À travers l’Europe/Volume 1/En route

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P.-G. Delisle (1p. 199-207).








PARIS

PARIS


I

EN ROUTE.



J’AI quitté Londres, hier matin, et quelques heures après je m’embarquais à Douvres.

Ce n’est pas sans regret que j’ai passé à Cantorbery sans arrêter. Les hautes murailles de sa belle cathédrale gothique ont longtemps attiré mes regards. Que de souvenirs y voltigent autour de ses noirs arceaux et près du tombeau de St Thomas Becket ! Je n’ai pu les chasser de mon esprit, et les événements extraordinaires de la vie de ce grand saint ont repassé dans ma mémoire pendant que je traversais la Manche.

J’ai revu le preux chevalier, le brillant homme du monde qui avait été le compagnon d’études du jeune Henri de Plantagenet, devenant son favori et son chancelier lorsque celui-ci est monté sur le trône d’Angleterre.

Je l’ai vu se convertissant radicalement, se consacrant au Seigneur, et devenant bientôt Archevêque de Cantorbery, ce qui était la plus haute dignité ecclésiastique de l’Angleterre.

Mais l’ami intime du roi disparaît dans l’Archevêque, et quand le roi veut empiéter sur les droits de l’Église, il voit son ancien ami se dresser devant lui, et lui opposer le non licet apostolique que tant de souverains ont entendu.

La guerre éclate alors entre le despote conquérant et l’évêque, et, un jour, le serviteur de Dieu, pour échapper à la vengeance de son terrible ennemi, traverse cette mer dans une chaloupe de pêcheur.

Pendant sept ans viennent se joindre aux douleurs de l’exil, tous les déboires, tous les abandons, toutes les trahisons, toutes les persécutions. Mais l’Archevêque lutte toujours, et toute l’Europe a les yeux sur lui, partagée entre l’amour et la haine, entre le blâme et l’admiration.

Les autres évêques de l’Angleterre faiblissent ; des cardinaux romains, trompés par les hypocrites protestations de Henri II, prennent fait et cause contre le grand prélat. Mais lui, toujours debout et toujours ferme, excommunie les évêques anglais, et dénonce même au Pape la conciliation impossible et injuste que tentent toujours quelques-uns de ses conseillers.

Hélas ! la cause que défendait St-Thomas de Cantorbery, et qui avait pour objets l’indépendance de l’Église et les immunités ecclésiastiques, ne devait triompher que par le martyre de son défenseur. Les grandes causes de Dieu appellent des victimes, et le sang des Saints les lait seul triompher.

Après son long exil. Saint Thomas repassa cette mer, et pendant que les officiers du roi l’attendaient à Douvres, une multitude de pauvres courait sur la grève de Sandwich à quelques milles d’ici et acclamait l’illustre exilé.

Ce retour fut un triomphe; mais le roi en prit ombrage, et à peine un mois s’était écoulé que le saint prélat tombait assassiné par quatre chevaliers de la chambre du roi. Son sang, comme celui de la victime divine, coulait dans le chœur même de sa chapelle, et la cause de l’Église pour laquelle il avait offert sa vie était gagnée.

La consternation fut universelle quand la mort de St Thomas fut connue, et le roi d’Angleterre comprit que cet assassinat n’était pas seulement un crime, mais une grande faute politique.

Le tombeau du martyr devint glorieux, et plus de cent mille pèlerins y vinrent en pèlerinage dans le cours d’une année. L’intercession du saint opérait une infinité de miracles. Les malades étaient guéris, les aveugles recouvraient la vue, les sourds entendaient, et les morts ressuscitaient.

Et pendant que la gloire du martyr grandissait, son persécuteur voyait croître le nombre de ses ennemis et diminuer sa puissance. Non-seulement ses sujets, mais ses propres enfants se révoltaient, et sa femme elle-même se tournait contre lui. Un jour, un pauvre pèlerin, en habits de pénitent, marchant sur un chemin rocailleux, les pieds nus et ensanglantés, entra dans la cathédrale de Cantorbéry, et alla s’agenouiller sur la tombe glorieuse! Il s’y fit donner la discipline par les moines, confessa ses fautes, passa un jour et une nuit en prière, et supplia l’âme de son ancien ami de lui obtenir le pardon de Dieu.

Ce pénitent était le roi d’Angleterre, et le jour même qu’il entendait la messe sur le tombeau de St Thomas, et lui demandait grâce, ses troupes remportaient une grande victoire sur le roi d’Écosse et le faisaient prisonnier.

Mais les crimes de ce grand roi demandaient un châtiment, et Dieu sut bien le lui infliger. Après avoir vu ses enfants le trahir et le combattre les uns après les autres, il apprit tout-à-coup que l’aîné était mort de mort subite, et que le troisième était tombé dans un tournoi percé d’un coup de lance, pendant que les deux autres se liguaient avec le roi de France contre leur père.

Enfin, il mourut lui-même, étranglé par deux valets de chambre, dit un historien breton.

Ces réminiscences historiques m’ont distrait des secousses de la mer qui maltraite horriblement notre coquille de noix. Car c’est une vraie coquille que notre paquebot, quand on le compare à nos superbes steamers transatlantiques, et je me demande comment il se fait qu’entre deux grands pays comme la France et l’Angleterre il n’y ait pas encore pour faire la traversée, une ligne de navires de dimension et de force convenables.

Autre question. Pourquoi la Manche qui n’est pas plus large que notre fleuve St-Laurent est-elle une mer si mauvaise ? Ne dirait-on pas qu’elle a hérité du caractère belliqueux de la France et de l’entêtement de l’Angleterre, ou que les longues guerres dont elle a été le théâtre la bouleverse encore profondément ?

Que de combats navals se sont en effet livrés sur ses vagues écumeuses, et combien de vaisseaux de guerre y ont sombré ! Combien de nobles personnages et de grands capitaines y ont trouvé la mort !

Si le lit de cette mer était mis à sec on y ferait bien des découvertes !

Un des plus tristes naufrages que l’histoire rapporte est celui de la Blanche-Nef que Jules Janin raconte dans son Histoire de la Normandie.

Mais voici la terre découpant ses lignes à l’horizon sur le fond gris du ciel.

Vers les rives de France
Voguons en chantant,
Voguons doucement,
Pour nous
Les vents sont si doux.

Ainsi nous chantons avec le poête. Mais certes les vents ne sont pas si doux qu’il lui plait de le dire, et les nombreuses victimes du mal de mer gisant ça et là protestent contre la chanson.

C’est juste, et pour leur prouver nos sympathies, nous entonnons ce couplet de Béranger :

« Qu’il va lentement le navire
« À qui j’ai confié mon sort !
« Au rivage où mon cœur aspire,
« Qu’il est lent à trouver un port !
« France adorée !
« Douce contrée !
« Mes yeux cent fois ont cru te découvrir.
« Qu’un vent rapide.
« Soudain nous guide
« Aux bords sacrés où je reviens mourir.
« Mais enfin le matelot crie :
« Terre ! terre là-bas, voyez !
« Ah ! tous mes maux sont oubliés
« Salut à ma patrie ! »

La joie déborde de nos cœurs toujours français. La voilà donc cette France d’où sont partis nos ancêtres. La voilà donc la patrie des Cartier, des Champlain et des Montcalm ! Les voilà ces rivages bénis que depuis si longtemps nous désirons voir et embrasser avec amour ! Avec quel bonheur nous entendons déjà retentir à bord les accents de cette belle langue française, que nous ne parlons plus depuis six semaines !

Cette petite ville en amphithéâtre, adossée à un château-fort, c’est Calais, et son nom me rappelle certains contes de mon enfance. Cette vieille église, qui domine la ville c’est Notre Dame, vers laquelle bien des marins en péril ont tourné leurs yeux et leurs pensées. Elle date du onzième siècle. Le Beffroi et la Tour-du-Guet qui regardent par dessus les autres édifices notre paquebot entrer au port nous parlent aussi du temps passé et remontent aux XIVe et XVe siècles.

Nous dînons à la hâte, et bientôt nous montons en voiture, en route pour Paris. Pendant quelque temps nous côtoyons les bords de la mer, et le train s’arrête à Boulogne.

Jolie ville, dont une partie a une enceinte de vieilles murailles, et qui a aussi son église Notre Dame et son château-fort antique, de jolies promenades au bord de la Manche, et un riche musée d’antiquailles. En arrière de la ville, sur un large plateau qui domine l’océan, s’élève la colonne de la Grande Armée, qui rappelle la grande fête du 15 août 1804, dans laquelle Napoléon, en présence de cent mille soldats, fonda l’ordre de la légion d’honneur.

Nous traversons Abbeville, Amiens où je reviendrai, et, le cœur allègre, nous courrons vers Paris.

Quand nous descendîmes au Grand Hôtel-du-Louvre il faisait nuit.