À travers l’Europe/Volume 1/Promenade historique
V
AINTENANT, me dit un Londonner de mes amis, entrons dans Westminster Hall, qui est une salle magnifique et qui rappelle bien des événements importants de l’histoire d’Angleterre.
— Nous y sommes, répondis-je, et pendant que je vais admirer ce plafond artistement travaillé, et ces statues colossales de Lord Brougham et de Shéridan, — ouvrez la bouche et l’histoire, je vous écoute :
— C’est en 1398, reprit mon interlocuteur, que ce vaste appartement fut construit. Richard II régnait alors sur l’Angleterre, et il était loin de s’attendre que son règne dût finir si tôt. Dès l’année suivante, en effet, le malheureux roi entrait dans cette salle pour y subir son procès, et bientôt il était solennellement déposé à l’instigation de Henry Bolingbrooke qu’il avait exilé peu auparavant, et qui, revenu de l’exil, avait réussi à soulever les populations contre lui.
Le trône était ici, continua mon ami, en nous indiquant l’endroit, et comme Bolingbrooke n’aimait pas qu’il restât vide, il y monta audacieusement et se fit proclamer sous le nom de Henri IV, pendant que l’infortuné Richard était emprisonné, et plus tard assassiné dans sa prison.
Ce fut le fils de cet Henri IV, qui sous le nom de Henri V, fit plus tard la conquête de presque toute la France dans ces temps extraordinaires, où l’on vit une jeune fille nous arracher soudainement les provinces conquises.
— C’est que cette fille n’était pas seule, mon cher ami, et les anglais n’ont pas eu tort de chercher un élément surnaturel dans son action, seulement, au lieu d’y voir la sorcellerie, ils auraient dû y découvrir l’action providentielle.
— Je ne discute pas, je raconte seulement. Ici fut encore jugé et condamné le petit fils de Marie Stuart, Charles I. Nous pouvons facilement revoir le spectacle étrange que présentait alors cette salle, en lisant la description que Madame Macaulay en a faite :
« Le 20 janvier 1649, les juges se rendirent en cérémonie de la chambre peinte dans la grande salle de Westminster. Le Colonel Humphrey portait l’épée devant le président ; le héraut d’armes Dendy, la masse d’armes ; suivait Fox avec vingt hommes armés de pertuisanes. L’illustre accusé, transféré de Windsor au palais St James, fut conduit par eau, et avec une escorte considérable, à la salle de Westminster. On lui avait préparé un siège couvert de velours, à la barre, et il avait derrière lui trente officiers, ou autres personnes armées de hallebardes. »
« Le procureur-général représenta dans son réquisitoire que Charles Stuart, élevé au trône d’Angleterre, et investi d’un pouvoir limité, avait traîtreusement et criminellement fait la guerre à la nation et à ses représentants, dans le dessein d’établir un gouvernement despotique et que comme tel, pour ces raisons, il l’accusait, de la part de la nation, de tyrannie, de trahison et de meurtre, et le dénonçait à la haute cour de justice, comme l’ennemi irréconciliable de la république.
À peine le procureur-général eut prononcé ses conclusions, que le roi demanda par quelle autorité il était traduit devant ce tribunal, et dit aux juges de se rappeler qu’il était leur roi, leur légitime roi, et les avertit de ne pas souiller leurs mains d’un crime qui retomberait sur tout le pays. Ludlow rapporte que Charles interrompit le secrétaire qui lisait, pour dire : Ce n’est pas de mon peuple que je tiens la couronne, elle m’appartient par droit de naissance. »
Le président répondit au roi qu’il était poursuivi en justice au nom et par l’autorité du parlement assemblé et du bon peuple d’Angleterre. Charles objecta que le parlement était nécessairement composé de la chambre-basse, des lords et du roi.
« Je tiens mon pouvoir de Dieu, ajouta-t-il, et en vertu de ma naissance, et je ne le compromettrai pas en répondant à une autorité illégitime et à des juges incompétents. Faut-il vous rappeler encore que je suis votre souverain héréditaire, et que la nation entière, fût-elle en pleine liberté de faire connaître son vœu et de l’exécuter, n’a pas le droit de juger celui qui tient son autorité de Dieu seul ? En admettant même ce principe absurde, que tous les pouvoirs émanent du peuple, la cour ne peut prétendre agir au nom de la nation, à moins qu’on n’ait demandé et obtenu le consentement de tous les citoyens, depuis les premiers officiers de l’état jusqu’au dernier paysan. Aucune autorité sur la terre ne peut juger les rois : l’obéissance aux rois est clairement annoncée dans l’ancien testament. Si quelqu’un de vous ose le nier, je suis prêt à en administrer la preuve : Là où est la parole du roi, là est le pouvoir ; et qui est-ce qui peut lui dire, que fais-tu ? Je conviens que j’ai un dépôt sacré à conserver, les libertés du peuple anglais, dépôt que je tiens de Dieu, et que je violerais si j’étais assez lâche pour reconnaître une autorité fondée sur la violence et l’usurpation. J’ai pris les armes et souvent exposé ma vie pour protéger la liberté publique, la constitution et les lois fondamentales du royaume, et je suis prêt à sceller de mon sang ces droits précieux pour le maintien desquels j’ai si longtemps combattu… »
Les différents chefs d’accusation furent produits pendant trois jours au roi, et on le pressa plusieurs fois d’y répondre. Le quatrième jour, les juges voyant qu’il persistait à décliner leur jurisdiction, entendirent les témoins et se disposèrent à porter sa sentence.
Un autre historien ajoute :
« Le 20 janvier 1640, la commission rendit un arrêt de mort. Au moment où le greffier prononçait le nom de Charles Stuart, amené pour répondre à une accusation de haute trahison et autres grands crimes présentée contre lui au nom du peuple d’Angleterre, une voix, partie des tribunes, s’écria : pas de la moitié du peuple. L’assemblée tressaillit : la voix continua : Où est le peuple ? Où est son consentement ? Olivier Cromwell est un traître ! À bas les femmes ! dit le colonel Axtell, qui commandait le détachement de gardes : feu sur elles, soldats ! La voix courageuse qui protestait était celle de Lady Fairfax, la propre sœur de Cromwell. La sentence s’acheva au milieu du tumulte. »
Quelques jours après, ces murs virent l’installation du Protecteur Cromwell, et quelques années plus tard, on y promena sa tête au bout d’une perche avec celle de ses complices Ireton et Bradshaw.
Thomas Morus, cet illustre utopiste et honnête homme d’état qui, dans un temps de dégradation universelle, eut le courage de résister au tyran scandaleux qui se nommait Henri VIII ; le Protecteur Somerset, le comte de Strafford et plusieurs autres, subirent aussi leurs procès et leurs condamnations, sous ces voûtes qui ont souvent retenti de l’éloquence des Burke, des Fox et des Sheridan.
— Cette belle salle a vu trop de procès lugubres, sortons.
Nous nous dirigeons vers Whitehall que nous atteignons bientôt, après avoir parcouru la grande rue du Parlement.
Ce palais fut bâti d’abord par le Cardinal Wolsey, mais la plus belle et la plus intéressante partie fut reconstruite par Jacques I ; il n’en reste plus que la salle du banquet dont le plafond à panneaux fut peint par Rubens sous Charles I.
On se souvient qu’en parlant de Marie Stuart j’ai rappelé que son fils avait réuni sur sa tête les deux couronnes d’Écosse et d’Angleterre, et qu’ainsi le Jacques VI de l’Écosse était devenu le Jacques I de l’Angleterre.
Il vint donc habiter alors ce palais de Whitehall, et il y fit construire lu salle du festin que son fils Charles I fit décorer plus tard.
Après un règne faible, qui vit grandir les ennemis de la royauté, et le principe nouveau de la souveraineté du peuple, qui n’était que l’application à l’ordre politique du libre examen admis dans l’ordre religieux, la couronne passa des mains débiles de Jacques dans celles de Charles I.
Celui-ci avait bien l’énergie et l’intelligence nécessaires pour revendiquer les droits et les prérogatives de la couronne, et s’opposer aux empiètements du Parlement. Mais il était trop tard. La révolution qui devait se traduire par des actes était déjà faite dans les idées, et vouloir enrayer son char c’était marcher à une mort certaine.
Dans la nuit du 30 janvier 1649, le sommeil n’entra pas dans le palais royal. Le malheureux Charles I entendit toute la nuit un bruit de marteaux sous ses fenêtres. C’était l’échafaud qu’on y dressait et sur lequel il devait mourir le lendemain.
C’est par l’une de ces fenêtres qu’il sortit, et se trouva sur le gibet. Quand sa tête tomba, Cromwell la prit dans ses mains et considérant le cadavre, il dit froidement : « c’était un corps bien constitué et qui promettait une longue vie. »
Mais, onze ans après, Whitehall était témoin d’un autre spectacle qui montre bien toute l’inconstance de la faveur populaire.
« Du pont de Londres jusqu’à ce palais, dit Lingard, les maisons étaient tapissées, et les rues bordées par les milices de la cité, les troupes régulières et les officiers qui avaient servi sous Charles I. Le roi était précédé par une troupe de trois mille cavaliers magnifiquement vêtus ; venait ensuite le lord maire, portant l’épée nue, après lui le lord général et le duc de Buckingham, et enfin le roi lui-même, à cheval entre ses deux frères. À Whitehall, Charles reçut, l’une après l’autre, les deux chambres, dont les présidents le haranguèrent en lui exprimant le plus ardent dévouement. Il leur répondit par des protestations de son attachement pour les intérêts et les libertés de ses sujets. »
C’est ainsi qu’après six ans d’une république sanguinaire, et cinq ans d’un protectorat tyrannique, l’Angleterre se voyant glisser dans l’anarchie, rappelait et acclamait comme un triomphateur le fils de celui qu’elle avait tué.
Pourquoi faut-il que la France n’ait pas suivi cet exemple après tant de malheurs, de révolutions et de sang répandu ?
Avec Charles II, revenait aussi dans Whitehall une reine dont les infortunes sont inénarrables comme celles de Marie Stuart, et dont le souvenir poursuit et attriste les visiteurs de ce palais. C’était la veuve de Charles I, Henriette-Marie de France, fille du grand Henri IV, dont Bossuet devait faire plus tard l’oraison funèbre.
Il n’y a peut-être pas dans l’histoire une femme qui ait réuni plus de gloire, plus de génie, plus de vertus et plus de malheurs, et le discours de Bossuet qui est un chef-d’œuvre n’était pas au-dessus du sujet.
En laissant Whitehall derrière nous, nous nous rapprochons de la cité proprement dite, qui est le vieux Londres.
Devant nous s’ouvre Trafalgar Square ou Charing Cross. Plusieurs monuments attirent ici nos regards, mais les retiennent peu longtemps. À l’endroit où s’élève la statue équestre de Charles II, il y avait autrefois une croix de pierre que le roi Édouard II y avait fait élever à la mémoire de la reine Éléonore.
La réforme a détruit cette croix, et si plus tard la statue de Charles II n’a pas eu le même sort, ce n’est pas la faute du Parlement qui avait ordonné qu’elle fut vendue et mise en pièces. Il faut en remercier un fondeur qui l’acheta, l’enterra intacte, et attendit la restauration pour la remettre au four.
Dans l’intervalle, plusieurs des régicides avaient été exécutés à l’endroit même où nous la voyons maintenant.
M. Francis Wey s’est moqué bien spirituellement de la statue de Nelson, qui est à côté au sommet d’une haute colonne cannelée. Rions en moins, et observons seulement que le paratonnerre qu’elle porte n’est pas, après tout, si ridicule, puisqu’il indique que les foudres de guerre ne sont pas à l’abri des foudres du ciel.
En poursuivant notre promenade nous entrons bientôt dans Cheapside.
Sur la droite s’ouvre une ruelle nommée la Rue du Pain (Bread Street), et presqu’en face on a eu le soin d’en nommer une autre Milk Street, pour nous faire croire que les habitués n’y mangent pas leur pain sec. Je le crois sans peine, mais je soupçonne que ce n’est pas dans le lait qu’ils le trempent.
Ce qui est certain, c’est qu’autrefois il y avait dans cette Rue du Pain une taverne célèbre, et que les amis qui s’y rencontraient aimaient mieux le vin que le lait. C’étaient Shakespeare et Raleigh, Ben Johnson et ses jeunes amis Beaumont et Fletcher, qui y composèrent sans doute une partie de leurs pièces dramatiques.
Dans cette rue naquit aussi l’immortel auteur du Paradis Perdu
Fleet Street qui est voisine rappelle d’autres tavernes restées célèbres à cause des chalands illustres qui les ont fréquentées, et qui se nommaient Goldsmith, Tennyson, Dryden, Boswell, et le Dr Johnson. Ces auberges portaient elles-mêmes des enseignes pittoresques : Au Diable, au, Coq, à la Mitre !
Au sud de Fleet Street s’étendent les longs et irréguliers édifices de Temple Bar, et autour s’ouvrent un grand nombre de rues étroites, semblables à de sombres corridors, qui ont vu circuler bien des avocats de renom.
Plus loin, autour de St Paul convergent des ruelles qui portent des noms plus vieux sans doute que la Réforme : Pater Noster Row, Ave Maria Lane, Amen Corner, Creed Lane, etc., etc.
Plus loin encore, près de Holborn Viaduct, du côté nord dans Brooke Street, vécut l’infortuné Chatterton qui s’empoisonna à 18 ans et qui à cet âge était déjà célèbre. Ce poète est le sujet d’un drame d’Alfred de Vigny.
Au pied de Ludgate Hill coulait autrefois une petite rivière, et sur ses bords s’élevait une prison. En face, une boutique de chétive apparence portait pour enseigne deux mains jointes avec cette inscription : marriages performed within ; et les individus des deux sexes qui passaient devant cette porte étaient poliment priés d’entrer.
Il paraît que cette institution, contraire à la liberté des célibataires, engendrait des abus pires que le célibat, et le parlement passa une loi pour y mettre fin.
À peu près au même endroit, on m’a offert et j’ai acheté un petit journal intitulé « The matrimonial news » qui a piqué ma curiosité. Il est rempli d’annonces et de propositions matrimoniales où femmes et hommes font connaître ce qu’ils peuvent donner et ce qu’ils désirent recevoir, en qualités, en positions et en fortunes. J’y ai vu des proposants et même des proposantes qui reconnaissaient loyalement n’avoir pas la beauté ; mais je n’en ai pas rencontré qui aient confessé n’avoir pas d’esprit. Les proposantes disent parfois leur âge ; mais ce n’est pas sous serment.