À travers l’Espagne/17

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À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 119-124).


xvii

DE GRENADE À SÉVILLE

Questions effleurées. — Une ballade. — L’Andalousie et son climat. — La Giralda. — Souvenirs que le nom de Séville réveille. — Manuscrits de Christophe Colomb. — Histoire de Séville. — L’opinion de ses admirateurs.

Si j’ai bonne mémoire, la dernière lettre que je vous ai adressée, il y a déjà longtemps, vous parlait encore de Grenade, et c’est avec regret que je fais mes adieux à la vieille capitale des Maures.

Que de choses je pourrais vous dire encore ! Que de charmantes légendes j’aimerais à vous raconter, dans lesquelles les guerriers maures se trouvent aux prises avec les héros chrétiens ! Que de problèmes historiques il me plairait d’étudier avec vous !

Car cette invasion de l’islamisme dans l’Europe chrétienne, et sa domination huit fois séculaire en Espagne, font surgir des questions du plus haut intérêt, et ont donné lieu à bien des erreurs. Il y a des écrivains qui, grisés des beautés de l’art oriental, se sont épris d’admiration pour les Maures, vantent leur civilisation, et regrettent leur expulsion d’Espagne. Inutile de vous dire que je ne suis pas de ceux-là. Tout en admirant le génie de leurs artistes — qui n’ont d’ailleurs excellé que dans un seul style d’architecture — je n’hésite pas à dire qu’en expulsant ces terribles ennemis du nom chrétien, les rois catholiques d’Espagne ont sauvé non seulement le Christianisme, mais encore la civilisation et l’art.

Je crois aussi que l’islamisme n’a subsisté jusqu’à nos jours, que grâce à certains principes fondamentaux qu’il a empruntés au christianisme. La part de vérité, contenue dans le Coran et copiée de la Bible, l’a préservé d’une ruine précoce, comme la Cathédrale catholique a sauvé la mosquée de Cordoue.

Mais ce n’est pas en courant d’une ville à l’autre, et dans une chambre d’hôtel qui ne contient pas un livre, que je puis approfondir ces questions.

Pour en finir avec Grenade, je veux reproduire ici cette charmante ballade que je trouve dans une vieille revue d’Espagne :


À LA VIERGE DE GRENADE


Elle est de marbre pâle, vêtue d’une robe d’or et d’un manteau bleu,
Où brillent des étoiles de feu.
Je l’ai couverte de joyaux et de fleurs.
Elle est toujours pâle.
Je lui ai fait une chapelle où nuit et jour luit la lampe aux sept lumières.
Elle est toujours pâle.
Je lui ai donné mon chapelet de rubis, et ma croix d’escarboucles.
Elle est toujours pâle !
Une larme d’amour est tombée de mes yeux sur sa main ouverte.
Alleluia ! Elle à souri, ses joues se sont rosées.


De Grenade à Séville, nous traversons presque toute l’Andalousie, qui, en décembre, est un véritable verger.

Rien de plus pittoresque et de plus riant que ce paradis terrestre. Les pelouses vertes couvrent le fond des vallées, les bosquets émaillent de fruits d’or les versants des collines, et mille ruisseaux secouent leurs panaches d’écume dans les gorges de la Sierra Nevada, dont les neiges immaculées rayent l’azur du ciel.

C’est ici l’époque des semailles. Les fermes sont pleines d’animation, et de longues files de bœufs traînent lentement de nombreuses charrues dans les champs. Çà et là s’allongent les haies de figuiers d’Arabie, ou de palmiers nains, et de grands troupeaux paissent à l’ombre des pins parasols.

Sur les cîmes escarpées des montagnes, des châteaux et des tours en ruines semblent pleurer leur glorieux passé ; de jolies petites villes, toutes blanches, se cachent dans la verdure des orangers ; et le soleil de décembre, aussi chaud dans l’Andalousie que notre soleil de mai, inonde de lumière ces admirables paysages.

Mais quelle est donc cette tour étrange qui se dresse à l’horizon ? C’est le clocher de la cathédrale de Séville, la fameuse Giralda. Vieille tour arabe, qui s’est convertie au christianisme après une jeunesse fort orageuse, et qui porte maintenant sur son front une colossale statue de la Foi, en bronze doré.

Cette statue tient un étendard dans sa main, et tourne sur elle-même comme une girouette. C’est de là que vient à la tour son nom de Giralda. Représenter ainsi la Foi me semble une idée assez baroque, puisque la Foi est immuable. Mais si cette statue pouvait parler, elle nous dirait sans doute : « ce n’est pas moi qui change, ce sont les vents, c’est-à-dire les courants d’opinions, qui tournent autour de moi, et je fais face à toutes les tempêtes de quelque côté qu’elles viennent m’assaillir. »

Nous voici donc à Séville. Que de souvenirs ce nom réveille ! Certains voyageurs y cherchent Figaro que Beaumarchais et Rossini ont illustré, mais qui est maintenant éclipsé par son frère de Paris. D’autres y veulent revoir don Juan, le héros toujours vivant, hélas ! de Byron Mozart. Quelques-uns courent au Salon d’Orient voir danser les gitanes, dans l’espoir d’y retrouver la fantasque Carmen que Bizet a si bien fait chanter.

Mais ce ne sont pas ces personnages qui ont fait la gloire de Séville, et ses monuments évoquent bien d’autres noms. Quand j’ai visité ce vieux survivant romain que l’on appelle la Tour d’Or, je songeais à Jules César, et aux grands découvreurs espagnols dont les vaisseaux, sont venus à quinze siècles d’intervalle, jeter l’ancre au pied du vieux donjon. Quand j’ai franchi le seuil de l’Alcazar, j’y cherchais les souvenirs des rois chrétiens, vainqueurs des Maures, de Ferdinand et d’Isabelle, et surtout de Charles-Quint qui a rempli le monde de la gloire espagnole. Quand je me suis fait ouvrir la bibliothèque Colombine, je n’y voulais voir et Je n’y ai vu que deux livres, ouverts dans une vitrine soigneusement fermée à clef : c’était un traité de cosmographie, annoté par Christophe Colomb, et un manuscrit dans lequel l’immortel découvreur s’efforçait de prouver, par des textes, que les écrivains sacrés et profanes avaient prédit la découverte du Nouveau-Monde, que son œil de prophète apercevait au-delà des mers.

Séville est riche de ces souvenirs qui rappellent les noms illustres de saint Ferdinand, d’Alphonse le Sage, de don Sanche IV, de saint Vincent Ferrier, de saint Isidore, et d’une légion de grands écrivains et d’artistes admirables.

Son histoire est tellement ancienne qu’il faudrait remonter presque au déluge pour retrouver son origine. Je ne badine pas, Séville prétend avoir eu pour fondateur Hercule, qui fut probablement l’arrière petit-fils de Noé ! Ses commencements auraient donc été entourés de merveilles, et je ne demande pas mieux que d’y croire. Les merveilles du passé consolent des vulgarités du présent.

L’histoire ancienne de Séville est d’ailleurs résumée en six vers, gravés sur la porte de Jerez : —


Hercules me edifico ;
Julio Cesar me cerco
De muros y torres altas.
Un rey Godo me perdio.
El rey santo me gano
Con Garci Perez de Vargas.


dont voici la traduction :

Hercule me bâtit — Jules César m’entoura — de murailles et de hautes tours — Un roi Goth me perdit. — Le roi saint me reconquit — avec Garci Perez de Vargas.

Les admirateurs enthousiastes de Séville — et tous ses visiteurs le deviennent — disent : « qui n’a pas vu Séville n’a pas vu de merveille. »

Au premier coup d’œil elle m’a conquis, et je ne trouve presque pas exagérée cette description qu’en fait une de ses femmes les plus remarquables, Fernan Caballero :

« Séville a pour page le Bétis, pour bannière la Giralda, pour bouquets de fête ses orangers.......... À la fois joyeuse comme une campagnarde, imposante comme une reine, belle comme une jeune fille, pleine de savoir et de souvenirs comme une matrone de bonne souche, gracieuse comme une Andalouse d’aujourd’hui, digne et chaste comme une vieille Castillane. »

Telle est la ville où je viens d’arriver, et que je me propose d’étudier un peu.