À travers l’Espagne/18

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À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 125-130).


xviii

SÉVILLE

Aspect de la ville. — Les beautés de l’Espagne et les nobles qualités des Espagnols. — L’amour à Séville. — Les Andalouses. — Jardins et fleurs. — Las delicias de Christina. — Les bois de mon pays.

L’ancienne capitale de l’Espagne s’étend nonchalamment aux bords du Guadalquivir, dorée par le soleil, parfumée par ses orangers, glorifiée par sa grandiose cathédrale.

Mais c’est au premier aspect seulement que cette belle mauresque convertie paraît nonchalante, et semble faire la sieste au soleil, ou dormir à la belle étoile. Car du moment que vous la connaissez mieux, elle vous, apparaît pleine de vivacité et d’élégance.

Elle est en même temps originale, pittoresque et monumentale. Ses rues sont étranges, ses boutiques bizarres, ses patios gracieux et artistiques, ses promenades ravissantes, ses habitants aimables et distingués.

Je fais ici une étape assez prolongée, et je visite en flâneur. Voilà la vraie jouissance du touriste : n’être pas pressé, n’avoir pas chaque jour un programme à remplir, un itinéraire inflexible, une liste d’agenda ou de videnda qui sont autant de despotismes.

Je vais au hasard, j’erre à l’aventure, tantôt dans une rue pleine de peuple et de vie, connue la Calle de los Sierpes, tantôt sur une place toute ensoleillée, tantôt dans une ruelle si étroite que les voitures n’y peuvent passer ; mais dans cette ruelle sombre les plus charmantes surprises m’attendent. Ici par une porte cochère entrouverte j’aperçois un palais de fées, un patio fantastique où je vois briller le jaspe et le porphyre au milieu des orangers et des palmiers ; là, je franchis un mur crénelé de pauvre apparence, et je découvre une colonnade de marbre courant autour d’un parterre où les fleurs sourient, où les jets d’eau chantent ; ailleurs un vieil hôtel à l’aspect sévère m’attire : c’est la maison d’un antiquaire et il me montre des centaines de vieux tableaux, des objets d’art, des meubles qui sont autant de reliques.

Vous allez vous moquer de moi peut-être, et les hommes d’affaires et d’argent vont me trouver aussi démodé qu’un vieux meuble. Mais tant pis pour eux ! Car ils ne viendront jamais voir l’Espagne, et s’ils y viennent ils n’y comprendront rien.

Eh ! mon Dieu, je sais bien que Séville, comme toute l’Espagne d’ailleurs, est très arriérée au point de vue matériel. Mais ne vaut-il pas mieux être lent à progresser matériellement que prompt à descendre vers la décadence morale ?

Oui, l’Espagne est un noble hidalgo dont le budget est mince, et dont la toilette est un peu négligée. Souvent sa cappa est en lambeaux, et sous la cappa le linge est déchiré, vieux, et même sale, mais sous ces vieux vêtements il y a un cœur vaillant qui bat.

Napoléon I s’en est aperçu, quand après avoir vaincu tout le reste de l’Europe il a voulu conquérir l’Espagne !

Sans doute, l’Espagnol est trop fier de ses parchemins, de ses armoiries, de ses décorations. Il jette ses titres et ses quartiers de noblesse à la tête des gens avec la même désinvolture que s’il avait tout récemment conquis Grenade, sous les ordres du Gran Capitan, ou remporté hier la glorieuse victoire de Lépante.

Mais cet orgueil prouve qu’il a le culte des aïeux, le respect des traditions, l’admiration de sa patrie, la foi dans sa force et dans sa vitalité.

À chaque pas je vois projeter des balcons et des fenêtres grillées ; quand vient le soir j’y retrouve le spectacle des amours chastes d’autrefois. Derrière cette grille il y a une jeune Sévillanaise à demi cachée, prêtant l’oreille aux serments d’amour d’un jeune homme qui reste dans la rue, et qui y passe toute la soirée, sans pouvoir même effleurer du bout des doigts la main de celle qu’il adore.

C’est après le mariage seulement qu’il pourra franchir le seuil de cette chambre qui lui semble un paradis !

Écoutez cette romance d’un poète espagnol contemporain, don Antonio de Trueba.

L’amoureux a passé la nuit à soupirer sous la fenêtre, et la jeune fille n’a pas perdu un mot de sa tendre sérénade ; mais le soleil va se lever :

« Allons, dit-il à sa belle, adieu, soleil des soleils !

« — Jésus ! tu me quittes si tôt !

« — Je ne puis m’attarder ; voici l’aube qui naît, et si l’on nous surprend à parler ici, Dieu sait ce que l’on en dira !

« — Pars, mais du moins ne m’oublie pas.

« — Moi, je ne t’oublie jamais. Maudite soit ta fenêtre d’être si haute !

« — Si tu veux une échelle, il y en a une dans l’église.

« — J’irai la demander bientôt.

« — Tu ne monteras pas autrement.

« — Adieu, soleil !

« — Adieu, étoile du matin !

« — Adieu, trésor !

« — Adieu, bel amoureux ! Qu’il est fier ! qu’il a bonne mine ! Je le voudrais contempler encore pendant qu’il traverse la clairière qui va d’ici à la chênaie. Petites étoiles luisantes, prêtez-moi votre clarté pour m’aider à suivre la trace de mon amant qui s’éloigne ! »

Quelle tendresse et en même temps quelle chasteté dans cet amour ! Quelle image naïve du sacrement de mariage dans cette échelle, qui est dans l’église, et sans laquelle le jeune amoureux ne pourra arriver jusqu’à la fenêtre si haute de sa fiancée !

Quelle prudence enfin dans cette réclusion relative imposée aux jeunes filles ! Elle rappelle bien ce proverbe espagnol :

« Les femmes ressemblent à la fumée qui trouve toujours par où sortir. À femme honnête, portes closes. »

C’est encore suivant les vieilles coutumes qu’on fait l’amour en Espagne, et, malgré tous les libelles plus ou moins salés des voyageurs, je crois que les mœurs espagnols valent mieux que celles de tous les autres pays d’Europe.

Il me semble en outre que les poètes et les romanciers ont fort exagéré la beauté des Andalouses. Il y a sans doute ici quelques femmes, qui sont très belles, mais elles sont rares ; et leur beauté est surtout dans leurs yeux, noirs, rêveurs, profonds, étranges, énigmatiques. Peut-être savent-elles mieux que les autres femmes que les yeux ne leur ont pas été donnés seulement pour voir, mais pour parler, pour enflammer, pour blesser !

Outre leurs balcons grillés et leurs patios pleins de lumière, les maisons de Séville se font remarquer par leurs façades peintes de couleurs claires, par leurs escaliers de faïence coloriée, et par leurs terrasses toutes blanches.

Les jardins publics sont très beaux, et l’on n’en est pas surpris quand on connaît la température de Séville. J’y ai passé quelques heures le jour de Noël, et j’ai trouvé le soleil de midi si ardent que j’ai dû chercher l’ombre des palmiers.

Ah ! quel beau climat que celui de l’Andalousie ! Sans doute, il n’y aurait pas de malades ici, s’il n’y avait pas de médecins !

On m’a montré une plante assez curieuse qu’on appelle jara. Les fleurs ont cinq pétales blancs, et chaque pétale a une tache, rouge et sanglante comme une blessure. N’est-ce pas un symbole de l’homme qui a cinq sens, et dont chacun souffre et saigne ?

La plus belle promenade de Séville s’étend entre le Guadalquivir et le jardin du duc de Montpensier : on l’appelle las Delicias de Christina. Toute la société aristocratique s’y donne rendez-vous entre quatre et cinq heures de l’après-midi. J’y ai compté au moins cent cinquante équipages élégants et riches circulant au pas, et se rencontrant plusieurs fois, soit en montant vers un endroit qu’on appelle le salon, soit en descendant.

La promenade se prolonge jusqu’aux quais qui bordent le fleuve, et j’y ai fait une curieuse rencontre. Un trois-mâts y déchargeait des madriers, et cela me rappela les quais de la maison Price à Chicoutimi. Je m’approchai, et je découvris, non sans surprise, que les madriers empilés portaient à leurs extrémités les lettres P. B. (Price Brothers). De fait, le trois-mâts avait pris son chargement à Chicoutimi, et il me sembla que j’avais retrouvé des compatriotes.