À quatre-vingt-dix-mille lieues de la Terre/10
CHAPITRE x
Premières sorties.
Dès que la nacelle se fut posée sur le sol de la Lune, Agénor décrocha de la paroi les appareils Desgrez-Balthazard et dit :
— Nous allons pouvoir sortir de cette nacelle, et, les premiers, fouler le sol du globe lunaire ; cependant, méfions-nous de l’atmosphère inconnue et raréfiée qui entoure le satellite ; c’est pourquoi il nous est absolument nécessaire de revêtir ces vêtements protecteurs qui nous fourniront à volonté l’air pur de la campagne orléanaise.
— Mon oncle, une question ? interrompit Adrien.
— Pose ta question, mon garçon.
— Et la chaleur extérieure que nous allons affronter, ou plutôt tenter d’affronter, vous y avez pensé, je suppose ? Il me semble qu’elle est autant à craindre que la raréfaction de l’air. Je me souviens fort bien d’avoir lu quelque part que le sol de la Lune doit être brûlant, d’une température supérieure à celle de l’eau bouillante, sous l’action continue des rayons solaires. C’est là le dire de l’astronome Herschel, je crois…
— Peux-tu croire, mon cher, que j’aie négligé une chose de pareille importance. N’ai-je pas mes récipients d’air liquide, réserve toujours prête de froid intense. Je pouvais adapter au costume de scaphandre ordinaire, mais plus léger, un petit réservoir d’air liquéfié. Ce liquide se vaporisant dans l’intérieur du vêtement imperméable eût entouré la personne revêtue du dit costume d’une sorte d’enveloppe d’air très froid et lui eût permis de supporter une quelconque température régnant à l’extérieur ; mais ces vapeurs d’air liquide à 182 degrés au-dessous de zéro ne pouvaient, en somme, pénétrer sous le vêtement qu’avec une extrême lenteur, sous peine de geler instantanément le malheureux qui en eût été enveloppé. Cette évaporation extrêmement lente, trop lente de l’air liquéfié dans l’air surchauffé du vêtement, n’eût pas été, à elle seule, suffisante pour la respiration normale, mais, ajoutée au fonctionnement du bioxyde de sodium qui assure, dans l’appareil Desgrez-Balthazard, un air toujours pur, elle devait donner un fluide à la fois suffisamment froid et parfaitement respirable.
« J’ai donc combiné les deux systèmes, celui
L’hélice se mit à tourner dans l’air raréfié du satellite. La chute doucement s’atténuait…
Tout en donnant ces explications, qu’Adrien n’avait guère connues à Orléans dans la fièvre des préparatifs, Agénor s’était revêtu de son costume, impatient qu’il était de fouler ce sol lunaire, but de ses efforts victorieux. Et, non moins impatient que son oncle, Adrien en écoutant, avait fait de même.
Les vitres de leur sphère d’aluminium étaient de verre foncé, pour atténuer l’éclat des feux de l’espace et la réverbération du sol.
L’atmosphère lunaire, très légère, ne devait pas être un bon véhicule pour le son et le bruit. La voix des deux hommes, fortement arrêtée déjà dans les sphères vitrées, n’eût pu s’y faire entendre. Agénor, comme toujours, avait paré à cela d’une manière fort ingénieuse : un petit téléphone démontable devait être installé d’une tête à l’autre. Un fil allait relier les deux hommes et leur permettre de se causer tout à leur aise.
L’oncle et le neveu étaient prêts à sortir pour cette première excursion. Il fut convenu que, pendant le temps très court qu’allait durer leur promenade d’exploration, Cécile préparerait un repas substantiel, car l’autre était déjà loin, et les estomacs n’allaient pas tarder à crier famine.
Il ne fut pas question d’emmener Sulfate qui tournait le dos et regardait par un des hublots l’aride paysage lunaire.
Agénor ouvrit la porte de sortie, puis pénétra dans l’étroit vestibule ; il referma cette première porte, et, automatiquement, la seconde, communiquant avec l’extérieur, s’ouvrit. Grâce à ce système de double fermeture, une quantité relativement faible de fluide intérieur se perdait à chaque entrée ou sortie ; et l’air liquide, en s’évaporant, avait tôt fait de réparer cette perte. Adrien sortit comme son oncle ; tous deux se trouvèrent sur le sol de la Lune.
Ils avancèrent sur le sable, éblouis par le spectacle étrange et nouveau qui s’offrait à leurs yeux. Devant eux, l’énorme cratère Possidonius dressait vers le ciel noir sa muraille imposante et haute de six mille quarante-quatre mètres. Vers la droite, ils devinaient une longu entaille fendant la montagne du haut en bas et donnant accès dans le cirque intérieur. À gauche, une hauteur beaucoup moins importante ressemblait à quelque citadelle commandant et gardant le large détroit qui sépare la mer, la plaine plutôt de la Sérénité de celle des Songes.
Agénor et le jeune homme contournèrent leur appareil échoué sur le sol comme une infime épave.
Le savant eut alors un geste large de suprême admiration. Jusqu’à l’horizon, c’était l’immense plaine ondulée de la Sérénité, infinie, luisante de soleil, et se terminant là-bas en une ligne étincelante et nette.
L’atmosphère était si légère que nulle dégradation appréciable ne donnait aux terrains éloignés cette douceur bleuâtre qui pare si délicieusement les paysages terrestres ; mais si tout était brutal, franc et net sur ce monde lunaire, il ne s’en dégageait pas moins de l’ensemble une étrange beauté faite précisément de cette perspective pour ainsi dire sans lointains, et cela étourdissait le regard.
L’horizon semblait moins éloigné que sur Terre ; ce phénomène avait pour cause la petitesse du diamètre de l’astre ; et, du fait de cette courbure plus grande, les deux hommes n’apercevaient pas même la cime des monts Taurus où, cependant, les crêtes du cirque Le Monnier n’atteignent pas moins de deux mille sept cent mètres d’altitude, ni le cratère Bessel dont les onze cent soixante et onze mètres dominent le milieu de l’immense plaine qui s’étendait devant eux.
— Je me sens bien léger, dit Adrien en sautant comme un chamois ; mon costume me semble aussi facile à porter que s’il était en soie, et je crois bien que mes jambes feraient facilement cent kilomètres sans se fatiguer !
— Évidemment, répondit Agénor, la chose s’explique assez clairement : nous sommes sur un monde environ cinquante fois plus petit que la Terre, où, par conséquent, l’intensité de la pesanteur est beaucoup moindre que sur la planète., nous y pesons moins lourd, c’est simple. J’ajoute que cette légèreté nous permettra de parcourir ce globe lunaire avec une rapidité qu’il nous serait impossible d’atteindre sur terre.
— En effet, mon oncle, nous filerons sur ces plaines comme de vraies antilopes ; et je ne crois pas que le plus rapide isard des Pyrénées puisse bondir dans ses montagnes natales aussi vite que nous bondirons, nous, sur les pentes et les crêtes montagneuses de l’astre que nous venons visiter !
— Nos motocyclettes démontables, ajouta le savant, vont nous être d’une aide précieuse pour parcourir ces étendues planes comme celle qui est là devant nous. Je suis persuadé que nous y ferons facilement cent cinquante et peut-être deux cent kilomètres à l’heure, car l’effort mécanique destiné à faire mouvoir les roues sera, grâce à la pesanteur moindre, presque insignifiant.
— Mais oui ; et, lorsqu’il y aura des pentes à gravir ou des espaces accidentés à franchir, nous démonterons nos machines pour les mettre sur notre dos.
— Parfaitement, mon cher. Et, si tu n’y vois pas d’inconvénient, nous allons même partir le plus tôt possible pour une reconnaissance de courte durée. Je désirerais, avant la venue de la nuit lunaire, visiter le grand cirque Platon. Oh ! tu sais, une visite rapide…
— Avant la venue de la nuit, dites-vous, mon oncle ?
— Assurément. Tu sais bien qu’après la pleine Lune, c’est le bord ouest du satellite qui disparaît le premier. Par conséquent, c’est, en ce moment, pour l’endroit où nous sommes, pour la région de Possidonius, presque la fin du jour lunaire de trois cent cinquante-quatre jours et demi. Le soleil va s’abaisser sur l’horizon de l’est, là-bas, tiens, vers les monts Caucase et les Apennins qui nous sont invisibles, et l’ombre de la nuit va venir brusquement dès la disparition de l’astre radieux presque sans crépuscule. Nous avons le temps, cependant, d’aller dire un petit bonjour au noir Platon.
De suite, les voyageurs revinrent sur leurs pas et rentrèrent, l’un après l’autre, dans la nacelle dont les portes se refermèrent hermétiquement.
Ils enlevèrent seulement la sphère d’aluminium emprisonnant leur tête et le réservoir du dos, puis se mirent à table devant un bon repas préparé par Cécile.
Sulfate n’avait pu résister plus longtemps à la faim ; mais, cependant, il restait à part, dévorant à belles dents le contenu d’une boîte de thon arrosé d’un peu de vin blanc de la Loire.
— Je rembourserai le montant de mes dépenses dès mon retour à Orléans, avait-il dit à Cécile. Je suis un invité malgré lui et ne veux accepter la gratuite hospitalité qui m’est offerte.
Et, avant de déjeuner, ce protestataire avait écrit sur son calepin :
Sommes dues au docteur Lancette pendant
mon séjour forcé sur la Lune :
— Une boîte de thon.
— Une bouteille de vin blanc.
C’était là le commencement d’une comptabilité qui promettait de s’allonger autant que cela serait nécessaire, car une épaisse série de pages blanches étaient destinées à enregistrer la suite.
Le savant eut alors un geste large de suprême admiration…
Rodillard, lui aussi, mangeait à part, dans une assiette placée sur le tapis. Il avait, ma foi, bon appétit, et ne paraissait nullement ému de se trouver à près de cent mille lieues des gouttières d’Orléans.
Pendant le repas, Agénor et Adrien communiquèrent à Cécile leur projet de gagner sous peu le grand cirque lunaire de Platon, afin d’élucider l’importante question de sa végétation présumée.
— Ce cratère Platon, dit Agénor, est peut-être le plus intéressant du satellite, non par la hauteur de ses remparts qui s’élèvent à trois mille sept cent soixante-quatre mètres, ni par son diamètre de vingt-quatre lieues, car il y a mieux que cela sur la Lune, mais par ce fait curieux qu’il est d’autant plus noir que la lumière solaire l’éclaire davantage. Je crois absolument qu’il y a là une végétation quelconque, de la vie, enfin. Nous le saurons avant peu. Il existe, d’ailleurs, d’autres régions sur ce globe où des faits analogues se produisent, notamment dans la mer des Vapeurs, près du cratère Hyginus et dans le cirque Alphonse, plus au sud, dans la région montagneuse avoisinant Tycho.
— Est-ce bien loin d’ici, Platon ? demanda Cécile en versant dans les tasses un délicieux café fumant.
— À sept cents kilomètres à vol d’oiseau, répondit le savant, si toutefois cette expression peut être employée ici où règne une atmosphère incapable de supporter un volatile quelconque. Mais je m’empresse d’ajouter, ma fille, que cette distance sera peu de chose pour nous, grâce à notre infime pesanteur sur ce monde. Nos motocyclettes vont tourner avec une vitesse folle sur ces étendues planes. Nous n’aurons que les monts Caucase à traverser après l’immense plaine de la Sérénité, et, encore, en une région à peine élevée, dans une sorte de col les séparant des Apennins. Ensuite, nous passerons entre les cratères Cassini et Autolycus qui dominent le marais des Brouillards. Et il ne nous restera plus qu’à longer les Alpes au nord-ouest de la plaine des Pluies jusqu’à Platon.
— Qu’emportons-nous, mon oncle ? dit Adrien.
— D’abord nos vêtements spéciaux avec le réservoir d’air liquide, répondit Agénor, plus un petit appareil chauffé à l’alcool et destiné à être mis, au moment voulu, à la place du réservoir d’air liquéfié producteur du froid.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ?… Mais, mon cher neveu, si la nuit nous surprenait au retour, que deviendrions-nous par le froid intense qui, presque immédiatement, suivra l’accablante chaleur du jour, nous gèlerions de suite. Grâce à ce petit appareil, remplaçant l’autre, nous supprimerons d’abord le renouvellement de fluide supplémentaire qui nous donne la fraîcheur. La petite quantité d’air exigée par l’appareil Desgrez-Balthazard demeurera seule, mais elle sera continuellement gardée à une température chaude et variable à volonté grâce à son passage continuel dans le serpentin chauffé du petit appareil en question.
Ensuite, il nous faut des vivres de conserve. Nous allons en mettre pour plusieurs jours, avec de l’eau, dans le caisson arrière de nos motocyclettes ; ce sera plus que suffisant. N’oublions pas quelques instruments, une carte, les petites caisses que voici, et, surtout, les fusils automatiques et à balles explosibles que j’ai fait conditionner suivant des indications spéciales. Nous aurons peut-être besoin de nous en servir.
— Des fusils automatiques ordinaires ne pouvaient donc suffire ?
— Non, car il faut ici une balistique particulière. Songe donc : atmosphère presque nulle et pesanteur infime ! Je voudrais bien te voir, sur la Lune, tirer avec des cartouches ordinaires et la hausse des fusils de la Terre. Voyons, Adrien !…
— C’est vrai, c’est vrai, mais je suis encore peu au courant de vos trouvailles. Souvenez-vous que le temps vous a manqué pour pouvoir me donner toutes ces explications lorsque nous étions encore des habitants d’Orléans.
— Deux jours nous suffiront largement, je pense, dit encore Agénor, pour aller et revenir après avoir jeté un coup d’œil dans ce cratère Platon et même y être descendus. En partant demain matin — heure de la Terre — ce sera bien suffisant. Nous pourrons faire tous nos préparatifs aujourd’hui.
« Maintenant, mes amis, ajouta le savant en observant le chronomètre fixé à la tapisserie, je vous annonce qu’il est deux heures du matin à Orléans. Quelqu’un a-t-il sommeil ?
Ni Adrien, ni Cécile ne pensaient à dormir. Quant à Sulfate, il jugea inutile de faire connaître son opinion.
L’on décida donc de rester debout jusqu’à cinq heures du soir et d’aller ensuite prendre, jusqu’au lendemain matin, un long repos pour se préparer au voyage vers Platon.
La journée d’Agénor et d’Adrien se passa en apprêts pour la grande excursion projetée et en une nouvelle et courte sortie sur le sol du satellite. Ils rapportèrent différents clichés photographiques, puis des pierres, des plantes infimes précieusement ramassées pour être étudiées plus tard. Ils mirent en vase clos un peu d’atmosphère lunaire destinée, elle aussi, à de futures analyses.
Sulfate resta inactif. Il lut et mangea, tout simplement.
Quant à Cécile, outre la préparation des repas, ses occupations consistèrent en un travail spécial effectué dans la pièce du haut. Elle sépara une couchette des deux autres par une cloison d’étoffe qu’elle installa simplement et avec goût. Cela lui fit une chambre exiguë, mais bien à part, munie de l’un des quatre hublots supérieurs.
Après un bon dîner arrosé de vins généreux, à cinq heures précises, Agénor, Adrien et la jeune fille montèrent pour se coucher dans la pièce du haut.
Cécile embrassa son père et son cousin, puis entra chez elle. Sulfate, lui, resta en bas, où une quatrième couchette avait été préparée à son intention.
Le lendemain matin, à quatre heures, tout le monde était debout.
On déjeuna. Ensuite, les deux voyageurs revêtirent leur costume Desgrez-Balthazard et sortirent de la nacelle avec les morceaux démontés de leurs motocyclettes. Ils montèrent là leurs machines.
Puis ce furent les adieux, après toutes sortes de recommandations d’Agénor à la jeune fille pour la vie à l’intérieur de la nacelle. Cécile avait les yeux humides. Sulfate, lui, fut froid. Il se leva cependant, salua les deux hommes et, du bout des lèvres, un peu ironiquement, leur souhaita bon voyage et pas trop de chutes dans les précipices lunaires ; ensuite il revint s’asseoir pour reprendre la lecture d’un volume qui semblait l’intéresser beaucoup plus que le départ de ses compagnons.
Lorsque l’oncle et le neveu montèrent en selle, une émotion très forte et bien compréhensible les étreignit. L’inconnu profond et troublant se trouvait là, devant eux ; non pas le
Ils s’avancèrent à pied d’une centaine de mètres et virent devant eux un fossé terriblement large et creux.
Tout à coup, ils partirent ; et, l’atmosphère à peine sensible offrant un obstacle presque nul à leur course, ils purent filer, semblables à de vrais projectiles, droit devant eux, sur la plaine doucement vallonnée…
Cécile, par un hublot, regarda diminuer dans l’éloignement les deux silhouettes. Lorsqu’elles eurent disparu sur la ligne étincelante de l’horizon, les yeux de la jeune fille se voilèrent d’un rideau de larmes. Elle fut secouée de sanglots ; et, dès lors, son pauvre cœur souffrit d’incessante et mortelle inquiétude…