les Romains, c’était le contraire ; ils ne pouvaient se défendre d’admirer les Grecs en toute sincérité : et non seulement les lettrés, les gens de goût, étaient passionnés pour les œuvres de leurs poètes, de leurs savans, de leurs artistes, mais dans toutes les classes de la société on se sentait attiré vers eux par la souplesse de leur esprit, l’agrément de leurs manières, l’art qu’ils avaient de se plier à toutes les circonstances, de trouver des ressources dans toutes les occasions, d’être propres à tous les métiers. Quand ils s’étaient glissés dans une maison, ils y devenaient bientôt indispensables, et l’on ne pouvait plus se passer d’eux. Cependant c’était un devoir pour le maître de garder sa dignité de Romain et son attitude de victorieux. Il avait donc soin de cacher en leur présence ce qu’au fond il ressentait pour eux. Souvent même il les raillait, il leur disait de dures vérités, il avait l’air de les mépriser. Eux ne s’en préoccupaient guère : ils savaient bien que ce mépris n’était qu’une apparence, et qu’il recouvrait une admiration réelle.

Il suit de là qu’en réalité l’hellénisme ne devait pas rencontrer à Rome de résistance bien sérieuse. Caton lui-même, qui fut son ennemi le plus acharné, se contenta de protestations bruyantes et ne prit pas contre lui de mesures efficaces ; comme il lui est arrivé souvent dans sa carrière politique, il fit plus de bruit que de besogne. Il n’en est pas moins vrai que ceux qui travaillaient à le faire triompher avaient quelques précautions à prendre et qu’il leur fallait ménager l’amour-propre national. Les philhellènes des premiers temps, dans leur enthousiasme de néophytes, étaient allés trop vite et trop loin. On avait vu le premier Scipion, pendant qu’il préparait son expédition d’Afrique, mener la vie grecque (græcari) en Sicile, fréquenter les gymnases, les palestres, paraître en public le menton rasé, vêtu d’un pallium, avec des sandales aux pieds. Les vieux Romains en étaient indignés, et Caton ne le lui a pas pardonné, même après sa victoire.

On n’avait rien à craindre de semblable chez Scipion Émilien. Outre qu’il était modéré de nature, ennemi des exagérations, comme il connaissait mieux les Grecs, il se laissait moins séduire au dehors de la civilisation hellénique ; il n’en voulait prendre que ce qu’elle avait de meilleur. Ces susceptibilités, que beaucoup de Romains témoignaient contre elle, tenaient après tout à des motifs honorables : il trouvait juste qu’on les respectât. Lui-même, par beaucoup de côtés, était un homme des anciens temps et il s’en faisait gloire. Sa censure fut presque aussi sévère que celle de Caton, et il y prononça un discours dont on se souvenait pour exhorter les citoyens au respect des mœurs antiques. Il avait peu de goût pour les jeunes gens qui affectaient de s’en écarter et d’introduire des modes nouvelles. Il reprochait à Sulpicius Gallus de se parfumer, de s’épiler soigneusement la barbe et les sourcils, de faire sa toilette en face d’un miroir, de porter des tuniques qui, au lieu de laisser les bras nus, retombaient sur les mains et les recouvraient entièrement. Nous avons conservé le fragment d’un de ses discours où il s’indigne qu’on ait ouvert à Rome une école de danse. Il raconte qu’on le lui avait dit, mais qu’il ne voulait pas le croire. Il s’y est laissé conduire, et il y a vu plus de cinquante garçons ou filles de bonne naissance, entre autres le fils d’un candidat aux honneurs publics, un jeune homme de plus de douze ans, qui avait au cou la boule d’or que portaient les jeunes patriciens, « et dansait avec des castagnettes une danse tellement obscène qu’un esclave impudique n’oserait pas se la permettre. »

Ces sentimens de vieux Romain que Scipion exprime ici avec tant de force, il les avait inspirés sans doute à ceux qui l’entouraient, et je remarque qu’on en retrouve quelque trace chez les deux grands poètes qui furent ses amis. Même Térence, que nous avons l’habitude de ranger parmi les partisans les plus déclarés de l’hellénisme, et qui, comme nous venons de le voir, a beaucoup travaillé à répandre la vie grecque à Rome, n’entendait pas qu’on y mît trop d’excès. Ce qui le prouve, c’est que les premiers ennemis contre lesquels il eut à se défendre lui reprochaient de gâter les pièces de Ménandre et de prendre trop de liberté en les reproduisant. Ils ne voulaient pas qu’on y changeât rien, quand on les imitait. Lui, au contraire, les accuse d’être des délicats, des raffinés, qui poussent trop loin les scrupules littéraires, et qui finissent « par ne plus rien entendre aux choses à force de faire les entendus. » Quand il lui faut choisir des défenseurs, il les prend sans hésiter dans la vieille tradition romaine, il se met sous le patronage de Naevius, de Plaute, d’Ennius, et déclare « qu’il aime mieux ce qu’on appelle leur négligence que la basse régularité de ceux qui l’attaquent[12]. » Lucilius est plus explicite encore, et plus vif. Assurément il s’est mis lui aussi à l’école de la Grèce, mais il n’est pas un écolier timide, et, tout en l’admirant, il prétend la juger. Son respect pour Homère ne l’empêche pas de plaisanter à l’occasion sur Hélène et Pénélope ; quoiqu’il consacre tout un livre dans son œuvre à des questions de grammaire qu’il discute avec gravité, il se moque des avocats qui abusent des divisions et des subdivisions et dont c’est l’unique souci de distribuer artistement les mots dans la phrase ; il raille ces petits-maîtres qui affectent de ne parler qu’en grec ; et malgré son goût sincère pour les philosophes, il n’hésite pas à reconnaître qu’un bon manteau, quand il fait froid, rend plus de services qu’un maître de philosophie. Remarquons que Térence a vécu dans la société de Scipion quand elle était encore toute jeune, et que Lucilius ne l’a fréquentée que dans les dernières années. On en peut conclure que cette société a persisté pendant toute son existence dans les mêmes sentimens ; que, jusqu’à la fin, son culte pour l’art grec s’est préservé de toute superstition ; qu’elle n’a imité les mœurs étrangères qu’à la condition de ne pas compromettre les traditions nationales ; qu’en un mot, en devenant grecque par quelques côtés, elle est toujours au fond restée romaine. Cette modération en toutes choses était l’esprit même de Scipion. Ses amis le savaient bien, et s’ils l’ont fidèlement suivi, c’est qu’ils étaient sûrs qu’il ne les mènerait pas trop loin.


VI

Parmi les motifs que les vieux Romains pouvaient avoir de se défier des idées nouvelles qui leur venaient de la Grèce, il y en avait un qui devait leur paraître plus grave que les autres. On a vu que le dernier mot de l’humanitas est l’amour de l’homme en général, sans distinction de race et de peuple, uniquement parce qu’il est homme. Ce sentiment semble d’abord en contradiction avec l’affection jalouse que chaque pays réclame de ses enfans et qui ne souffre pas de partage. Comment les accorder ensemble ? Faut-il les sacrifier l’un à l’autre, ou peut-on les conserver tous les deux ? Le conflit entre le cosmopolitisme et la patrie, qui a pris de nos jours une intensité particulière et menace de troubler les sociétés modernes, remonte haut : il a son origine dans certaines doctrines des écoles philosophiques de la Grèce. Cependant, les Grecs ne paraissent pas s’en être inquiétés. C’est qu’en réalité l’idée de la patrie ne tes préoccupait guère. Cette idée était surtout pour eux un produit de leur vanité ; la Grèce étant sans contestation le pays privilégié de l’intelligence, tout ce qui n’est pas grec, ils l’appellent barbare, et le mépris qu’ils ont pour les barbares leur fait sentir l’orgueil d’être Grecs. Mais il ne semble pas qu’ils se rendent bien compte de ce que la patrie est en droit d’exiger de nous pour la défense de son honneur ou de sa liberté. A l’exception du grand élan des guerres médiques, ils ne sont jamais arrivés à s’unir contre l’étranger ; et même alors ils n’étaient pas tous parmi les combattans de Marathon ou de Salamine. Leur affection se concentrait volontiers autour du petit endroit d’où ils étaient originaires. On a remarqué que les constitutions qu’imaginaient leurs philosophes sont faites pour des pays de peu d’étendue : elles concernent des villes médiocrement peuplées, où l’individu pourra garder toute son importance. C’est la cité qui en est le cadre ordinaire, et tout au plus, quand le danger devint pressant, quelques cités parvinrent à se grouper ensemble pour former une ligue. La patrie n’apparaît donc pas dans les combinaisons des politiques ; elle ne semble pas non plus avoir de place dans les rêves des sages. Lorsqu’ils voulurent échapper à la conception étroite de la cité, ils dépassèrent la patrie, et la philosophie leur suggéra l’idée de l’humanité. On demandait à Socrate de quel pays il était, il répondit : « Je ne suis ni Athénien, ni Grec ; je suis citoyen du monde. »

Voilà une réponse qu’un Romain n’aurait pas faite. Je ne parle pas de Scipion qui ne se serait jamais imaginé que sous aucun prétexte et pour aucune raison on pût répudier sa patrie. On lui avait donné l’ordre de détruire Carthage. Peut-être le trouvait-il un peu rigoureux : il avait le sentiment de l’humanité. Quand l’incendie fut sur le point d’achever son œuvre, il songea aux vicissitudes des fortunes humaines, à ce qui pouvait un jour arriver à son pays ; Polybe, qui était près de lui, nous dit qu’il cita tristement un vers d’Homère et versa quelques larmes ; mais l’ordre fut exécuté et Carthage s’abîma dans les flammes. Avec Cicéron la question se pose d’une manière précise ; il s’appelle, comme Socrate, citoyen du monde, mais avant tout il entend rester citoyen de Rome. Il sait ce qu’il doit à sa patrie, que nous lui appartenons tout entiers, « et qu’il ne nous est permis d’employer à notre usage que la partie de nous-mêmes dont elle n’a pas besoin[13]. » Ailleurs il expose encore plus exactement sa pensée. Il se place en présence de devoirs différens et montre qu’il y en a un qui est plus impérieux que les autres et auquel il faut les subordonner. Dans un beau passage du traité des Lois, il se représente visitant, avec son frère, la petite ville d’Arpinum, d’où ils sont originaires. Il l’a toujours beaucoup aimée ; il y retrouvait avec attendrissement les traditions de sa race, qui était ancienne dans le pays, ses autels domestiques, les souvenirs de ses aïeux. Son père, que sa mauvaise santé retenait loin des affaires publiques, avait agrandi la maison de famille, mais sans détruire l’ancienne, où ses pères avaient vécu. On la reconnaissait encore, et, par sa simplicité, elle rappelait celle de Curius chez les Sabins. Cicéron, qui y était né, n’y retournait pas sans émotion, et il lui échappe de dire, en la revoyant : « C’est là qu’est véritablement ma patrie ! » Mais il se reprend aussitôt ; il songe qu’il en a une autre, qui se compose de la réunion des cités particulières, et s’élevant au-dessus du patriotisme municipal, ce qu’un Grec n’a jamais pu faire entièrement, il proclame que c’est celle-là qui est la patrie véritable, qu’elle doit avoir la première place, « qu’il faut nous livrer à elle tout entiers, lui consacrer tout ce que nous possédons, être prêts à mourir pour la défendre[14]. » Voilà le devoir, et, comme il n’y met aucune restriction, nous devons en conclure que si c’est son opinion que la petite patrie, malgré la tendresse qu’il a pour elle, doit céder à la grande, à plus forte raison l’affection que nous éprouvons pour l’humanité doit être sacrifiée à celle que nous inspire notre pays. Les conceptions de sa philosophie généreuse ne lui font pas oublier la réalité des faits. Il n’ignore pas que ces sentimens peuvent entrer en conflit ensemble, qu’il y a des occasions où ces étrangers, que nous voudrions regarder comme des frères, deviennent des ennemis, et que nous sommes forcés de prendre les armes pour les combattre ; il pense que nous ne devons pas hésiter à le faire. Mais alors, à quoi sert-il de s’être proclamé « citoyen du monde, » et quel profit le monde pourrait-il tirer de ces belles théories ? Cicéron entend bien que, même en cette extrémité, l’humanité ne perde pas ses droits. Il veut d’abord qu’on résiste à la guerre tant qu’il sera possible. « Puisqu’il y a deux manières de régler les différends, la discussion pacifique (nous dirions aujourd’hui l’arbitrage) ou la violence, que l’une convient à l’homme et que l’autre est le propre des bêtes féroces, il faut n’avoir recours à la force qu’après que les autres moyens ont été épuisés ; et dans tous les cas, on ne doit jamais faire la guerre que pour obtenir une paix équitable qui nous permette de vivre honorablement en repos. » Si nous sommes victorieux, il nous interdit d’abuser de la victoire. Nous devons être démens envers ceux qui n’ont pas été cruels pendant la lutte et il faut leur conserver la vie. En un mot, on doit être bien convaincu qu’il y a des limites au droit de se venger et de punir : est ulciscendi et puniendi modus[15].

Si l’on songe que ces belles paroles ont été prononcées il y a plus de deux mille ans et avant le christianisme, ou trouvera peut-être que notre civilisation a fait depuis cette époque un peu moins de progrès qu’il ne nous plaît de le croire ou de le dire.

Tous ces beaux préceptes se trouvent surtout dans le dernier ouvrage de Cicéron, le dire.


VII

Il est vrai que ce sont des paroles, et qu’il reste à savoir ce qu’elles sont devenues dans la pratique.

Il faut bien avouer que les Romains n’ont pas fait la conquête du monde sans commettre des injustices, des violences, des cruautés ; l’humanité était un idéal pour eux plus qu’une règle, dont ils ne se sont jamais écartés. Mais tout de même, il est beau pour un peuple d’avoir un idéal et de le placer très haut, au risque de ne pas toujours l’atteindre. L’histoire montre d’ailleurs qu’ils l’ont souvent réalisé dans les limites où il pouvait l’être, et que c’est une des principales raisons qui expliquent qu’ils aient pu conquérir un si vaste empire et qu’ils l’aient gardé si longtemps.

On peut se demander d’abord pourquoi cette bonne fortune leur est échue plutôt qu’à un autre peuple. Il semblait qu’elle dût revenir aux Grecs, qui les dépassaient par tant de grandes qualités et de qui précisément ils tenaient ce qu’ils avaient appelé l’humanité. Les Grecs paraissaient bien mieux faits que les Romains pour réunir les peuples autour d’eux. De tout temps ils ont exercé un attrait singulier sur tous ceux qui les ont connus ; on ne pouvait avoir de relation même passagère avec eux sans devenir leurs admirateurs et leurs élèves. La chevauchée d’Alexandre à travers l’Orient restera toujours une merveille inexplicable. Il lui a suffi de traverser avec une petite armée des nations dont on savait à peine l’existence pour y laisser une empreinte qui ne s’est plus effacée. La plupart d’entre elles, à ce contact passager, sont devenues grecques, et beaucoup n’ont pas cessé de l’être. Il est vrai que l’Occident s’est montré plus rebelle. La Grèce l’a pourtant entamé de plusieurs côtés ; sur presque toutes les côtes de la Méditerranée elle a jeté des colonies. Elle a conquis le sud de l’Italie et la Sicile ; elle s’est établie aux embouchures du Rhône et dans quelques coins de l’Afrique ; mais là, elle a été supplantée par Rome, quoiqu’elle eût l’avance sur elle, et dans les pays mêmes où elle a dominé le plus longtemps et à plusieurs reprises, elle a laissé peu de traces.

Une des raisons qui empêcha sans doute les Grecs de garder sur certains peuples une influence durable, c’est qu’ils ne se sont pas assez appliqués à mettre leurs actions d’accord avec leurs doctrines. Ils donnaient de très beaux préceptes et de fort mauvais exemples. Pour nous borner à ce qui nous occupe, c’est de l’école socratique que venait en droite ligne le vers célèbre de Térence :


Homo sum, humani nihil a me alienum puto.


Sénèque disait qu’il devrait être dans tous les cœurs et sur toutes les lèvres. Les Grecs, qui l’écrivaient dans leurs livres, l’avaient quelquefois à la bouche, mais il est bien sûr qu’il n’était pas dans leur cœur. D’abord l’étranger, le barbare, comme ils disaient, n’était pas un homme pour eux. Aristote pense qu’on peut tout se permettre avec lui, et il trouve même qu’on lui rend service en le forçant d’obéir, puisqu’il est incapable de se gouverner. Platon croit être très généreux quand il distingue entre la guerre et ce qu’il appelle la discorde. Lorsqu’on combat contre l’étranger, c’est la guerre ; la lutte entre Grecs est simplement la discorde. Dans la guerre, tout est permis ; on peut brûler les maisons, ravager les champs, réduire les habitans en servitude, Platon n’y voit pas d’empêchement : ce sont des barbares. On doit être un peu plus modéré quand c’est une simple discorde, c’est-à-dire quand on a des Grecs en face de soi ; il faut alors se contenter d’enlever la récolte de l’année et l’on ne doit pas faire d’esclaves. Mais ces timides réserves furent rarement respectées. Les Grecs, qui se battaient toujours, ne se battaient guère qu’entre eux, et les luttes fraternelles sont, comme on le sait, les plus implacables de toutes. On n’y reconnaissait aucun autre droit que celui du plus fort. Les Athéniens en avaient fait un principe qu’ils appliquaient sans distinction à tous leurs ennemis, Grecs ou barbares. « Quand les forces sont inégales, disaient-ils à leurs voisins de Mélos, qui les imploraient, la justice est inutile ; le plus faible doit céder. » Que nous voilà loin de l’humanité ! Polybe a raconté les dernières luttes de la Grèce ; c’est une histoire lamentable, et jamais il ne s’est commis plus d’atrocités. Je ne parle pas de la cruauté des foules : la foule est partout lâche et féroce, et nous avons vu, en pleine civilisation, des spectacles qui rappellent ceux qu’offrit Alexandrie, quand la populace ivre de sang mit en lambeaux Agathoclès et tous les siens. Mais des chefs de peuple, comme Nabis, à Sparte, ou Philippe, en Macédoine, qui avaient pu fréquenter les grands philosophes et entendre les pièces d’Euripide ou de Ménandre, inventaient contre leurs ennemis, ou ceux qu’ils croyaient l’être, des supplices qui font frémir. Ils avaient pour principe que, lorsqu’on tue quelqu’un, il ne faut laisser vivre aucun des siens qui puisse le venger, et ils exterminaient la famille entière. C’est évidemment cette façon de se conduire qui a découragé les sympathies que s’étaient attirées les Grecs et compromis l’admiration qu’excitaient partout les chefs-d’œuvre de leur art et de leur littérature.

Il n’y avait rien de semblable à Rome. Sans doute la race y est rude, les lois très rigoureuses, la famille surtout sévèrement organisée, femme, enfans, serviteurs dans la main du père et sous une dure discipline. Le premier aspect de cette cité sérieuse, que dirige une aristocratie solennelle, plus occupée d’affaires que de plaisir, est loin d’être aussi attrayant que celui d’Athènes où, selon Bossuet, « les fêtes et les jeux étaient perpétuels, où l’esprit, où la liberté et les passions donnaient tous les jours de nouveaux spectacles. » Mais au moins n’y trouve-t-on pas autant de ces scènes de férocité que la Grèce nous a trop souvent offertes. Au fond, les mœurs y étaient plus douces qu’elles ne paraissent. Par exemple, les Romains se piquent d’avoir diminué l’atrocité des supplices, qui est une des hontes du monde antique. « Il n’y a pas de nation, dit un de leurs écrivains, qui en use avec plus de douceur que nous dans la punition des coupables[16]. » C’était la vérité. N’oublions pas que Rome est la première qui ait aboli la peine de mort en matière politique. Polybe fut très surpris de voir, quand il y arriva, qu’un citoyen, accusé d’un crime capital, a le droit, pendant qu’on délibère, de sortir ouvertement de la ville ; tant qu’il reste une tribu qui n’a pas rendu son verdict, il peut se soustraire au châtiment par l’exil. Les Romains passent pour le plus guerrier de tous les peuples, et l’on sait qu’en effet le temple de Janus n’a presque jamais été fermé chez eux. Il parait pourtant à certains indices qu’il n’a pas toujours été facile d’arracher ce peuple de laboureurs à ses fermes et à ses champs pour le jeter sur ses voisins et qu’il a plus souvent subi la guerre qu’il ne l’a cherchée ; mais une fois qu’elle est commencée, il la mène avec vigueur. Sa main s’abat lourdement sur ceux qui lui résistent, et quand il croit avoir affaire à des ennemis qui n’accepteront jamais sa domination, il les traite sans pitié : il a détruit presque en même temps Carthage, Numance et Corinthe. Comme ces paysans sont pressés de rentrer chez eux, et qu’ils ont pour principe de ne faire la paix que quand ils sont victorieux, ils emploient tous les procédés pour vaincre le plus vite possible. Après tout, ces procédés sont ceux dont l’antiquité a usé partout sans scrupule et auxquels les nations modernes n’ont pas tout à fait renoncé. Mais après la victoire leur façon d’agir change. D’ordinaire on ne les suit guère, on ne les étudie, on ne les admire que pendant qu’ils livrent la bataille. On a tort : c’est quand elle est gagnée qu’il importe surtout de les voir à l’œuvre.

Tout d’abord, et dès leurs premières entreprises, nous remarquons que, contrairement aux habitudes des nations antiques, ils ont laissé vivre les peuples qu’ils avaient vaincus. Il est vrai qu’au début au moins ces peuples étaient des Italiens, des frères ; mais on a vu que cette considération n’a pas arrêté les Grecs qui semblaient traiter plus mal leurs ennemis quand ils étaient de leur sang. Non seulement Rome n’a pas exterminé les siens après leur défaite, mais même elle ne les a pas réduits à être des sujets ; elle en a fait des alliés, et ils l’ont aidée à vaincre le monde. Les anciennes inimitiés ont été bientôt oubliées. Dans l’éloge enthousiaste que Virgile a fait des peuples de la vieille Italie, ceux dont il exalte surtout le courage, qu’il appelle une race de héros, « les Marses, les Sabins, le Ligure accoutumé à la peine, le Volsque à la lance pointue, » sont précisément les mêmes qui ont arrêté le plus longtemps la fortune de Rome. Au lieu de se souvenir du mal qu’ils lui ont fait, elle se glorifie de leur valeur dont elle a eu tant à souffrir. Après la conquête de l’Italie, l’expérience était faite ; les Romains avaient trop de bon sens pour n’en pas profiter. Dès lors, ils sont décidés à appliquer partout la méthode qui leur a si bien réussi. Ils feront le moins possible de guerres d’extermination ; impitoyables pendant la lutte, ils seront démens après la victoire. « C’est là, dit Cicéron, le fondement de notre domination ; c’est ce qui a étendu si loin les limites de notre empire[17]. »

La conquête finie, l’œuvre n’était que commencée ; le plus important restait à faire. Ces peuples qu’on venait de soumettre, qu’on avait épargnés, il fallait se les attacher et arriver à en faire un seul peuple. On a souvent exposé les procédés dont se sont servis les Romains et qui ont obtenu un si merveilleux succès, je crois inutile d’y revenir. Je ne rappellerai que ceux dans lesquels se retrouve directement l’influence de l’humanité.

D’abord, ils ont apporté aux vaincus une civilisation supérieure : un vainqueur n’a pas de moyen plus sûr de légitimer sa victoire. Cette civilisation, nous avons vu qu’ils la tenaient de la Grèce et de quelle manière ils se l’étaient appropriée. Certainement elle avait perdu à passer d’un peuple à l’autre ; et pourtant, je me demande si, sous la forme nouvelle qu’elle avait prise, elle ne convenait pas mieux à ceux auxquels on allait l’appliquer. Ils étaient de nature intelligent, mais encore fort mal dégrossis ; la finesse, la subtilité, la grâce, toutes les perfections de l’esprit grec pouvaient leur échapper. Il fallait, comme dit Mme de Sévigné, les épaissir un peu, pour qu’il fût possible à ces ignorans de s’en rendre maîtres. Ainsi présentées, ils les ont comprises et goûtées du premier coup. Elles ont pénétré non seulement en Espagne et dans la Gaule, mais en Afrique, en face du désert, à Trêves, à Cologne, à quelques pas de la barbarie germanique. La passion que ces pays lointains témoignent pour les lettres latines n’était pas uniquement une flatterie pour la ville maîtresse ; il y entrait plus de sincérité qu’on n’est tenté de le croire. Les Romains n’ont pas imposé leur civilisation au monde ; le monde est allé au-devant d’elle. Rappelons-nous que les écoles de grammaire et de rhétorique, qui firent tant pour la répandre, n’ont pas été fondées directement par l’autorité romaine ; à cette époque, l’Etat n’avait pas pris, comme chez nous, le monopole de l’enseignement, il laissait faire les villes, et se contentait d’encourager les maîtres en leur accordant quelques distinctions et quelques privilèges. C’étaient ceux qui devaient profiter de leurs leçons, c’est-à-dire les gens des pays vaincus, qui les attiraient chez eux et qui les payaient. Même cette diffusion de la langue latine dans tout le monde occidental, qui fut si avantageuse à Rome, il semble bien qu’elle y soit arrivée sans avoir besoin d’exercer aucune contrainte. Malgré la phrase célèbre de saint Augustin, dans la Cité de Dieu, je ne crois pas qu’elle ait eu à prendre des mesures rigoureuses pour imposer sa langue à ceux qui subissaient sa domination. Elle exigea d’eux seulement, quand elle leur accordait le droit de cité, de se servir du latin dans les actes officiels, et c’était la justice même. Mais, dans les relations privées, ils étaient libres de parler comme ils voulaient. Nous ne voyons pas qu’elle ait proscrit les idiomes populaires, et plusieurs d’entre eux lui ont même survécu. Elle n’eut pas un moment l’idée de forcer les Grecs à parler latin ; Mommsen fait même remarquer qu’elle fut si éloignée de traiter leur langue en ennemie et d’essayer d’en restreindre l’usage que c’est sous sa domination et avec son aide qu’elle se répandit dans des pays où elle n’était pas connue, par exemple dans le Pont et le long des frontières orientales[18]. N’est-ce pas la preuve qu’elle n’avait pas pour principe, comme on l’a prétendu, de supprimer les autres langues pour les remplacer par la sienne ? Et si ce résultat s’est produit dans une partie du monde, si plusieurs des peuples qu’elle a vaincus ont adopté si facilement le latin et ne l’ont jamais oublié, n’en peut-on pas conclure que c’est parce qu’ils l’ont fait d’eux-mêmes et sans y être contraints ?

Avec la civilisation, Rome apportait la paix : il n’y a pas de bienfait auquel les nations soient plus sensibles. On vient de voir que Cicéron demandait qu’on ne fît la guerre que pour obtenir une paix équitable et qui pût durer. C’était au fond la pensée des Romains. Ils n’étaient pas, autant qu’on se l’imagine, des batailleurs de nature qui cherchent à susciter des querelles pour avoir quelque raison de les vider par les armes. Ils ont gardé ces sentimens au milieu même de leur plus haute fortune. Leurs succès ne les ont pas enivrés. Ils avaient élevé un autel à la Fortune du jour présent (Fortuna hujusce diei) pour montrer qu’il ne faut pas trop compter sur les chances heureuses et que le lendemain peut nous ôter ce que nous a donné la veille. Après les orages dans lesquels sombra le gouvernement républicain, la paix devint le rêve et l’espoir de tout le monde. Les poètes la chantent d’avance, pour répondre aux vœux du public. Horace célèbre le jour où le laboureur pourra planter sa vigne en sûreté et conduire sans crainte ses bœufs dans les champs, où les bons citoyens, paisiblement assis à la table de famille, avec leurs enfans et leur femme, fêteront ensemble les dieux de la patrie[19]. C’était l’idéal de tous les Romains, et le régime nouveau ne fut si favorablement accueilli que parce qu’il promettait de le réaliser. Mais, pour que Rome pût jouir de la paix, il fallait qu’elle commençât par la donner au monde. Elle savait bien que le moindre mouvement qui agiterait l’Empire la forcerait à prendre les armes et troublerait son repos. C’était donc une nécessité pour elle, si elle voulait vivre tranquillement, de procurer d’abord la tranquillité à tous ceux qui vivaient sous sa domination. La tâche était double ; elle avait à les défendre contre l’ennemi du dehors, les Germains, les Scythes, les Parthes, et elle y parvenait sans trop de peine au moyen des légions campées à la frontière, et grâce à l’esprit militaire qui s’y conserva jusqu’à la fin. La paix intérieure était plus difficile à établir et à conserver. Il fallait unir entre elles des populations voisines et ennemies, toujours prêtes à reprendre de vieilles querelles, les faire vivre ensemble, les forcer à se supporter, leur imposer l’habitude de vivre en repos, pacis imponere morem[20]. Virgile a bien raison de la glorifier d’y avoir réussi comme d’une de ses plus belles victoires. On est émerveillé de voir que son succès ait été si rapide et si complet. Rappelons-nous qu’une garnison de 1 200 hommes à Lyon, avec quelques milices municipales, a suffi pendant plusieurs siècles pour assurer la paix des Gaules.

C’est ce qu’on appelle la « paix romaine, » dont le monde a joui sans trop d’interruption presque jusqu’à la fin de l’Empire. A tout prendre, ce fut une des époques les plus heureuses de l’histoire. Quoiqu’il ne soit guère d’usage qu’on soit satisfait de son temps, les gens d’alors paraissent heureux de vivre, et le disent sans détour dans les inscriptions qu’ils nous ont laissées. Sur les monumens qu’ils élèvent, ils célèbrent avec effusion une divinité qu’ils appellent Felicitas temporum, et je ne vois pas de raison de penser que les hommages qu’ils lui rendent, ainsi que les remerciemens qu’ils adressent aux princes auxquels ils croient devoir cette félicité, ne soient pas sincères. En réalité, la victoire de Rome ne leur a rien enlevé qu’ils puissent beaucoup regretter. On a respecté leur religion, on se garde de choquer leurs habitudes, on honore leur passé[21] ; ils conservent leur régime municipal auquel ils tenaient plus qu’à tout le reste. Leur nationalité même, dont les liens étaient déjà si relâchés avant leur défaite, n’a pas disparu avec elle, et ils n’y ont pas renoncé tout à fait en devenant Romains. Au contraire, Mommsen a montré que, dans certains pays où elle existait à peine, c’est Rome qui l’a véritablement créée. Elle a donné un centre à la Grèce, qui en avait toujours manqué, par la création de l’amphictyonie, et c’est autour de l’autel de Lyon, dans la célébration des fêtes augustales, que la Gaule a pris le sentiment de son unité. La paix profitait à tout le monde. La prospérité publique est attestée par les monumens somptueux élevés aux frais des municipes et qui subsistent encore. Les hautes classes cultivaient les lettres que Rome leur avait enseignées et étaient fières de s’initier aux habitudes de la civilité romaine. Le grand spectacle du monde uni et tranquille sous la même autorité frappait les lettrés d’admiration. Les plus éclairés d’entre eux, et qui connaissaient la philosophie grecque, songeaient à cette cité universelle rêvée par les sages, qui devait contenir l’humanité, et il leur semblait que jamais elle n’avait été plus près d’être réalisée. Les malheurs de l’Empire, vers la fin du IVe siècle, ne parvinrent pas à les en détacher. Il semble au contraire que jamais ils n’aient plus compris ni mieux exprimé les bienfaits de la domination romaine qu’au moment où ils sont menacés de les perdre. C’est pendant qu’Alaric se préparait à marcher sur Rome que Claudien, un Alexandrin de naissance, écrivait ces vers admirables où il nous la montre réchauffant les vaincus sur sa poitrine et unissant sous le même nom tout le genre humain :


Hæc est in gremio victos quæ sola recepit
Humanumque genus communi nomine fovit[22].


Elle venait d’être prise et ravagée, quand Rutilius Namatianus, un Gaulois du Midi, qui retournait en toute hâte dans son pays menacé, la saluait encore en lui disant avec une touchante reconnaissance :


Urbem fecisti quod prius orbis erat[23].


Un peu plus tard, quand les affaires eurent encore empiré, que les Germains occupèrent l’Italie, la Gaule, l’Espagne, l’Afrique, l’Espagnol Faul Orose ne se résigne pas à croire que tout soit perdu sans retour. Sans le dire expressément, il imagine que les peuples qui ont vécu si longtemps sous la domination romaine ne pourront jamais l’oublier tout à fait, et que, même quand ils seront séparés les uns des autres, ce souvenir créera un lien entre eux et une sorte de parenté à laquelle ils se reconnaîtront Il espère que si l’Imperium romanum est condamné à disparaître, il ne finira pas tout entier, qu’il en survivra quelque chose dans les nations désagrégées, et qu’elles formeront encore ce qu’il appelle la Romania.


VIII

Orose ne s’était pas trompé. L’Empire romain n’existe plus depuis quinze siècles, et les tentatives qu’on a faites pour le rétablir dans sa grandeur ont échoué. Mais la Romania n’a pas tout à fait disparu, et, dans presque toutes les nations de l’Europe méridionale, quelque chose de Rome se retrouve. Voilà pourquoi on les appelle d’ordinaire les races latines.

Ce nom est mal donné. Les physiologistes, qui mesurent les dimensions des os, la conformation des crânes, la couleur de la peau, n’ont pas de peine à prouver que tous ces gens qu’on réunit sous le même nom ne forment pas une race unique et qu’originairement ils appartenaient à des pays différens. Dans l’antiquité même, on distinguait chez eux des Ligures, des Celtes, des Ibères ; depuis, ils se sont accrus de Goths, de Vandales, de Francs, de Scandinaves, etc. Il n’y a donc pas, à proprement parler, de races latines, il y a des nations, qui ont vécu longtemps sous la domination romaine, et qui en gardent l’empreinte, des fils adoptifs, qui sont arrivés à Rome de toutes les parties du monde, qu’elle a groupés autour d’elle, qu’elle a nourris, qu’elle a formés, et qui sont devenus avec le temps ses fils légitimes. La science de nos jours a exagéré l’influence de la race dans le caractère des individus et des peuples. Les raisons physiologiques n’expliquent pas tout ; il y en a d’autres qui n’ont pas moins d’importance. Une éducation semblable, l’habitude de vivre ensemble, la lecture des mêmes ouvrages, l’admiration des mêmes grands écrivains, peuvent créer à la longue chez des peuples d’origine diverse un tour d’esprit commun qui devient une autre nature. Ne peut-on pas dire que dans la Grèce, déchirée par tant de factions, divisée en tant de cités jalouses et ennemies, l’unité ne s’est guère faite qu’autour d’Homère ?

En ce moment, l’opinion semble être sévère aux nations latines. On leur fait de grands reproches, et quoiqu’on les accuse ordinairement d’avoir trop bonne opinion de leurs mérites, elles répètent avec une complaisance singulière le mal qu’on dit d’elles. Pour ne parler ici que de la France, tandis que les adorateurs du succès n’ont d’éloges que pour l’Allemagne et nous humilient par la comparaison, ceux qui reviennent d’une excursion en Amérique, la tête encore étourdie du mouvement des foules, du bruit des machines, de l’activité des usines et des marchés, ne cessent de nous proposer l’exemple des Anglo-Saxons. Tous témoignent une douce pitié pour ces qualités dont nous avions la vanité d’être fiers, et que l’Europe a eu si longtemps la faiblesse de nous envier, et ils essayent de nous montrer, pour nous en guérir, qu’elles ne sont plus à la mode. Je doute pourtant qu’ils y réussissent. Le mal est trop ancien ; il a poussé trop loin ses racines. Ces qualités qu’on raille et dont on tient à nous corriger, je remarque que ce sont celles mêmes que j’énumérais au début de ce travail en indiquant les sens divers qu’on donnait au mot humanitas ; avant tout, le souci de la culture de l’esprit, un amour ardent pour les lettres, au sens où les prenaient les Romains, les lettres humaines, qui s’appliquent à la vie, qui ont un caractère pratique et une importance sociale. C’est cette façon de les comprendre et de les cultiver qui a donné à notre littérature ce mérite particulier de pouvoir convenir à presque tous les peuples et d’être devenue par momens une littérature universelle. C’est de là aussi que nous tenons cette aménité dans les relations, ce ton de politesse qu’ailleurs on cherche à copier, enfin ce goût de la vie mondaine qui ne s’est pas tout à fait perdu chez nous, même en ce temps de démocratie. Car, si nous ne possédons plus guère des salons comme ceux du XVIIe et du XVIIIe siècle, qui faisaient l’admiration de l’Europe, on remarque que nous sommes encore le pays où l’on aime le plus à se réunir, à causer, où l’on fait le plus de cas de ces plaisirs de la société que Bossuet appelle « le plus grand bien de la vie humaine. » À ces qualités d’extérieur et de surface, qu’il ne faut pas dédaigner, il s’en ajoute d’autres plus importantes, que les anciens attribuaient aussi à l’éducation, aux études libérales, à la pratique des lettres ; c’est une certaine douceur de mœurs qui nous incline à l’indulgence, à la sympathie pour les autres, même quand ce sont des ennemis ; un fond de générosité, dont nos rivaux nous raillent, après en avoir profité, et qui est pour nous à la fois un honneur et une faiblesse. Elle nous rend incapables de cette ténacité de haine que nous voyons chez certains peuples, qui ne s’arrêtent dans leurs vengeances qu’après avoir épuisé leurs ressenti mens et rassasié leurs appétits ; elle nous enflamme pour des idées et nous pousse quelquefois dans des entreprises contraires à nos intérêts véritables, pour peu qu’elles nous paraissent justes et grandes. N’est-ce pas à peu près ce que les anciens entendaient par l’humanité ?

Quand j’étudiais, un peu trop longuement peut-être, comment cette notion de l’humanité est arrivée de la Grèce à Rome, de quelle manière elle y a été reçue, et la marche qu’elle a suivie jusqu’au jour où les sages l’ont formulée définitivement dans leurs ouvrages, je n’écrivais pas seulement un chapitre d’histoire ancienne. Nous avons profité nous aussi de ce qui s’est fait à cette époque lointaine ; Scipion Émilien, Cicéron et les autres ont travaillé pour nous, et il nous faut remonter jusque-là pour nous bien connaître ; c’est là que nous trouverons les origines de la civilisation dont nous vivons ; et je crois bien que si les nations latines voulaient choisir un mot qui exprime ce qu’elles ont de plus élevé dans leurs aspirations et qui résume les qualités qui font d’elles des alliées et des sœurs, un mot qui pût leur servir de devise et de ralliement dans une entente commune, elles n’en trouveraient pas de plus juste et de plus vrai que celui d’humanitas.


GASTON BOISSIER.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre.
  2. Malevolus vetus poeta. La traduction est de Racine ; il applique cette épithète malveillante à Corneille qui avait mal parlé de Britannicus à la première représentation de cette pièce.
  3. Notons encore que le confident auquel le vieux Simo communique ses inquiétudes est un affranchi et non pas un esclave comme chez Plaute. C’était se rapprocher encore de la famille romaine où l’on sait que l’affranchi tenait tant de place.
  4. Comme faisait Caton qui les appelait sans façon des pique-assiettes.
  5. Elegans formarum spectator. Eunuchus, III, 5.
  6. Color verus, corpus solidum ac succi plénum. Eun., II, 3. Racine s’est souvenu de ce joli vers dans une lettre à La Fontaine, et l’applique aux femmes d’Uzès où il habite en ce moment.
  7. Heautontimofumenos, IV. 1.
  8. Ibid., V, 1.
  9. Tous ces détails sont tirés des préludes des divers dialogues de Cicéron, surtout de celui du second livre des Lois.
  10. De Oratore, I, 7.
  11. Horace, Sat., II, 6.
  12. Andria, prologue.
  13. De Republica, 1, 4.
  14. De Legibus, II, 2.
  15. De Officiis au livre I, II et III, 11.
  16. Tite-Live, IV, 9.
  17. Pro Balbo, 13.
  18. Le dernier volume de l’Histoire romaine de Mommsen, qui étudie l’état des provinces sous l’empire, contient les renseignemens les plus curieux sur le sujet que je traite. Il a été fort bien traduit en français par MM. Cagnat et Toutain, et forme les trois derniers volumes de l’édition française.
  19. Horace, Odes, IV, 5.
  20. Virgile, Enéide, VI, 853.
  21. Pline, Lettres, VIII, 24. Cette belle lettre nous montre comment les honnêtes gens voulaient qu’on traitât les provinces.
  22. In secund. consul. Stilichonis, 150
  23. Itinerarium, 65.