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À travers l’Europe/Volume 1/La Tour

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P.-G. Delisle (1p. 141-147).

VI

LA TOUR.



C’EST l’antiquité monumentale par excellence de Londres, et les poètes en font remonter l’origine jusque dans la nuit des temps.

Elle été le palais des anciens rois Normands qui l’avaient fortifiée comme une citadelle, et elle est ensuite devenue une prison d’État. Elle a vu quelques joies, beaucoup de douleurs et de grands crimes. En cela sa vie ressemble un peu à toute vie humaine. Elle a vu naître quelques personnages célèbres ; mais elle en a vu souffrir et mourir des milliers, et si elle pouvait parler, nous serions plus épouvantés qu’intéressés par les horreurs qu’elle nous raconterait.

L’aspect que présente cet entassement colossal et désordonné de murailles, de tours rondes et carrées, de clochetons, de créneaux et de bastions massifs, a je ne sais quoi de sinistre et de fantastique qui vous serre le cœur.

Vous sentez que des drames terribles se sont déroulés dans ces murs sombres, et que ces portes lourdes et noircies ont caché les plus grandes infortunes et les plus énormes forfaits. Lorsque Milton décrivait son enfer, sans doute il venait ici chercher des images.

La Tamise baigne les pieds de la Tour et inonde ses fossés. Lorsque la nuit les enveloppe toutes deux d’ombre et de silence, elles doivent se raconter de lugubre histoires, en écoutant, les plaintes et les gémissements des condamnés.

Conduire le lecteur à travers le labyrinthe de cours, de ponts-levis, de poternes, de remparts, d’escaliers, de corridors, de salles et de cachots que nous avons visités deviendrait fastidieux et nous ne l’entreprendrons pas.

Les tours elles-mêmes et leurs portes sont fort nombreuses, et les énumérer toutes n’intéresserait guère. Mentionnons cependant :

La Tour Blanche qui forme un bloc central de hautes murailles d’environ 100 pieds carrés, surmonté de tourelles à ses quatre coins, et dans laquelle on entre par la porte du lion ; là mourut empoisonnée par le roi Jean l’intéressante Maud Fitzwalter qui avait méprisé et repoussé de royales amours.

La Tour de la Cloche où furent emprisonnés le célèbre évêque Fisher, et Lord Nithsdale qui s’évada, grâce à l’adresse et au dévouement de sa noble femme, dont il revêtit les vêtements.

La Tour St Thomas sous laquelle s’ouvre la porte des traîtres qui vit passer Sidney, Russell, Raleigh, Cranmer et Moore.

La Tour Sanglante où furent massacrés les enfants d’Édouard, double meurtre qui fait le sujet d’une des belles tragédies de Shakespeare.

La Tour de brique qui fut la prison de l’infortunée Jane Grey.

La Tour Bowyer où le duc de Clarence, suivant la tradition, fut noyé par son frère dans un tonneau de vin de Malvoisie.

La Tour Beauchamp qui a pris son nom de son premier habitant, Thomas de Beauchamp, victime de l’ingratitude de son roi. C’est là que fut enfermé le célèbre chef Lollard, Sir John Oldcastle, que ses amis délivrèrent dans un hardi coup de main pendant une nuit noire du mois d’octobre.

Anne Boleyn vint aussi dans cette Tour expier les courtes faveurs de son royal amant.

Bien d’autres victimes ont passé dans cette prison fameuse, et si beaucoup furent coupables il est bien triste de constater qu’un grand nombre y furent conduites par la jalousie, la haine, l’ingratitude et l’ambition. Pour les unes le génie fut leur crime, pour d’autres ce fut la vertu, et pour plusieurs hélas ! ce ne fut que l’intérêt politique.

L’amour y fit entrer des femmes, l’ambition y poursuivit des rois et des enfants de rois, le fanatisme religieux y persécuta des croyances.

La postérité exècre les uns, admire les autres et pleure sur le sort d’un grand nombre.

Ceux-ci moururent dans les cachots, ou furent décapités dans les cours.

Ceux-là furent libérés et parvinrent ensuite aux positions les plus élevées.

À côté de Catherine Howard et d’Anne Boleyn, qui du trône passaient dans les cachots et n’en sortaient que pour porter leurs têtes sur le billot, l’histoire nous montre Lucy Barlow qui du cachot monta presque sur le trône de Charles II, et devint mère du duc de Monmouth, plus tard exécuté où sa mère avait longtemps gémi prisonnière.

Ô instabilité étonnante des destinées humaines ! Tes annales se trouvent toutes faites dans celles de la Tour de Londres, et le visiteur ne peut rester froid quand il les feuillete un instant.

Il est surtout vivement impressionné lorsque franchissant le seuil de St-Pierre-aux-liens, cette chapelle si bien nommée de la Tour, il songe à tous les illustres morts qui reposent sous ces dalles. Laissons ici la parole à l’historien Macaulay qui, en parlant de cette chapelle, s’écrie :

In truth, there is no sadder spot on the earth than that little cemetery. Death is there associated, not, as in Westminster Abbey and St Paul’s, with genius and virtue, with public, veneration and imperishable renown ; not, as in our humblest churches and churchyards, with every thing that is most endearing in social and domestic charities ; but with whatever is darkest in human nature and in human destiny — with the savage triumph of implacable enemies, with the inconstancy, the ingratitude, the cowardice of friends — with all the miseries of fallen greatness and of blighted fame. Thither have been carried, though successive ages, by the rude hand of gaolers, without one mourner following, the bleeding relies of men who had been the captains of armies, the leaders of parties, the oracles of senates, and the ornaments of courts.

La Tour de Londres ne contient pas seulement des cachots et des lieux d’exécutions. Le Musée des armes et la Salle des joyaux méritent aussi quelque mention.

Rien d’imposant comme cette longue suite de guerriers et de monarques anglais, revêtus de leurs armures étranges et lourdes, montés sur des coursiers caparaçonnés de fer avec lesquels ils semblent ne former qu’un seul être tout de métal, et portant soit la lance, soit la hache d’armes, soit la massue, soit l’épée.

Le choc de ces centaures d’acier dans les batailles devait être bien terrible,

Le musée des armes se compose de plusieurs salles, divisées en compartiments, et contient une collection remarquable d’habits de guerre, et d’armes de toutes espèces à dater du XIIIe siècle et d’au-delà.

On peut y voir aussi des armes hindoues, chinoises, japonaises, javanaises, etc., richement travaillées ; d’autres servant aux Indiens, aux Perses, aux Maures et aux habitants des îles de la mer du sud ; des boucliers, des hallebardes, des épées à deux mains, des boulets à lames et à chaînes, des instruments de torture, et un billot sur lequel d’illustres condamnés furent décapités.

Dans la salle des joyaux, sous des vitrines et sur des étagères en velours, sont rangés tous les emblèmes de la royauté anglaise et les joyaux de la couronne.

Plusieurs couronnes en or, ornées de diamants, de rubis et de perles étincellent sur le velours cramoisi, et font étinceler les yeux des avares. Celle qui servit au couronnement de la Reine Victoria est évaluée à plus d’un demi-million de piastres.

Plusieurs sceptres et quelques épées d’un grand prix, l’ampoule de la consécration, la grande salière d’or qui a la forme d’un château, les fonts baptismaux en argent qui servent au baptême des enfants royaux, l’énorme diamant Koh-i-noor, surnommé montagne de lumière, et un grand nombre d’autres objets attirent aussi nos regards, mais ne peuvent, nous distraire des accablants souvenirs que la visite des Tours a réveillés au fond de nos cœurs.

En traversant les cours intérieures, des arbres verts et des gazons fleuris reposent un peu notre vue ; mais il y a des endroits où l’herbe est plus épaisse, et paraît s’être nourrie du sang humain qui y fut répandu.

Ô vieille nature toujours jeune et toujours belle, que tu me démontres bien l’éternelle fécondité du Créateur et l’immortalité de sa créature, puisqu’il y a dans tout ce qui meurt un germe de vie qui se reproduit sans cesse !