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À travers l’Europe/Volume 1/Chemin faisant

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P.-G. Delisle (1p. 171-181).

X

CHEMIN FAISANT.



ROME Payenne faisait des dieux de ses empereurs : Londres divinise ses hommes de guerre. Il y en a deux surtout que je croyais morts depuis longtemps, et cependant je ne puis faire un pas sans les rencontrer. On peut nier l’immortalité des hommes en général, mais non pas celle de Nelson et de Wellington.

Leurs statues, leurs portraits, leurs monuments se retrouvent partout, et Wellington fut de son vivant plus fêté, plus honoré que les antiques Césars. Il ne pouvait traverser une rue de Londres sans voir sa gloire affichée quelque part. Les salons, les vitrines, les places publiques offraient partout son image au culte des anglais.

Et voilà où l’on en vient en proscrivant le culte des saints. Les peuples qui n’ont pas de saints se font des dieux, et leurs églises se transforment en Panthéons.

Au coin de Piccadilly et Hyde Park s’élève une maison qui n’est plus jeune, et qui fut la résidence du Duc de Wellington. Les fenêtres qui font face au Parc éclairent une vaste chambre dans laquelle le Duc et ses amis ont célébré l’anniversaire de Waterlo pendant 35 ans.

Pour le flatter on lui éleva il l’entrée du Parc une statue qu’il pouvait contempler de chez lui sans se déranger. Francis Wey s’est agréablement moqué de cet excès d’attention, et après avoir fait connaître le culte de Wellington il ajoute :

« Mais ce n’est rien encore : à l’entrée de Hyde-Park, au bout d’une pelouse située en face des croisées du duc, Wellington est représenté nu, en Achille, sous des proportions colossales. Achille a les jambes écartées, de son bras gauche il soulève un bouclier rond ; prêt à lancer le trait, il donne une expression terrible à sa tête anglo-spartiate encadrée de favoris en côtelettes. Cette emphatique nudité de bronze a été placée sous les fenêtres, et pour le plaisir des yeux de Wellington à qui ce cadeau a été offert par une souscription des dames de Londres…

Tant de flatteries parurent insuffisantes. Une statue équestre à la Banque, une statue allégorique à Hyde-Park, des bustes partout, c’était bien quelque chose : le vainqueur de Waterloo pouvait se voir en Achille du fond de sa chambre à coucher ; mais il lui était impossible de se contempler de la salle à manger, qui ouvre sur la rue. Frappés de cet inconvénient, quelques hommes d’importance, protecteurs d’un statuaire qui cherchait aventure, imaginèrent d’ouvrir une souscription pour un nouveau monument au vieux duc. Une pluie d’or répondit à cet appel. »

Après cela, les anglais ne devraient pas se moquer de nos pratiques catholiques et de nos légendes. Ils ont plus que nous peut-être le culte des images. Ils ont aussi leurs légendes, et celle du Comte Guy de Warwick semble copiée sur celle de St Alexis. La seule différence c’est qu’un quartier de roche remplace l’escalier.

Que les Anglais honorent leurs grands hommes, et gardent leur mémoire, je n’y vois rien à blâmer, au contraire. Mais je m’étonne qu’ils trouvent blâmable notre culte des saints qui a mille fois plus raison d’être.

C’est un des beaux côtés de notre nature de vénérer les morts illustres, et c’est surtout dans l’ordre spirituel que cette vénération est salutaire.

Aujourd’hui même le souvenir d’un grand homme m’a attiré dans la rue Welbeck, et après quelques recherches j’ai pu trouver, et visiter la maison qui vit mourir en 1873 l’homme d’état le plus éminent que le Canada français ait produit, Sir George Étienne Cartier.

C’est le No. 47 de la rue Welbeck, West-End. J’ai vu les appartements qu’il y occupait avec sa famille, le fauteuil où il s’asseyait le plus souvent près d’une croisée, et le lit sur lequel il est mort.

J’en suis sorti tout ému, et le souvenir de cet homme que j’ai si bien connu, et qui fut sans contredit l’une de nos plus grandes gloires nationales, me poursuit.

Qui nous dira les pensées qui ont dû traverser sa forte tête dans cette lutte suprême qu’il a soutenue contre la mort, lui qui avait tant combattu et remporté tant de victoires pendant vingt-cinq ans.

Qui nous dira les angoisses de sa famille désolée, dans ce jour terrible qui lui apportait à la fois l’isolement et l’exil !

Je me suis rappelé toutes les circonstances de son départ du Canada. Avec un grand nombre de ses amis, j’étais allé lui serrer la main à bord du steamer, et je l’avais trouvé bien altéré par la maladie. Mais en prenant la parole pour répondre à notre adresse, toute son énergie lui était revenue. Un moment son œil vif s’était rallumé, et les éclats de sa voix avaient couvert le bruit des flots et du vent. Soudain le sifflet du navire avait mugi, et il avait été forcé de s’interrompre ; mais une minute après il avait repris son discours en disant : « Vous voyez, mes amis, combien de temps ce terrible sifflet m’a interrompu ; eh bien, il en sera de même de ma défaite politique et de ma maladie : elles ne feront qu’interrompre un instant ma carrière ; elles ne la briseront pas ! »

Hélas ! cette confiance dans l’avenir qu’il s’efforçait de nous inspirer, il ne l’avait plus lui-même. Car le lendemain il disait au capitaine du vaisseau, en regardant son beau fleuve St-Laurent qu’il avait tant aimé : « Je reviendrai dans mon pays, mais non pas vivant ! »

Cette parole était prophétique. Le travail, la lutte, et les veilles avaient usé cette organisation dévorée d’activité, et qui n’était plus soutenue que par son indomptable énergie. Le repos, le changement de climat, la paisible atmosphère de la vie domestique qu’il n’avait pas assez goûtée, ranimèrent quelque temps ses forces épuisées. L’espérance commença même à renaître au fond de son cœur ; et quand la mort impitoyable vint frappera cette porte No. 47, de la rue Welbeck, elle n’était pus assez attendue ! Mais la miséricorde de Dieu est intime, et sans doute elle aura reçu son âme. Sa foi ferme, ses profonds sentiments religieux et les nobles combats qu’il a soutenus contre les doctrines libérales lui auront mérité cette grâce.

Un rapprochement s’impose à mon esprit : O’Connell et Sir George.

Le premier servit avec amour sa patrie et l’Église, l’Irlande et Rome. Il alla mourir en Italie dans les bras de l’Église sa mère, léguant son corps à l’Irlande, son cœur à Rome et son âme au ciel !

Le second aima surtout son pays et sa mère-patrie, le Canada et l’Angleterre. Il mourut à Londres qui lui avait décerné de grands honneurs et légua au Canada son corps qui y fut rapporté et enterré avec une pompe princière ! La différence de ces deux destinées est un grand sujet de réflexion.

Il est juste de dire que chez notre regretté compatriote le citoyen a été presque irréprochable.

Sir George a grandi sa patrie et fait respecter sa race. Il a aimé la gloire, mais il a méprisé l’argent. Son ambition était noble, et son désintéressement admirable. Il a été fidèle à sa devise : Franc et sans dol.

Il ne fut pas un génie transcendant, et son instruction manquait de brillant. Mais il avait un jugement sain, une grande pénétration et du coup d’œil.

Il voyait juste et loin, et s’il savait moins bien parler que d’autres il savait mieux agir. Sa force de caractère était à toute épreuve, et comme chef de ’parti il n’a pas eu d’égal.

Au reste, ses œuvres lui ont survécu et son pays gardera sa mémoire.

Tout en faisant ces réflexions qui m’attristaient, je descendais la rue Oxford, et j’arrivais aux superlies magasins de Little & Sons, qui sont les Glover & Fry de Londres. Ce n’est pas pour moi que j’y allais. Une scène de boutique vint agréablement me distraire, et me faire connaître un trait de mœurs commerciales de Londres.

En attendant ma compagne de voyage qui causait avec les modistes de l’établissement, je me prélassais sur une ottomane au milieu d’un vaste appartement entouré de tablettes et de garde-robes.

Un acheteur entra et demanda à voir quelques échantillons de manteaux : il en voulait choisir un pour sa femme.

Il s’installa commodément sur un sofa, pendant que la marchande préposée à ce département ouvrait ses armoires, choisissait quelques articles, et faisait entrer deux jeunes filles.

Alors l’exhibition de manteaux commença. Les jeunes filles qui étaient elles-mêmes deux jolis spécimens féminins, les endossaient, laissaient alternativement devant le chaland, et s’y retournaient avec grâce pour exposer sous toutes ses faces l’élégance de l’article offert.

L’acheteur — qui était peut-être un faiseur — souriait avec amabilité, et laissait tomber quelques mots par intervalles : This is a good one — that’s very nice — it is beautiful — What is the price ? — I like that.

On croit généralement qu’une belle toilette embellit une femme ; mais il est aussi vrai de dire qu’une jolie femme fait bien ressortir l’élégance d’une toilette et qu’elle lui rend au centuple l’éclat qu’elle lui emprunte.

L’exposition des manteaux continua pendant plus d’une heure, et ils étaient tous si beaux et faisaient tous si bien que le chaland ne put se décider il faire un choix.

Au cent cinquantième manteau il se leva, prit son chapeau, salua avec amabilité et sortit.

La marchande et les deux boutiquières se regardèrent, poussèrent un éclat de rire, et se mirent courageusement à replacer les articles épars.

Ce trait me rappela ce que dit F. Wey à ce sujet, et me prouva que si les acheteurs sont encore les mêmes que de son temps, les débitants ont bien changé, et savent maintenant offrir leurs marchandises avec une rare patience. Le spirituel écrivain voulait acheter une canne, et après en avoir lorgné un faisceau dans une vitrine, il entra, se fit montrer un stick, assez joli de loin.

« De près, continue-t-il, il me déplut ; j’articulai laconiquement : No, et j’attendis qu’on m’en présentât d’autres. À ma grande surprise, le marchand retourna à ses affaires ; j’errais dans le magasin, il n’y fit aucune attention et je sortis sans qu’il fît rien pour me retenir. À Londres, on ne fait pas L’article. Je voulus m’en assurer davantage et je franchis le seuil d’une autre maison où je furetai dix minutes, touchant à tout sans rien demander. Pas un mot, point d’offres ni de questions. Je m’éloignai sans desserrer les lèvres, ce qu’on parut trouver naturel. Ailleurs je me fis montrer vingt cannes et à mesure que je les maniais, il me venait une grande envie d’aller acheter des aiguilles. Je remerciai donc le boutiquier d’un signe ; il me salua poliment et je restai émerveillé. »

« Un coutelier était près de là, qui plaça devant moi des aiguilles, ce qui m’inspira le désir d’acheter un couteau. Il m’en offrit un, un seul. J’en voulus plusieurs ; il les aligna, m’indiqua les prix et me laissa en repos. Alors je m’assis, et en regardant au plafond je chantonnai, comme disait Mery, nn petit air qui n’existe pas. L’artisan reprit sa lime et son ouvrage commencé. Au bout de quelques minutes il me dit qu’il faisait bien chaud, et je répondis avec beaucoup d’à-propos : Yes. Tout en jouant avec les couteaux j’en choisis un ; le marchand l’examina, me dit : not good, le posa et se remit à l’œuvre. Présumant qu’il serait opportun de me relever d’un choix inhabile, j’en fis un autre avec discernement, et le coutelier à son tour prononça, yes. Il me fallait un canif pour mes crayons et je le demandai excellent. Le débitant chercha dans un rayon dont il tira un seul canif, qu’il mit devant moi. Et comme je demandais de quoi choisir, il me dit : Very good, very good ! Sans me refuser il ne bougeait pas et me claquemurait dans son éternel very good. Ma foi, j’achetai le canif. La monture en est soignée et l’acier très fin, je le suppose ; mais il ne coupe pas du tout.”

XI

LES INSTITUTIONS ET L’AVENIR.



L’ANGLETERRE est le pays du roastbeef, du porter et du gin ; mais elle a d’autres institutions qui valent mieux.

Ce n’est pas que je méprise le roastbeef ; au contraire, je l’affectionne beaucoup, et je crois que les anglais lui sont redevables de leur teint rose et de leur robuste santé. Mais enfin j’estime que la Magna Charta a fait plus encore pour le bonheur et la prospérité de l’Angleterre.

Les Français s’amusent beaucoup aux dépens d’Albion ; mais je crois qu’ils ont tort, et qu’ils commencent à s’en apercevoir.

Ils ne s’en moquent pas tous d’ailleurs. On se rappelle que M. de Montalembert les admirait beaucoup, trop même. Nous croyons qu’il faisait erreur en voulant appliquer à sa patrie un régime qui n’est pas fait pour elle. Mais il avait raison de louer en Angleterre des institutions qui lui conviennent.

M. LePlay qui a étudié et observé l’Angleterre rend pleine justice aux institutions anglaises ; et