À propos de théâtre/XVI

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Trois années de théâtre. 1883-1885
Calmann Lévy, éditeur (À propos de théâtrep. 254-266).
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XVI

Des Mémoires de Sarcey.
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Le doyen du feuilleton dramatique, M. Sarcey, nous a aussi donné, récemment, une manière de revue. M. Sarcey passa la revue de lui-même. Il écrit ses Mémoires. Il vient d’en faire paraître, en un volume intitulé Souvenirs de jeunesse[1], des fragments dont les colonnes de la Revue politique et littéraire avaient eu la primeur.

Notre littérature est riche en Mémoires composés par des gens de toutes sortes qui ont été mêlés à la politique et aux guerres. Les écrivains et les poètes, chez nous et ailleurs, ont rarement écrit leur vie. Quelle matière pourtant l’autobiographie peut fournir à un poète qui réfléchit dans une imagination de prix tout le réel et tout le banal de son existence ! Deux livres en ce genre, les Confessions et Poésie et Vérité, comptent parmi les deux plus grandes œuvres de la littérature européenne. Tout le monde n’est point Jean-Jacques ni Gœthe. Mais, même avec des talents de moindre qualité et de moindre vol, l’autobiographie toute simple, sans contact avec les événements retentissants de la politique et de la guerre, peut présenter autant de charme et d’intérêt que tout autre ouvrage de l’esprit, drame, histoire ou roman. Qui ne regretterait, par exemple, de ne point posséder, dans la littérature française, les Mémoires de Marmontel, et, dans la littérature allemande, les Mémoires de Varnhagen ! les Souvenirs de jeunesse de M. Sarcey ajouteront à cette famille d’écrits quelques pages de plus, piquantes et pittoresques. Le cercle des expériences de jeunesse de M. Sarcey a été plus étroit et plus pauvre que celui des écrivains que je viens de nommer. Ce dénûment même que M. Sarcey ne cherche pas à dissimuler sous les artifices de composition et de style donne à son livre et à sa manière leur marque propre. Ses Souvenirs ne sont pas, à bien parler, des Mémoires, et je m’en plains ; ce sont des tableaux détachés, qui nous mènent depuis la naissance de M. Sarcey jusqu’à son premier article de journal. Il n’y règne pas l’ordre, la suite et l’exactitude que comportent des Mémoires. Il n’y règne pas non plus un choix bien rigoureux des détails. M. Sarcey nous conte trop de choses qui n’ont de prix que celui qu’il y attache lui-même, et qui, amusantes dans un recueil de lettres, écrites sous l’impression toute chaude du moment, comme les recueils de Jacquemont, de Mérimée, de madame de Rémusat, deviennent fades dans un récit, même autobiographique. Nous avons dans ce volume de M. Sarcey sa première éducation à Dourdan, son séjour à l’École normale, sa misérable odyssée de professeur, ses débuts dans l’ancien Figaro, ses relations avec la famille Chevé. Nous n’avons pas ses années de collège qui auraient trouvé leur place toute naturelle entre l’enfance et l’entrée à l’École normale. Le lecteur ne se peut empêcher de sentir désagréablement cette lacune. On pourrait, en revanche, retrancher du livre l’histoire de la famille Chevé et de la notation musicale par chiffres, non que cela ne méritât d’être conté, mais le chapitre sur les Chevé ne se lie en rien aux autres récits que contient le volume ; il appartient à un moment ultérieur de la vie de M. Sarcey. Il aggrave et fait ressortir l’incomplet et le décousu de la méthode de M. Sarcey qui ne permet pas de placer ses Souvenirs, quel qu’en soit l’attrait, au même rang que les Mémoires de Marmontel. Ces réserves faites, lisez le livre ; il est spirituel et substantiel ; il jette des jours sur l’histoire morale de notre temps.

Le tableau de l’enfance de M. Sarcey est le tableau de l’honnête et heureuse vie d’une famille de petite bourgeoisie dans une petite ville de France entre 1830 et 1840. Rien de plus riant et de plus intime. Le père de M. Sarcey était chef d’institution à Dourdan. C’est du moins dans ce métier qu’il passa la dernière partie de son existence. Mais, avant que d’enseigner les jeunes générations dourdanaises, il avait été soldat, et, avant que d’être soldat, canut à Lyon, son pays d’origine.

Dès la première page, voici que des objections et des besoins d’éclaircissement m’arrivent précisément parce que M. Sarcey n’a pas composé des Mémoires en règle. Le père de M. Sarcey m’est tout de suite incomplet et inexpliqué. À ses débuts dans le journalisme, M. Sarcey a signé ses articles du nom de Suttières, Sarcey de Suttières ou encore Sarcey Suttières. Je suppose donc que M. Sarcey a droit à ce nom de Suttières. Or, nous savons, par la précieuse correspondance de J.-J. Ampère, éditée par madame Cheuvreux que des Sarcey de Suttières vivaient à Lyon au temps du Directoire et du Consulat, et ils font dans cette correspondance figure de bourgeois notables. Comment le père de M. Sarcey, membre d’une famille qui ne passait pas inaperçue à Lyon, fut-il un moment simple canut ? Comment, ayant débuté vers la fin du règne de Napoléon 1er par la profession de canut, pouvait-il être sous la Restauration chef d’institution, c’est-à-dire membre de l’Université de France, ce qui suppose qu’il avait pris des grades ou passé des examens scolaires ? Qu’était-ce que son institution de Dourdan ? Comment l’avait-il organisée ? C’est par ces détails qu’une autobiographie est vivante, et qu’elle ressuscite nettement un passé encore récent et pourtant déjà bien ignoré des générations nouvelles. Ce Sarcey le canut, le soldat, le chef d’institution fut en tout cas, comme beaucoup de chefs de famille de son moment et de sa condition, un homme sensé qui, du petit coin où se bornait sa carrière, avait des vues d’assez d’étendue sur la vie et sur les choses. Il connaissait le prix de l’instruction et en quoi la bonne instruction consiste réellement. Son fils fut bien commencé ; il reçut en tout les bons principes d’où dépendent les développements futurs. Le jeune Francisque, bon gré, mal gré, dut apprendre les éléments de la danse classique et le solfège, et, dans cette ville de trois mille habitants, il put trouver les ressources nécessaires pour les apprendre. On lui mit dans les mains, le plus tôt possible, un violon dont il racla. Son pure, de très bonne heure et quand il ne possédait pas encore son alphabet, lui faisait des lectures choisies ; de sorte que, même avant de savoir lire et écrire, même avant d’avoir mis les pieds à l’école, l’enfant avait à son insu l’esprit imprégné ou teinté de bonnes lettres, sens, formes et sons. Vous voyez quelle variété déjà de culture ; comme tout le nécessaire (sauf le dessin) s’y trouve, dès qu’a surgi la pointe de discernement et d’intelligence ! Cette éducation, où le hasard concourait, où on laissait le hasard, le premier et le plus fécond des maîtres, remplir tout l’office qui lui appartient, fut celle de beaucoup de gens de ma génération ; avec l’école systématique, uniforme et obligatoire, personne en France désormais ne la recevra plus. Parmi tout ce que M. Sarccy évoque d’images de sa petite ville d’enfance, le mameluck de Napoléon qui s’y était retiré, l’ancien petite flûte des armées impériales qui accusait le mameluck d’avoir trahi le grand homme, les luttes, les intrigues et les méprises dans le choix de la rosière annuelle, les fêtes de société, le lecteur remarquera les veillées de la maison Sarcey. De temps à autre, on invitait les voisins, le soir, pour une lecture. On se réunissait dans la chambre à coucher dont M. Sarcey donne une description charmante de finesse et de cordialité. Les femmes, rangées autour de la table, tricotaient. Puis on se régalait de vin blanc et de marrons rôtis. Puis on demandait à M. Sarcey, le père, de faire la lecture. Que de gaieté franche et d’instruction à peu de frais ! Sarcey, le père, lisait fort bien ; on l’écoutait avec délice ; jusqu’à la bonne de la famille et jusqu’à celles qu’avaient amenées les voisins, jusqu’à l’ouvrière qui avait été appelée en journée et qui était restée le soir, tous témoignaient par leur attitude du plaisir qu’ils ressentaient. Et que lisait le père Sarcey ? Racine, Molière, Beaumarchais, Regnard, quelquefois la dernière comédie-vaudeville que Scribe avait fait représenter. On ne dira point que ce n’était pas là de l’excellente nourriture littéraire et morale, du solide tout ensemble et du délicat. Il est bien à remarquer qu’en ces temps lointains, sans tant d’écoles et d’examens que nous en avons aujourd’hui, tout ce petit monde de Dourdan y avait goût et en profitait.

Si le souvenir des biens dont on a joui rend plus amer, comme l’observe le poète, le mal présent, Francisque Sarcey, plus tard, lorsque après avoir passé par l’École normale, il entra dans la vie active, dut prendre soin d’écarter de son esprit les trop riantes images du modeste et profond paradis de Dourdan. La vie de professeur qu’il mena pendant cinq années (1851-1856) fut pour lui l’enfer dantesque. Les deux cents pages, où il en a consigné les souvenirs, feront désormais partie indélébile de l’histoire de l’enseignement public en France. Toute cette farandole de chefs de division du ministère de l’instruction publique, d’inspecteurs généraux, de recteurs, de proviseurs, d’inspecteurs d’académie, d’examinateurs, de juges d’agrégation, agitant des règlements, des programmes de concours, des plans de baccalauréat d’une extravagance accomplie, pourchassant de collège en collège un malheureux jeune homme, savant, sincère, ivre de l’amour de son état et qui devait être bientôt l’honneur des lettres en son siècle, paraîtra à beaucoup de gens la fantaisie arbitraire d’une imagination trop vindicative. Ma propre expérience et celle de plusieurs de mes anciens collègues me permettent d’attester que M. Sarcey n’a rien exagéré et qu’il est plutôt resté au-dessous de la vérité dans la peinture des mœurs de l’administration scolaire à l’époque où il en a été la victime et la proie. Il n’y a rien d’imaginaire dans ses récits. Seulement, M. Sarcey, qui est devenu, depuis, un grand ennemi des collèges ecclésiastiques, brouille un peu les impressions de son temps de professorat avec les impressions ultérieures de son temps de journalisme. Pour fondre le tout, il accuse principalement de ses anciens malheurs la réaction cléricale de l’an 1849 qui se prolongea jusqu’en 1859 ; il s’en prend à l’influence sourde du prêtre, de l’évêque, du jésuite. C’est possible. Pour ce qui est de moi, au cours de ma carrière de professeur, j’ai été témoin de faits qui dépassent — on le verra bien, quand j’écrirai mes Mémoires — tous ceux que conte M. Sarcey. Je ne saurais les mettre au compte du clergé. Dans les différentes villes où j’ai résidé, l’évêque ne m’a jamais joué d’autre mauvais tour que de m’inviter à ses dîners, lesquels, malgré les préjugés généralement répandus sur la cuisine épiscopale, n’étaient ni luxueux ni raffinés. Je n’ai jamais, au grand jamais, senti dans ma vie la main du jésuite. Mais j’y ai senti, avec toute sa griffe féroce, la stupidité administrante, le sot bureaucrate scolaire, le ministre imbécile. M. Sarcey, d’ailleurs, nous fait un aveu. Il ne fut sauvé du plus sombre découragement que par le hasard qui le fit pendant six mois professeur dans une sorte de petit séminaire.

Arrêtons-nous, si vous voulez, avec M. Sarcey, sur cette oasis scolaire de l’an 1852. C’était le collège communal de Lesneven, dans le Finistère, en pleine Bretagne bretonnante. Il était régi par un prêtre.

Tous les professeurs, aussi bien que le principal, avaient reçu la tonsure. On y envoya en disgrâce M. Sarcey, pour y enseigner la rhétorique ; il était le seul maître dans le collège qui n’appartînt pas à la cléricature. On a souri récemment de Sarcey chez les frères. On sera touché et charmé du tableau de Sarcey professeur quasi-congréganiste. Les frères de Saint-Jean de Dieu n’ont aidé à sauver M. Sarcey que de la cécité physique ; les prêtres, qui l’ont accueilli et recueilli en ses jeunes ans dans leur collège de Lesneven, l’ont probablement sauvé de la ruine intellectuelle et spirituelle. M. Sarcey, en apprenant que le collège où on l’envoyait, quoique dépendant de l’autorité universitaire, était un collège ecclésiastique, crut d’abord que les chefs de bureau de Paris l’avaient de parti pris expédié dans l’in pace. Il frémissait d’effroi. Le principal du collège, l’abbé X***, dont il aurait bien dû nous conserver le nom, le recul, le sourire aux lèvres, avec ce petit discours :

« Nous essayerons de vous rendre le temps de votre pénitence moins rude. Je suis sûr que, de votre côté, vous avez assez d’esprit pour donner à nos Bretons un enseignement qui ne soit pas en désaccord avec les traditions de cette maison. Je vous laisserai donc parfaitement libre dans votre classe ; vous y direz et vous ferez ce qu’il vous plaira ; je suis convaincu que vous n’abuserez jamais de cette confiance… »

M. Sarcey n’en revenait pas, après tout ce qu’il avait déjà éprouvé dans les lycées. On le laissait libre de la direction de sa classe ! On avait confiance en lui ! On le traitait en coopérateur et non en subordonné et en esclave ! La vie changeait de couleur à ses yeux. Il devint tout de suite un autre homme. Il n’abusa pas de la confiance de son principal. Chez lui, sa classe faite, il lisait dans le texte Homère, Térence, Aristophane. En classe, il commentait devant ses petits Bretons Bossuet, Fénelon, Bourdaloue ; il y mettait la chaleur et l’enthousiasme qu’inspirent à un esprit comme le sien des orateurs et des écrivains comme ceux-là ; les petits Bretons y furent pris ; ils considéraient leur professeur de rhétorique comme un saint homme qui ne s’était pas encore décidé à revêtir l’habit ecclésiastique ; le bruit se répandit dans Lesneven que le collège possédait un prédicateur hors ligne ; la bonne femme, chez qui Sarcey demeurait, lui donna un chapelet béni à Notre-Dame-d’Auray, et il n’eut pas la cruauté de le refuser. M. Sarcey n’a connu la pleine félicité morale qu’au collège des prêtres de Lesneven ; c’est ce qu’il appelle dans sa vie de professeur la crise bienfaisante. Le pays, d’ailleurs, était agréable à habiter. Roscoff et la mer n’étaient pas loin. L’aubergiste, chez qui il prenait pension et « qui se vantait de n’avoir pas dessaoulé depuis vingt-cinq ans », soignait ses pensionnaires comme lui-même : tous les jours des huîtres, du homard, des côtelettes de présalé, des montagnes de beurre aux deux bouts de la table, le tout pour trente francs par mois. M. Sarcey ne demandait plus qu’à passer là son innocente vie, partagé entre les courses à la mer, la table succulente de son hôte, les méditations pieuses et littéraires de sa classe, les promenades en lisant les bons auteurs dans le jardin de l’abbé, son principal, qui lui avait donné une clef. Il eut l’imprudence de faire connaître son désir au ministre.

Que croyez-vous qu’il arriva ? Le potentat qui menait alors le ministère de l’instruction publique, le chef de division Lesieur, jugea impertinent qu’un professeur se plût si fort dans l’endroit où l’autorité l’avait dépêché tout exprès pour le mortifier, et M. Sarcey, sous prétexte d’avancement, fut déporté, contre son gré, de Lesneven à Rodez. Qui n’eût perdu patience ! M. Sarcey saisit la première occasion qui se présenta de renoncer à un métier qu’il aimait et qu’on le forçait de haïr. Il demanda sa mise en disponibilité qu’on eut la maladresse de lui accorder, au lieu de réserver pour les meilleurs emplois de l’enseignement un homme tel que lui, né professeur de la plante des pieds à la pointe des cheveux. Voilà comment M. Sarcey devint journaliste et enseigna la littérature dramatique dans le feuilleton de l’Opinion nationale, et du Temps, au lieu d’enseigner la haute rhétorique dans une chaire de Louis-le-Grand ou une chaire de la Sorbonne qu’il eût fallu, le cas échéant, créer exprès pour lui !

  1. Souvenirs de jeunesse, par Francisque Sarcey. Paris. Paul Olendorff, éditeur, 1885.