À travers l’Europe/Volume 1/La mer

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P.-G. Delisle (1p. 15-17).

II

LA MER.



Malgré tout, je l’aime encore et il me semble que tout le monde l’aime.

Pourquoi ? Parce qu’elle est immense et que nous aimons ce qui est grand. La grandeur est un besoin de notre œil comme de notre cœur ! Nous sentons une véritable allégresse quand nous avons sous les yeux l’immensité, l’infini, l’étendue sans rivages de la mer, la profondeur sans limites du firmament ! C’est l’âme sans doute qui communique au corps ce désir d’aller au-delà de la matière !

D’ailleurs la mer est le miroir du ciel. N’est-ce pas assez pour que nous la trouvions belle ? Mais elle ne réfléchit le ciel que dans le calme, comme l’âme humaine ne réfléchit son modèle que dans la paix.

Dans le calme elle est limpide et pure. Elle se laisse voir à des profondeurs inconnues. Elle reflète toutes les plus riches couleurs du firmament, toutes les clartés et tous les astres du ciel ; elle berce amoureusement le navire, comme une mère son enfant, et lui permet de traverser sain et sauf ses immenses et dangereuses solitudes.

Mais quand elle entre en fureur, elle devient horrible à voir. Sa surface sombre, hérissée, entrecoupée d’abîmes sans fond, se soulève à des hauteurs immenses et se creuse à des profondeurs vertigineuses. De toutes parts ses vagues accourent en mugissant, elles se rassemblent, elles s’entassent, elles entourent le navire comme une tourbe hurlante ; elles l’assaillent, elles le secouent, elles le frappent, elles l’envahissent, elles l’inondent d’écume et sa résistance redouble leur fureur. C’est alors que le navire a besoin d’être solide et bien dirigé pour n’être pas englouti !

De même en est-il de l’humanité. Quand elle est en paix avec elle-même et avec son Créateur, elle offre à nos regards un spectacle admirable de tranquillité et d’harmonie. Elle réfléchit le ciel en reproduisant dans ses codes et ses institutions les lois de Dieu avec leurs éternelles clartés. Elle nous laisse voir dans ses flots les écueils que la nature y a semés, et que nous devons éviter pour traverser la vie, elle nous soutient et nous ouvre une chemin pour parvenir au port.

Mais que son aspect est différent quand elle devient la proie des tempêtes sociales et des révolutions ! Les ténèbres du doute l’envahissent, la vérité s’éclipse, les passions, les intérêts, les ambitions se soulèvent, se heurtent, se coalisent, et la guerre de destruction commence. Hélas ! À quels tristes naufrages nous sommes alors exposés !

La mer et l’humanité engendrent elles-mêmes les orages qui les troublent si profondément. Comme l’Océan donne naissance aux nuages qui font les tempêtes, ainsi les peuples sont les artisans de leur propre perdition !

Mais les nuages ne s’élèvent pas des étangs et des ruisseaux et les révolutions ne naissent pas dans les petites campagnes et les villages. Ce sont les grandes agglomérations d’hommes qui bouleversent les sociétés. Multitudo mater est seditionis, dit Saint Jean Chrysostome !

Les flots et les hommes sont également tumultueux. Pour soulever les premiers, il y a le vent ! Pour agiter les seconds, il y a la liberté !

Le vent et la liberté se ressemblent. Tous deux sont difficiles à saisir, plus difficiles encore à gouverner. Tous deux sont bruyants et sonores, irréguliers et impérieux, bienfaisants parfois et parfois destructeurs, nécessaires cependant, et poussant en avant quand ils sont bien dirigés ! Rageurs par nature, brisant ce qui résiste et courbant ce qui plie.

La mer qui s’abandonne à la fureur du vent va se briser sur les écueils, et l’humanité emportée par la liberté mal comprise se heurte aux révolutions qui la déciment.

Or malgré toutes ces analogies, il y a entre la vague et l’homme une dissemblance fondamentale. L’une ne franchit jamais les limites que Dieu lui a tracées, tandis que l’autre dépasse constamment les bornes mises à sa liberté.