À travers l’Europe/Volume 1/L’émeraude des mers

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P.-G. Delisle (1p. 26-32).








L’IRLANDE

L’IRLANDE


I

L’ÉMERAUDE DES MERS.



NOUS avons eu une faible idée de la joie de Christophe Colomb et de ses compagnons, lorsqu’au commencement du neuvième jour nous avons aperçu la Verte Erin, — qui de loin nous paraissait bleue — s’élevant lentement à l’horizon.

Au déclin du jour, nous entrions majestueusement dans Lough Foyle. Castle Green resplendissait aux derniers feux du soleil, et sous ses rayons obliques, les versants des montagnes, divisés en quarrés par des haies vives, prenaient les teintes les plus variées depuis le vert foncé jusqu’au jaune citron.

Mais sur ce riche damier, aux couleurs brillantes, s’élevaient les ruines d’un château-fort dont l’aspect désolé contrastait étrangement avec cette nature riante et toujours jeune qui l’environne.

Je me livrais entièrement à l’admiration de ce tableau, lorsqu’une jeune canadienne qui passait en Europe sous des circonstances qui ne lui plaisaient qu’à demi, s’écria : « Après tout, les bords du Saint-Laurent sont aussi beaux que cela. »

Un européen lui dit alors : Mademoiselle, vous avez au Canada une bien belle nature, mais vous n’avez pas ce que nous voyons ici, et il lui montrait les pans de murs aux formes étranges, avec leurs portes démantelées et leurs tourelles décapitées.

Des ruines ! répliqua-t-elle, grâce à Dieu, nous n’en avons pas, et n’en voulons pas avoir !

La réplique me parut alors pleine de fierté et de patriotisme.

C’est que je n’avais pas encore subi cette attraction — disons mieux — cette séduction que les ruines devaient bientôt exercer sur mon esprit et mon cœur. Plus tard, en Italie surtout, je compris que ce beau dédain pour les ruines n’est pas dans la nature.

Parti d’un monde où tout est jeune encore et plein de promesses, qui ne regarde que l’avenir, parce qu’il n’a pas encore de passé, j’ai pu résister pendant quelque temps à l’attrait puissant des ruines ; mais peu à peu ces grands squelettes des peuples qui ont vécu ont captivé mon attention et je me suis laissé entraîner par leur charme mystérieux. Ils m’ont parlé une langue que je n’avais pas encore entendue, mais que j’ai comprise et trouvée bien belle.

Tout meurt, les choses comme les hommes. Il y a entre eux solidarité, et le péché des uns qui leur a donné la mort, a apporté la destruction aux autres.

Seule la nature est toujours vivante, et renouvelle sans cesse ses beautés. Mais elle ne les prodigue pas également dans tous les pays, et l’Irlande sous ce rapport est l’un des plus richement doués.

Rien n’égale le vert de ses prés et de ses bois, les gracieuses ondulations de ses montagnes, les étranges escarpements de ses falaises, les encadrements azurés de ses lacs, la fraîcheur de ses cascades, et l’immense variété de ses perspectives. C’est l’Émeraude des mers enchâssée dans le granit !

À peine étions-nous débarqués sur les grèves de l’Irlande qu’une grande figure historique s’est dressée dans mes souvenirs. Saint-Patrice.

Il est bien remarquable que le pays qui devait être si longtemps esclave a pour patron ce grand saint, qui fut trois fois réduit en esclavage. C’est bien le modèle qu’il fallait à ce peuple tourmenté ; car la vie de Saint Patrice est la plus agitée, la plus semée de traverses et d’adversités qui fut jamais.

On comprend mieux comment l’Irlande a pu vaincre la mort, quand on se rappelle qu’à la voix de son patron les morts se levaient de leurs tombeaux ! On se prend à espérer que l’Irlande convertira l’Angleterre, quand on songe que son patron rendait la vue aux aveugles ! On peut croire encore que l’Irlande redeviendra prospère et libre, quand on lit dans la vie de Saint Patrice que sa foi a réalisé à la lettre la parole de l’évangile, en transportant des rochers énormes d’un lieu dans un autre !

On représente ordinairement Saint Patrice une harpe à la main. Était-il lui-même un de ces bardes qui furent les pères de la poésie celtique, et dont l’antique Hibernie est fière ? Les obscurités qui entourent son histoire ne permettent pas de l’affirmer. Mais ce qui est moins incertain c’est qu’il a dû connaître Ossian.

M. Ernest Hello va plus loin et dit :

« Le barde irlandais finit, dit-on, par christianiser sa harpe guerrière. L’Homère de l’Hibernie inclina ses vieux héros devant l’étendard du Dieu inconnu. La poésie celtique demanda aux monastères, qui sortaient du sol foulé par Patrice, leur ombre hospitalière. Alors, dit un vieil auteur, les chants des bardes devinrent si beaux que les anges de Dieu se penchaient au bord du ciel pour les écouter. »

Saint Patrice était un enfant de la vieille Armorique, aujourd’hui la Bretagne. Irlandais et Bretons sont frères. Il y a dans le caractère des deux peuples des ressemblances nombreuses, qui se retrouvent dans leurs mœurs et leur génie poétique.

Quand on lit les chants qui nous restent d’Ossian, on a peine à croire que treize siècles et la vaste mer le séparent de Brizeux. Entre le fils de Fingal et le barde d’Arvor la parenté est frappante.