À propos de l’Assommoir/M. Émile Zola

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I

M. ÉMILE ZOLA


Nous ne pouvons donner ici une biographie complète de M. Émile Zola : chercher à saisir quelques traits de sa personnalité, mettre en évidence quelques nuances de son talent, voilà tout ce que nous voulons essayer de faire.

Sa jeunesse, on le sait, a été fort pénible. Orphelin, sans fortune, il dut abandonner ses études pour soutenir sa mère. Qui sait si, dans le cas où la vie ne l’aurait pas étreint si rudement, il serait parvenu à la position qu’il occupe aujourd’hui ? Il avait, de bonne heure, renoncé aux études de lettres pour se vouer aux sciences ; son tempérament tranquille et son goût pour la retraite le prédestinaient peut-être aux humbles fonctions de médecin de village, ou de modeste chimiste. — Mais il dut gagner son pain, comme simple employé de la maison Hachette ; et bientôt, peut-être, au contact de toutes les œuvres qui lui passaient par les mains, il sentit s’éveiller en lui les instincts littéraires. Ses premiers essais furent blâmés par son patron, qui n’entendait pas que ses employés perdissent leur temps la plume à la main. Malgré cela, il parvint à publier ses Contes à Ninon, qui le firent un peu connaître. Il fut chargé de la revue bibliographique dans le Figaro, et se vit à même d’entrer dans la littérature, de renoncer au rôle d’employé.

Les idées hardies dont il entreprit la défense ne tardèrent pas à blesser beaucoup de susceptibilités, à lui aliéner une grande partie du public. Comme tous les vrais artistes, il était (et il est encore) très personnel ; il appelait un salon : mon salon, et des critiques littéraires : mes haines. En outre, comme tous les hommes de nature énergique et calme, comme tous les penseurs convaincus, il était lutteur. La forme dont il revêtit ses critiques, toujours violentes, souvent acerbes, leur donnait l’air d’une polémique : polémique contre toutes les conventions, contre tous les succès immérités, contre toutes les admirations non justifiées, quelquefois même contre des talents universellement reconnus et admirés. — Sa franchise sans fard, — brutale parfois, mais jamais impolie, — impatienta le public ; l’on fut obligé d’interrompre la publication de Mon Salon.

Ainsi, le journalisme allait lui manquer.

Il avait déjà publié ses romans de Thérèse Raquin et de Madeleine Férat qui, très contestés, avaient pourtant été lus. On y trouve en germes la plupart des traits caractéristiques de son talent : c’est déjà la description minutieuse des hommes et des objets, la tyrannie des choses qui se fait sentir dans toute sa puissance, une intrigue toute simple, mais se développant par elle-même, aboutissant à la catastrophe par une sorte de fatalité. Ces deux livres renferment des pages superbes, et ont une puissance dramatique qu’on ne retrouve pas au même degré dans ceux qui les ont suivis. On dirait même que, plus tard, entièrement dominé par sa pensée philosophique, obéissant sans réserves à son désir de peindre les mœurs dans toute leur crudité, M. Zola s’est interdit tout écart de fantaisie ; il semble, aujourd’hui, s’éloigner de plus en plus de l’intrigue, se borner à l’étude pure et simple des cas humains et des phénomènes sociaux. Ses romans forment, dans leur ensemble, une sorte de traité de physiologie, qui est pourtant une œuvre d’art.

Mais la production hachée et lâchée de romans paraissant en feuilletons ou chez l’éditeur qui voudrait bien les imprimer et qui, suivant sa spécialité, demanderait des changements, ne plaisait guère à M. Zola. Sincère avant tout, possédant le respect de son talent et le respect de ses lecteurs, il rêvait une grande œuvre. Ce fut à toute une suite de circonstances qu’il dut la première idée de sa série des Rougon-Macquart.

D’abord, le roman de Madeleine Férat posait une question physiologique qui intéressait beaucoup M. Zola : une vierge, ayant reçu l’empreinte d’un premier homme, est-il possible que les enfants qu’elle a d’un autre homme ressemblent pourtant à son premier amant ? De nombreuses observations, faites par les éleveurs, tranchaient la question d’une manière affirmative[1].

Le jeune auteur, étonné lui-même des effets qu’il avait pu tirer d’une observation toute scientifique, résolut de mettre dorénavant la science au service de l’art.

À la même époque, il lut le curieux livre du docteur Lucas : l’Hérédité naturelle. Les découvertes des physiologistes venaient à l’appui de ses propres observations ; car, à Aix, où il a été élevé, M. Zola avait remarqué de lui-même plusieurs faits curieux dans son propre entourage. Ces souvenirs lui revinrent, et il fut bientôt persuadé que les phénomènes d’hérédité fournissaient une liaison suffisante à une série de romans dont chaque volume serait un tout, et qui pourtant ne pourrait être comprise et jugée que dans son ensemble.

À cela s’ajoutait une combinaison purement matérielle. M. Zola, qui aime ardemment le travail de l’artiste, trouvait pénible de perdre son temps et ses forces à faire des lignes pour gagner son pain. Il proposa à l’éditeur Lacroix de lui livrer deux volumes par année, moyennant une rente de 500 fr. par mois. La proposition fut agréée. — Ainsi cet auteur que l’on accuse de vénalité engageait son avenir, auquel il avait foi, pour dix longues années, et sacrifiait la propriété d’œuvres dont le rapport pouvait être considérable, dans le seul but de pouvoir travailler librement ! Nul doute que la question de vente ne l’ait préoccupé ; il avait vu d’assez près la librairie, pour savoir qu’un auteur aimé vend ses livres, et que ceux que l’on n’achète pas ne sont pas lus. Mais les conditions peu avantageuses qu’il acceptait prouvent bien que son but, en écrivant ses romans, était bien plus de satisfaire à ses goûts de travailleur, à ses besoins d’artiste, que de gagner beaucoup d’argent.

Il avait compris que son œuvre était trop considérable pour que la scène pût en être un milieu de pure fantaisie ; comme il se proposait aussi de toucher à toutes les questions débattues aujourd’hui, il choisit comme cadre l’histoire de l’empire, dont il attaque bravement l’origine pendant que Napoléon régnait encore. La Fortune des Rougon parut en 1869 dans le Siècle ; La Curée, en 1870 : ces dates prouvent clairement que l’auteur n’est pas venu donner le coup de pied de l’âne au gouvernement que la France a renversé. D’ailleurs, son plan général était prêt depuis 1868. Il comprenait douze volumes, et il s’est élargi depuis. C’est un simple résumé plus que succinct des livres dont quelques-uns ont déjà paru[2]. En voici un échantillon :

« Le roman sur l’art, dont Claude Lantier sera le héros. » — Si nous sommes bien renseignés, ce sera le récit de la jeunesse de M. Zola, dans le Midi et à Paris ; l’intrigue, historique aussi, sera fournie par les malheurs, les luttes, les souffrances d’un artiste impuissant ou incompris.

« Le roman sur la rente viagère : Agathe Mouret.

» Le roman populaire : Gervaise Ledoux et ses enfants. » — C’est L’Assommoir, le nom du mari de Gervaise seul a été changé. Cela prouve d’une manière irréfutable que M. Zola n’a pas écrit le livre qui passe pour son chef-d’œuvre dans le but de forcer la popularité : sans cela, rien ne l’aurait empêché de le faire plus tôt.

« Un roman sur la guerre d’Italie ou sur Sedan, avec Jean Macquart.

» Un roman sur le haut commerce, le magasin du Louvre ou du Bon-Marché : Octave Mouret.

» Un roman sur le demi-monde : Anna Ledoux. — C’est le roman de Nana qui va paraître.

» Un roman judiciaire : Étienne Lantier.

» Roman de la débâcle : Faire revenir Aristide Eugène et les autres, étudier les journaux de la fin de l’Empire.

» Roman sur le siège et la Commune : Faire revenir Maxime et les enfants.

» Roman scientifique : Pascal et Clotilde. Faire revenir Pierre Rougon, Félicité, Macquart, Pascal, en face du fils de Maxime.

» Un roman sans doute avec François Mouret et Marthe Rougon. » — C’est La Conquête de Plassans.

À l’époque où il fit ce plan, M. Zola travaillait très vite, et espérait terminer son œuvre en quelques années : il avait fait la Curée en quatre mois. Depuis lors, la célébrité est venue avec tout un cortège de lourdes obligations ; la polémique a souvent entraîné l’auteur hors de ses sentiers favoris ; le théâtre lui a quelquefois pris du temps. Lui qui aime la solitude et la tranquillité, il est assailli de demandes, qu’il accueille toujours avec bienveillance. En souvenir sans doute de ses pénibles débuts, il a plus d’une fois sacrifié des heures à de jeunes auteurs qui venaient le consulter. Aussi avance-t-il plus lentement dans la tâche qu’il a entreprise. Son prochain roman, Nana, ne sera guère fini que dans une année ; les dix ou douze qui doivent terminer la série sont encore dans un avenir incertain.

M. Charpentier a refait avec M. Zola la convention que la liquidation de la maison Lacroix avait annulée : mais il est trop intelligent pour en demander l’exécution fidèle. Il laisse à l’artiste le temps de mûrir ses œuvres, et au lieu de la modique pension qu’il était engagé à lui servir, il lui accorde sa part de bénéfices. Au fond, ce n’est que justice ; mais la justice n’est pas une vertu assez courante pour qu’on passe sous silence les actions honnêtes qu’elle inspire.

Tel est le récit des débuts de M. Émile Zola dans la carrière littéraire. Depuis le moment où parut L’Assommoir, sa vie publique est connue de tous. Son caractère l’est moins, et l’on se fait volontiers de sa personnalité une idée absolument fausse.

Avant tout, c’est un travailleur. La composition et la préparation d’un de ses livres est un immense travail. Il s’entoure d’abord de tous les documents qu’il peut trouver : ce qui a fait jeter contre lui l’accusation de plagiat. Mais un romancier ne peut plagier que des œuvres d’imagination ; s’il se borne à chercher des détails curieux dans des ouvrages spéciaux, cela fait seulement honneur à sa conscience d’écrivain. Si les notes étaient admises dans le roman, monsieur Zola indiquerait certainement les ouvrages qu’il a consultés, les passages dont il s’est plus spécialement servi.

Suivons-le un instant dans l’étude préparatoire de l’un quelconque de ses livres, — de La Faute de l’abbé Mouret, par exemple.

Il avait à dépeindre un fanatique religieux ; avant tout, il devait connaître le langage de l’inspiration religieuse, de la foi, de l’exaltation. À cet effet, il étudia attentivement des ouvrages de piété tels que : le Catéchisme, l’Abrégé du Catéchisme de persévérance, le Rosaire de Mai, et surtout l’Imitation : ce livre si intime et si puissant devait, mieux qu’aucun autre, lui apprendre à connaître la passion contenue qui gronde au fond du cœur de tout anachorète, et qui cherche son assouvissement dans un amour en quelque sorte matériel des mystères du christianisme. M. Zola en emprunta le langage, sut faire parler à son héros la langue brûlante qu’avaient connue Jean Gersen et les fanatiques du moyen âge : c’est un mérite bien plus qu’un plagiat. — On sait toute l’importance qu’il attache aux détails précis, à la description exacte de tout ce qui fait ses héros. En fréquentant les églises et en assistant aux messes, même souvent, il n’aurait pas remarqué tous les actes du prêtre, dont quelques-uns semblent insignifiants et sont pourtant prescrits. Il se procura divers manuels connus seulement des gens d’église : Cérémonial à l’usage des petites églises de paroisse selon le rit romain, par le R. P. Le Vavasseur ; — Office du servant de la messe basse ; — Exposition des cérémonies de la messe basse. À ce dernier ouvrage, il emprunta sa description de la messe basse dite par l’abbé Mouret (ch. II), et quelquefois des phrases entières. Nous allons mettre en regard quelques passages du roman, avec les passages correspondants du volume consulté. Par ce moyen, l’on pourra toucher du doigt le procédé de travail habituel de l’écrivain dont tout le monde s’occupe aujourd’hui :

« Vincent, après avoir porté les burettes sur la crédence, revint s’agenouiller à gauche, au bas du degré, tandis que le prêtre, ayant salué le Saint-Sacrement d’une génuflexion sur le pavé, montait à l’autel et étalait le corporal, au milieu duquel il plaçait le calice. Puis ouvrant le missel, il redescendit. Une nouvelle génuflexion le plia ; il se signa à voix haute, joignit les mains devant la poitrine, commença le grand drame divin, d’une face toute pâle de foi et d’amour…
Art. 22. — Si le prêtre passe devant le grand autel, il fait une inclination profonde, la tête couverte ; s’il passe devant le lieu où repose le très Saint Sacrement, il fait une génuflexion, toujours sans se découvrir…
Art. 32. — Si le Saint Sacrement est dans le tabernacle, il fait la génuflexion sur le pavé.
Art. 33. — Étant monté à l’autel, au milieu, il place le calice à côté de l’Évangile, abaisse le voile s’il était replié, tire de la bourse le corporal, qu’il étend au milieu de l’autel…
… Le prêtre, élargissant les mains, puis les rejoignant, dit avec une componction attendrie :
Art. 40. — En disant Oremus, il étend et rejoint les mains…
Oremus

Après avoir récité l’offertoire, le prêtre découvrit le calice. Il tint un instant, à la hauteur de sa poitrine, la patène contenant l’hostie, qu’il offrit à Dieu, pour lui, pour les assistants, pour tous les fidèles vivants ou morts. Puis, l’ayant fait glisser au bord du corporal, sans la toucher des doigts, il prit le calice, qu’il essuya soigneusement avec le purificatoire…
Art. 58. — L’ayant achevé (l’offertoire), il découvre le calice des deux mains, plie le voile et le place du côté de l’épître, près du corporal…, puis, mettant la main gauche sur l’autel, hors du corporal, il prend dans la droite le calice et le place du côté de l’épître ; alors il enlève la pale de la main droite. Il prend ensuite de la même main, entre le pouce et l’index et le doigt du milieu, la patène sur laquelle est l’hostie ; y posant également la main gauche de la même manière que la droite, les autres doigts étendus et joints par-dessous, il le tient à la hauteur de la poitrine, élève les yeux, qu’il abaisse aussitôt, et récite la prière Suscipe, sancte pater…
Art. 59 … Inclinant ensuite la patène, il en fait doucement tomber l’hostie sur le milieu de la partie antérieure du corporal, sans la toucher des doigts…
Et lui, les coudes appuyés sur la table, tenant l’hostie entre le pouce et l’index de chaque main, prononça sur elle les paroles de la consécration : Hoc est enim corpus meum. Puis, ayant fait une génuflexion, il l’éleva lentement, aussi haut qu’il put…
Art. 79 … Le Prêtre, tenant toujours l’hostie de la même manière, appui décemment les coudes sur le devant de l’autel, incline la tête, et prononce tout bas sur l’hostie, sans effort de tête ni de bouche, sans aucune élévation de voix et sans aspiration forcée, les paroles de la consécration. Hoc est enim corpus meum
Et, se signant avec le calice, portant de nouveau la patène sous son menton, il prit tout le précieux sang, en trois fois, sans quitter des lèvres le bord de la coupe, consommant jusqu’à la dernière goutte le divin sacrifice.
Art. 80. — L’hostie étant consacrée, le prêtre la tenant toujours entre ses doigts, pose les mains sur le bord antérieur du corporal, et fait la génuflexion. S’étant relevé et la suivant des yeux, il l’élève lentement aussi haut qu’il peut…
Art. 107. … Alors, il se signe avec le calice comme il l’a fait avec l’hostie, en disant Sanguis domini nostri Jesu Christi, custodiat animam meam et vitam, æternam. Amen. Au mot Jesu Christi, il incline la tête, puis, portant de la main gauche la patène au-dessous du calice, il prend révérencieusement tout le précieux sang avec la particule en une fois ou trois fois au plus, et sans retirer le calice de sa bouche.

On nous pardonnera cette longue citation : elle montre, mieux que ne pourraient le faire des anecdotes, la conscience que M. Zola apporte à son travail. Relisez tout le chapitre duquel sont tirés ces passages : vous verrez que ce n’est pas une description aride et sèche, comme on reproche à l’auteur d’en farcir ses romans, mais que c’est toute une page de la vie de son héros. Les moineaux qui voltigent dans l’église donnent beaucoup de pittoresque à cette scène, que l’on croit voir ; dans la manière dont tous les personnages remplissent leurs fonctions, leur caractère se dessine, leur naturel se laisse deviner. Ce n’est pas tout : les détails, que l’on reproche à M. Zola de multiplier autant que possible, sont choisis avec beaucoup de tact parmi les innombrables prescriptions de l’Église. Enfin, comparez le style de la description au style de l’Exposition des Cérémonies, vous verrez qu’il s’en rapproche beaucoup ; et, par là, vous comprendrez que M. Zola, même quand il parle en son nom, ne quitte pas volontiers le ton de ses personnages : le style mystique du livre qui nous occupe, doit faire comprendre l’argot de l’Assommoir. Au lieu de voir en son auteur un chercheur de scandales, il faut donc reconnaître en lui un artiste sincère et convaincu, qui vit la vie de ses personnages, qui, pendant qu’il les crée, ne les quitte jamais, parle comme eux.

Enfin, aucune critique sérieuse n’accusera M. Zola d’avoir plagié Jean Gersen, le R. P. Le Vavasseur et l’auteur anonyme de l’Exposition des Cérémonies de la messe basse.

Non content d’étudier les documents imprimés et les écrits des spécialistes, M. Zola visite les lieux où son action doit se passer. Ainsi une partie de son prochain roman, Nana, a pour scène le théâtre des Variétés : M. Zola a passé des heures dans ce théâtre ; il l’a visité de fond en comble, et en a dressé lui-même un plan très exact.

Quand il a réuni une quantité suffisante de matériaux, il les groupe sous diverses légendes : il possède tout un dossier sur chacun de ses personnages ; il parle d’eux comme s’ils vivaient réellement ; il indique leur âge, les circonstances dans lesquelles ils se sont développés : il imagine même souvent des détails qu’il ne livre pas au public, mais dont il tire les conséquences. Surtout, il soigne le portrait. Voici celui de Nana, tel qu’il se trouve dans ses notes. Il nous a été communiqué par un des amis de M. Zola ; au risque de commettre une indiscrétion, nous le transcrivons :

« Née en 1851. — En 1867 (fin d’année, décembre), elle a dix-sept ans. Mais elle est très forte, on lui donnerait au moins vingt ans. Blonde, rose, figure parisienne, très éveillée, le nez légèrement retroussé, la bouche petite et rieuse, un petit trou au menton, les yeux bleus, très clairs, avec des cils d’or. Quelques taches de son qui reviennent l’été, mais très rares, cinq ou six sur chaque tempe, comme des parcelles d’or. La nuque ambrée, avec un fouillis de petits cheveux. Sentant la femme, très femme. Un duvet léger sur les joues…

» Comme caractère moral : bonne fille, c’est ce qui domine tout. Obéissant à sa nature, mais ne faisant jamais le mal pour le mal, et s’apitoyant. Tête d’oiseau, cervelle toujours en mouvement, avec les caprices les plus baroques. Demain n’existe pas. Très rieuse, très gaie. Superstitieuse, avec la peur du bon Dieu. Aimant les bêtes et ses parents. Dans les premiers temps, très lâchée, grossière ; puis faisant la dame et s’observant beaucoup. — Avec cela, finissant par considérer l’homme comme une matière à exploiter, devenant une force de la nature, un ferment de destruction, mais cela sans le vouloir, par son sexe seul et par sa puissante odeur de femme. »

Le passage souligné est la clef de tout le caractère : cette Nana, d’ailleurs, est la suite, le développement de la Nana que nous avons vue à l’œuvre dans L’Assommoir : n’ayant pas assez de cœur pour être méchante, elle aurait peut-être pu prendre de la raison si elle s’était développée dans un autre milieu ; mais dans la boue où elle a poussé, elle a puisé toute une sève mauvaise. — Un peu plus loin, dans les notes dont nous venons de citer quelques fragments, on peut lire cette phrase profonde :

« Nana, c’est la pourriture d’en bas, l’Assommoir remontant et pourrissant les classes d’en haut. Vous laissez naître ce ferment, il remonte et vous désorganise ensuite. »

C’est seulement lorsque les documents ont été soigneusement dépouillés, les notes classées et étudiées, lorsqu’il a visité les lieux et a suivi ses types, que M. Zola commence enfin le travail de la rédaction.

Ce peintre vigoureux des couches les plus boueuses de notre société, cet homme, prompt à l’attaque comme à la riposte, qui déchaîne tant de haines, est un bon bourgeois, vit tranquille et ne quitte guère son petit intérieur. Il n’est heureux qu’à la campagne, en pleine nature. Il demeurait autrefois à Batignolles ; depuis que la fortune lui a souri, il se fait construire une maison à Médan, et habite à Paris un appartement de la rue de Boulogne. C’est là qu’il faut le voir, si l’on veut connaître ses goûts : ce sont ceux d’un collectionneur, ou plutôt d’un amateur de tout ce qui est ancien, de tout ce qui porte un souvenir et raconte une histoire.

La chambre à coucher est surtout curieuse. Des vitraux garnissent les fenêtres ; il y en a de toutes les époques : du XIIe au XVIIe siècle. Quelques-uns sont forts beaux. Nous avons surtout remarqué à la fenêtre de droite une sainte Barbe et une Rébecca à la fontaine : deux œuvres du XVIIe siècle. Entre les deux fenêtres, un coffre gothique, en fer ciselé. Un lit Louis XIII, haut et massif, est orné de garnitures de chasubles en velours de Gènes. À gauche de la cheminée, un contador ; à droite, une vieille armoire bretonne. La cheminée elle-même, ornée de majoliques anciennes, est entourée d’une tapisserie Louis XIII également. Les murs sont tapissés de vieil Aubusson ; le plafond — pareillement un vieil Aubusson, — vient du château d’Amboise.

On respire, dans cette pièce, un vrai parfum des temps passés ; elle dispose à la rêverie, elle fait courir le caprice, elle entraîne l’imagination bien loin des Rougon-Macquart.

Elle communique avec un salon, qui nous ramène aux temps modernes, grâce aux murs couverts de tableaux tout actuels : une vue d’Aix signée par Guillemet ; des œuvres de Manet, de Monet, de Berthe Morizot, de Pissaro, de Cézanne, — le terrible impressionniste. À droite de la porte, au-dessus d’un sofa en velours rouge, on remarque surtout le portrait de M. Zola, en grandeur naturelle, peint par Manet, il y a dix ans. L’auteur des Rougon-Macquart a bien changé depuis ce temps-là : il a grossi, ses cheveux sont un peu tombés, mais il a conservé son bon regard, son sourire bienveillant, cet air tranquille et serein qui lui gagnent de suite la sympathie. Des deux côtés du portrait sont des appliques en verre de Venise ancien.

Les rideaux de cette pièce sont des applications de chasubles, la cheminée est garnie de dentelles italiennes d’une grande beauté ; on remarque encore, au-dessus d’une porte, en guise de lambrequin, un devant d’autel italien du XVIIe siècle, brodé de perles vénitiennes. Devant la table, est un grand fauteuil portugais, en palissandre massif et recouvert d’un velours rouge ; ce meuble puissant fait penser de suite à l’écrivain qui s’y assied et s’y trouve à l’aise. À droite et à gauche de la porte de communication, deux armoires Louis XVI sont remplies des ouvrages favoris de M. Zola, des volumes spéciaux qu’il a consultés pour ses romans. Dans un coin de la pièce, il y a encore un piano. — M. Zola joue un peu ; autrefois, d’ailleurs, il a fait de la musique : quand il était au collège d’Aix, il se forma un petit orchestre dont il voulut faire partie. Il essaya d’abord son talent sur les instruments de cuivre, mais sans aucun succès. Alors, il se rabattit sur la flûte : par malheur les flûtistes abondaient ; il ne restait plus de vacant que la grosse caisse ou la clarinette, et malgré le peu d’intérêt qu’offre l’instrument classique des aveugles, M. Zola, qui voulait absolument devenir artiste, choisit la clarinette : à seize ans, il jouait au théâtre d’Aix, et prenait sa modeste part des applaudissements que le public accordait à l’orchestre.

L’homme qui a su se créer, en plein Paris, un milieu si tranquille, qui a su rassembler tant de souvenirs du passé, échappe aux accusations d’ignorance et de mauvais goût, — pour ne rien dire de pire, — qu’on a lancées contre lui. Il vit en paix, entouré de ces objets dont chacun parle, qui tous ont une histoire. Après les luttes de sa jeunesse, la tranquillité lui est chère ; peut-être pourtant regrette-t-il le temps où rien ne venait le distraire dans son travail, où le bruit de son nom ne lui attirait ni troubles, ni ennuis. Est-ce à dire qu’il trace d’une main qui ne tremble jamais ses terribles tableaux de dépravation et de vice ? — Non. À quelques mots violents que l’on trouve dans ses notes, qui restent même parfois dans ses romans, on peut saisir l’indignation du satirique.

Il fut un temps où le vieux Juvénal, pour stigmatiser le vice débordé qui submergeait le monde, pressait d’une main puissante les plaies qui saignaient dans Rome. Rien ne l’arrêtait ; il ne reculait devant rien. Il traînait dans la rue le lit de Messaline, montrait du doigt aux passants la femme impure dont il déshabillait l’âme. Cet Empire pourri, pétrifié, saignait terriblement, étalait, aux yeux des passants, de hideuses plaies, que le fouet du poète semblait envenimer encore ; les Bathylles des danses impures, les Locustes, les Astrées impudiques, les Tijellinus éhontés avaient horreur d’eux-mêmes en s’apercevant tachés de boue, souillés de sang, infects, dans le miroir du satirique. Et lui, lui qui remuait cette fange, il ne craignait
pas de s’y salir les mains. Il s’était expliqué ; il avait dit :
Facit indignatio versus.

Eh bien ! l’indignation a le droit de revêtir toutes les formes : elle peut se cacher sous les habits bariolés du roman comme dans les pièces auxquelles on permet tout, parce qu’elles sont en vers. Et comment voulez-vous voir d’un œil tranquille le vice qui déborde partout ? Et comment voulez-vous le peindre et le flétrir sans le montrer dans toute sa laideur ? Qu’il s’étale et qu’il fasse horreur : voilà ce que veut M. Zola. Ne lui reprochons pas d’être immoral. Ce reproche-là, qu’on le garde pour les peintres de saletés à l’eau de rose, pour des talents mignards qui parent d’oripeaux les ordures du chemin, qui jettent le manteau de la poésie sur la nudité du vice ! Et qu’on reconnaisse enfin au romancier le droit de laisser l’indignation parler un langage indigné, de montrer à son époque l’image de ses vices, de faire saigner aux yeux de tous des plaies qu’on ne guérit pas, parce qu’on les a trop cachées !

  1. On a vu des juments procréer des chevaux ayant la robe de l’étalon qui les avait saillies le premier.
  2. . Ce plan nous a été communiqué par un des amis de M. Zola, que nous ne pouvons nommer, mais auquel nous tenons pourtant à adresser ici des remerciements.