À travers l’Europe/Volume 1/La position des catholiques

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P.-G. Delisle (1p. 189-198).

XII

LA POSITION DES CATHOLIQUES.



TOUT le monde sait par quelle série de persécutions odieuses le catholicisme a été presque entièrement extirpé de l’Angleterre. La confiscation des biens, l’emprisonnement et la mort furent les armes qu’on employa pendant près de deux siècles pour triompher du Papisme.

Le temps finit enfin par apaiser ces haines violentes ; le bon sens de la nation l’emporta sur le fanatisme, et les lois sanguinaires d’Élisabeth devinrent une lettre morte.

Enfin, en 1829, l’acte de l’émancipation fut voté par le Parlement Anglais, et pour la première fois la législation s’imprégna d’un peu de justice pour les catholiques. Malgré toutes les restrictions de cette loi la liberté religieuse y était reconnue en principe, et l’on crut qu’une ère nouvelle allait s’ouvrir pour l’Église Catholique Anglaise. Car cette Église subsistait toujours : c’est une semence que la persécution ne réussit jamais à détruire complètement.

La nouvelle loi fut en effet très favorable aux intérêts catholiques, ot les années suivantes virent s’élever en plusieurs endroits du sol anglais de belles cathédrales et de nombreuses écoles. La sève apostolique circula plus librement dans cette Eglise depuis si longtemps proscrite ; et ses progrès furent remarquables.

Mais elle n’avait encore à sa tête que des vicaires apostoliques, et le besoin d’un gouvernement ecclésiastique régulier se faisait sentir. L’éminent Cardinal Wiseman que Pie IX a appelé « l’homme de la Providence pour l’Angleterre » fut l’instrument dont Dieu se servit pour l’accomplissement de ce grand œuvre ; et le 29 septembre 1850, le grand Pontife qui gouvernait alors l’Eglise promulguait la Bulle Universalis Ecclesiæ regendœ qui rétablissait la hiérarchie catholique en Angleterre.

Ce grand événement souleva dans notre mère-patrie une véritable tempête. La presse, le Times en tête, s’écria qu’elle avait peine à croire à l’impudence et à l’absurdité papale, et pendant longtemps elle broda à perte d’haleine sur ses sujets favoris « The Church in danger, » « No peace with Rome,» « Down with the Pope ».

Puis vinrent les protestations du clergé de toutes les églises dont je ne puis donner une idée juste qu’en reproduisant une page des spirituelles polémiques du Dr Newman.

Que l’hérésie, le scepticisme, l’infidélité et le fanatisme, dit-il, se liguent contre l’église établie, et l’attaquent en tous sens, ils ne réussiront guère à l’émouvoir. Mais laissez passer dans cette brise le plus faible chuchottement catholique, et sur le champ il produira un bouleversement dans l’atmosphère.

« Spontaneously the bolls of the steeples begin to sound. Not by an act of volition, but by a sort of mechanical impulse, bishop and dean, arch-deacon, rector and eu rate, one after another, each on his high tower, off they set, swinging and booming, tolling and chiming, with nervous intenseness, and thickening émotion, and deepening volume, the old ding-dong which has scared town and country this weary time ; tolling and chiming away, jingling and chamouring and ringing the changes on their poor half-dozen notes, all about the Popish aggression, insolent and insidious insidious and insolent, insolent and atrocious, atrocious and insolent, atrocious, insolent, and ungrateful, ungrateful, insolent, and atrocious, foui and offensive, pestilant, andhorrid, subtle and unholy, audacious and revolting, contemptible and shameless, malignant, frightfull, mad, meretricious, — bobs (I think the ringers call them,) bobs and bobs-royal, and triple-bob-majors, and grand-sires, to the extent of their compass and the full ring of their métal, in honor of Queen Bess, and to the confusion of the Holy Father and the Princes of the Church. »

Un instant on se crut revenu aux jours d’Henry VIII et d’Élisabeth, et l’on se reprit à vanter les vertus de la chaste Queen Bess.

L’opinion publique s’enflamma jusqu’à l’émeute, et dans quelques villes le Pape et le Cardinal furent brûlés en effigie.

Pendant ce temps-là Son Éminence rédigeait son mémorable Appel au peuple anglais, et vaquait tranquillement aux devoirs de son ministère.

Un grand nombre de pétitions furent adressées au Parlement, qui dut faire une loi pour donner satisfaction à l’opinion publique. Cette loi occasionna de grands débats, et causa bien des tribulations au ministère qui dut même résigner et qui fut ensuite rappelé. Une voix protestante, celle de Sir James Graham prit la défense des catholiques avec une éloquence qui rappelait les grands triomphes oratoires d’O’Connell.

Malgré tout, la loi fut votée, déclarant nuls et illégaux les brefs et bulles du Pape, rendant passible d’une pénalité de cent louis sterling toute personne qui obtiendrait ou publierait ces brefs et bulles, du qui prendrait en vertu de ces bulles des titres empruntés à quelque ville du Royaume-Uni.

La fureur populaire s’apaisa alors, et quand le calme fut rétabli, nul ne songea à faire l’application de la loi. Elle resta dans les statuts, mais elle ne passa pas dans les faits. Les évêques continuèrent de remplir leurs devoirs de pasteurs, ils adressèrent à leurs ouailles et publièrent des lettres pastorales qu’ils signèrent de leur titres d’archevêque ou d’évêque, et personne ne les traduisit devant les tribunaux.

Enfin lorsque l’Archevêque de Westminster mourut les journaux protestants firent son éloge et rendirent hommage non seulement à ses talents d’écrivain et d’orateur, mais encore à la haute dignité ecclésiastique que Rome lui avait conférée.

Depuis lors, le mouvement catholique a toujours grandi en Angleterre, et la hiérarchie, cette nouvelle vigne du Seigneur plantée dans la patrie du protestantisme, produit des fruits abondants et attire de nombreux ouvriers dont le zèle, la science et la vertu sont admirables.

La position de nos coreligionnaires va donc s’améliorant de jour en jour ; mais elle laisse encore beaucoup à désirer. Bien des portes leur sont encore fermées, et toutes les hautes positions du royaume sont inaccessibles pour eux. La fortune, la puissance, et les honneurs appartiennent presque exclusivement à leurs frères séparés. Comme on l’a vu, l’Église Catholique n’a pas à proprement parler d’existence légale en Angleterre, et la suprématie spirituelle du Pape sur les catholiques n’y est pas admise dans la loi. On la tolère, mais on ne lui reconnaît pas de droits.

Ce n’est pas tout. Les plus atroces calomnies ont cours et se propagent constamment contre son enseignement, ses dogmes, son culte et son clergé. Il y a autour d’elle, une zone épaisse de préjugés que la vérité percera difficilement. Et la chose n’est pas étonnante quand on se représente l’état de société qui l’entoure.

Suivant l’expression du Dr  Newman : « Protestantism is the current coin of the realm. »

« As English is the natural tongue, so Protestantism is the intellectual and moral language of the body politic. The Queen, ex officio Protestantism : so does the court. su do her ministers. All but a small portion of the two Houses ol Parliament ; and those who do not are forced to apologise for not speaking it, and to speak as much of it as they conscientiously can. The Law speaks Protestantism and the Lawyers ; and the State Bishops and Clergy of course. All the great authors of the nation, the multitudinous literature of the day, the public press, speak Protestantism. Protestantism the Universities ; Protestantism the Schools, high and low, and middle. Thus there is an incessant, unwaried circulation of Protestantism all over the whole country, for 365 days in the year from morning till night ; and this, for nearly three centuries, has been almost one of the functions of national life. As the pulse, the lungs, the absorbents, the nerves, the pores of the animal body, are ever at their work, as that motion is its life, so in the political structure of the country there is an action of the life of Protestantism, constant and régular. It is a vocal life ; and in this consists its perpetuation, its reproduction. What it utters, it teaches, it propagates by uttering ; it is ever impressing itself, diffusing itself all around ; it is ever transmitting itself to the rising generation ; it is ever keeping itself fresh and young, and vigorous, by the process of a restless agitation. This, then, is the elementary cause of the view which Englishmen are accustomed to take of Catholicism and its professors. »

Les préjugés que cette vie sociale engendre contre le catholicisme sont incroyables. Nos croyances sont dénaturées, nos pratiques religieuses sont représentées comme des momeries ridicules, nos prêtres comme des ignorants et des débauchés, uns couvents comme des asiles d’aliénés et de femmes perdues, etc.

Le Dr Newman cite à ce sujet des faits complètement invraisemblables mais qui ont été crus, et qui donnent la mesure de l’ignorance et du fanatisme d’un certain public, composé en grande partie de l’Église Établie, de la conférence Wesleyienne et du parti Whig. Je n’en veux mentionner que deux.

Le premier est raconté dans une brochure, mise en circulation aux États-Unis et en Angleterre, et dont il a été écoulé 250,000 exemplaires dans l’espace de quinze ans. C’est un tissu d’infamies et d’horreurs qui auraient eu pour théâtre un des couvents de Montréal, en Canada. Plus c’est horrible et plus on y croit.

Une espèce d’hallucinée méchante, une maniaque pleine de vices, chassée de plusieurs maisons de Montréal pour mauvaise conduite s’est réfugiée à New-York, et raconte qu’elle s’est échappée d’un couvent, où de fait elle n’a jamais mis le pied. Une sorte de société biblique s’en empare et lui fait révéler les crimes dont les prêtres et les religieuses se rendaient coupables dans son couvent, et livre ce récit à la crédulité et à la malice naturelle du public.

Cette pauvre folle a-t-elle réellement raconté ce qui a été publié ? Certainement non, puisqu’il a été constaté que son récit presque tout entier est une copie textuelle d’une brochure publiée plusieurs années auparavant. Elle a seulement fourni son nom afin qu’on pût rééditer une vieille calomnie avec quelque apparence de nouveauté, en changeant les noms de personnes et de lieux.

Ce n’est donc pas même une maniaque mais un calomniateur anonyme qui parle dans ce livre. Ce qu’il raconte, je ne le répéterai pas ; il suffit de dire qu’il représente les prêtres et les religieuses comme des sacrilèges impudiques et des infanticides. Il fait même dire à sa complice qu’elle a assisté à la naissance d’un enfant dans son couvent, et que la mère s’opposant à l’égorgement du nouveau-né, le chapelain et les autres religieuses, l’étouffèrent elle-même en la couvrant d’un matelas sur lequel ils sautèrent.

Voilà les pages infâmes qu’on livre en pâture au fanatisme, et je le répète, elles trouvent, des lecteurs crédules.

Le second fait n’est pas moins extraordinaire dans un genre différent.

En 1851, un ministre protestant très zélé déclarait dans un meeting, qu’un 1835, il avait visité la Cathédrale de Sainte Gudule à Bruxelles, et qu’en examinant la structure de la porte il y avait vu affiché un catalogue de péchés, avec rémunération des prix auxquels on pouvait en obtenir le pardon.

Ce mensonge fut publié, et fit assez, de bruit pour que les Belges en fussent émus. Une dénégation solennelle signée par le curé de Ste Gudule et ses vicaires, par les marguillers et par les juges de la plus haute cour de justice fut mise devant le public. En même temps on chercha quelle avait pu être l’origine ou l’occasion d’une telle fable, et l’on conjectura qu’une liste affichée sur la porte de Ste Gudule, indiquant les prix des chaises dans les différentes nefs avait sans doute été prise par le zélé ministre pour un catalogue de péchés.

Cela se passait en avril 1851. Le ministre ne rétracta rien, et en juin suivant, le Times, ce journal si bien informé de tout ce qui se passe dans l’univers, disait :

"It is the practice, as our readers are aware, in roman catholic countries to post up a list of all the crimes to which humam frailty can be tempted, placing opposite to them the exact sum of money for which their perpetration will be indulged."

Et quelques ligues plus bas, le grand journal reproduisait le précepte du Décalogue : « Faux témoignage ne diras ! »

Il va sans dire que l’autorité du Times a donné à cette calomnie un immense crédit, et qu’elle est passée dans la tradition protestante.

Ces deux exemples font assez voir à quelle montagne de préjugés les catholiques anglais se heurtent sans cesse. Ils expliquent aussi pourquoi la propagation de notre foi dans certaines couches sociales exigera nécessairement un temps considérable.

Mais je le répète, il y a depuis quelques années amélioration sensible dans le sort que l’Angleterre fait à l’Église catholique. L’esprit public vaut mieux que la loi, et le retour à des idées plus justes sur cette divine institution est remarquable.

C’est ce que me disait hier Son Éminence le Cardinal Manning, qui est une des illustrations de l’Église catholique.

Le Cardinal m’a fait l’honneur de m’inviter à dîner, et m’a fait visiter le joli et spacieux palais, dont il a récemment fait l’acquisition. C’est un homme grand, maigre, sec, au front dénudé, aux yeux vifs et profonds ! Il vit et travaille comme un bénédictin, et tous ses discours, comme ses écrits, ont toujours du retentissement dans toute l’Europe.

Il est plein de confiance dans l’avenir, et il fait l’éloge des sentiments religieux et de l’esprit de tolérance des anglais.

Espérons que ce grand peuple qui a l’esprit large et d’admirables qualités, et qui sous quelques rapports vaut mieux que la France, reviendra un jour reprendre sa place à l’ombre de l’Église catholique.