À travers l’Europe/Volume 1/Le navire

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P.-G. Delisle (1p. 19-21).

III

LE NAVIRE.



LE Sarmatian et le capitaine Aird sont deux grands amis. Il y a longtemps qu’ils voyagent ensemble et ils sont contents l’un de l’autre. Ensemble ils ont eu bien des mauvais jours et des nuits sans repos. Ensemble ils ont lutté contre la mer et le vent, fournissant l’un sa force et l’autre son intelligence, essuyant parfois des revers, jamais complètement vaincus. Dans la bonne comme dans la mauvaise fortune ils sont restés unis, comme l’âme est unie au corps. Car l’homme est un navire dont l’âme est le capitaine. La traversée qu’il lui faut faire pour arriver au port céleste, c’est la vie, et elle se poursuit péniblement au milieu de cet Océan semé d’écueils qui est l’humanité, et que les orages travaillent sans cesse.

Le capitaine aime son navire. Il en est fier et il le vante ! « Voyez, dit-il, comme il est bien fait, grand, large, fort, élégant. Comme il est puissant et alerte en même temps ! Comme il est léger malgré sa masse, et comme il court bien sur la vague ! Regardez ces machines puissantes qui l’animent, et le font mouvoir. Aucun autre n’en a de semblables. Écoutez comme il respire bruyamment, et comme il se soulève quand il aspire la vapeur dans ses larges poumons d’acier ! Entendez-vous les battements de son hélice ? C’est elle qui travaille bien à la mer, agile et souple comme la queue d’un poisson, mais forte comme cent baleines. Ah ! vous verrez comme il se défend, quand la mer se jette sur lui pour l’engloutir ! »

Le vaisseau à vapeur a cela de beau qu’il va droit son chemin vers le but qui l’attend. Contre la vague, contre le vent, contre les courants il suit la ligne droite.

C’est le modèle de l’homme vertueux et ferme qui ne cède pas devant l’opinion, mais qui obéit à ses principes. Le bien est son but, la vérité est sa force, et si les obstacles se dressent devant lui il les brise ou les écarte.

L’homme sans principes ressemble au contraire au navire à voiles. Quand les vents et les courants, qui sont les préjugés et les passions populaires, s’opposent à son avancement, il louvoie, il biaise, il fuit, il revient, il relâche, et c’est après mille détours qu’il parvient au terme de son ambition !

Quel beau spectacle que celui d’un navire en mer ! Quel ordre et quelle discipline à bord ! Il n’y a qu’un seul maître et il est souverain ! C’est le roi de ce petit peuple qui voyage. Ses ordres sont des lois, des arrêts ou des sentences. Lui seul gouverne et lui seul est responsable. C’est un monarque absolu !

Imaginez le gouvernement d’un navire par le suffrage universel : comme ce serait joli et sûr ! Dans les cas difficiles il faudrait voter, et pendant la votation la difficulté deviendrait une impossibilité ! Quand il y aurait ballotage, tout serait perdu ! Puis, différents partis se formeraient. Il y aurait l’avant, l’arrière, et le centre ; puis l’extrême-avant et l’extrême-arrière, l’avant-modéré et l’arrière-modéré, le centre avant et le centre-arrière !

Tous réclameraient la liberté de penser, c’est-à-dire de parler, et le grand mât se transformerait en tribune.

Voici quel serait le discours-programme de l’extrême-avant :

« Liberté, égalité, fraternité ! Au nom de la liberté, je demande qu’on renferme dans la cale le premier officier qui depuis trois jours nous fait monter au bout des mâts, pendant qu’il se promène sur le pont les deux mains dans ses poches. Au nom de l’égalité je propose que l’on rogne les deux mâts qui sont plus longs que le troisième, et que le salaire du capitaine et des officiers soit rogné mêmement.

Au nom de la fraternité je réclame la suppression du capitaine qui a commis le crime de lèse-humanité en s’élevant au-dessus de nous ! Je demande que sa tête soit mise à prix. »

Ce serait gai, mais ce ne serait pas long. À un moment donné la mer se mettrait de la partie et s’écrierait : « Au nom de la liberté je demande la suppression de ce navire qui gêne mes mouvements ! » Et ses flots immenses, s’avançant comme une armée prussienne balaierait tout sur le pont, hommes et choses !