À travers l’Europe/Volume 1/Les palais du peuple
VIII
ONDRES rappelle la Rome païenne sous plusieurs rapports. Elle a la même étendue et la même population que Rome au commencement de l’ère chrétienne.
Comme dans l’ancienne Rome il y a dans Londres des fortunes scandaleuses et des indigences avilissantes, toutes les recherches du luxe et de la somptuosité à côté de toutes les privations de la misère.
Comme l’ancien peuple romain, le peuple de Londres demande du pain et des jeux, panem et circenses ; et s’il est vrai de dire qu’on lui donne peu de pain, il faut admettre qu’on lui donne beaucoup de jeux.
Les amusements les plus variés lui sont offerts et il n’a que l’embarras du choix. Les théâtres, les musées, les cirques, les concerts, les jardins, les bals masqués lui sont ouverts, et rien n’y manque pour le plaisir des yeux et des oreilles.
Quant à l’âme on n’y songe guère. Mais à quoi bon ? N’y a-t-il pas de grands savants qui nient son existence, et M. Herbert Spencer n’a-t-il pas démontré que l’homme est un singe et que le singe est un homme ?
Telles sont les réflexions qui ont traversé mon esprit en visitant le Palais Alexandra et le Palais de Cristal. Tous deux m’ont rappelé le Colisée des Césars, élevé pour amuser le peuple et le consoler de son dénûment.
Le musée de Madame Tusseaud est curieux et l’on y passe une soirée agréable. Mais combien plus intéressants sont les palais, et ce n’est pas une soirée seulement, mais des journées entières qu’on y peut dépenser sans ennui.
Le Palais de Cristal existe depuis vingt-cinq ans, et comme il ne suffisait pas aux besoins du public l’on a bâti depuis quelques années le Palais Alexandra. Les deux se ressemblent beaucoup ; mais si le Palais Alexandra contient quelques additions intéressantes et une salle de concert beaucoup plus vaste, le Palais de Cristal, étant plus ancien, possède des collections beaucoup plus riches et plus complètes.
Une courte description de l’un donnera cependant une idée de l’autre, et fera comprendre que les Londonners y possèdent des jouissances égales — je ne dis pas semblables — à celles que les Romains trouvaient dans les cirques et dans les thermes des empereurs.
Le Palais de Cristal forme un parallélogramme de 1600 pieds de long sur plus de 300 pieds de large, C’est une nef immense avec un transept à chaque bout et un troisième transept plus vaste et beaucoup plus élevé qui la traverse au milieu. Le plan en est simple et cependant, cette vitrine colossale a quelque chose d’aérien et de fantastique qui étonne et qui plaît. On a calculé que si ces voûtes de verre étaient étendues sur le sol elles couvriraient une superficie de 25 arpents.
Avant de franchir le seuil du Palais, les jardins et le parc nous invitent à y faire une petite course, et ce n’est pas du temps perdu. Quelles terrasses admirables bordées de balustrades autour des étangs d’azur ! Quels parterres féériques ornés de statues et de jets d’eau ! Quels ombrages ! Quels parfums ! Quelles perspectives pleines de charmes et de surprises !
Les fontaines sont élégamment décorées, les ruisseaux traversés par des ponts ou des passerelles ; des monticules de gazon s’élèvent ça et là, et les escaliers de pierre qui en descendent, nous conduisent à des pièces d’eau où des banquettes nous attendent.
Sur les bords sont installés des jeux de croquet, de cricket, et un archery groud où de nombreux compétiteurs se disputent des prix au tir de l’arc.
Le parc du Palais Alexandra, contient en outre des bains et une école de natation, puis un bocage japonais avec une collection des curiosités de ce peuple étrange.
Mais arrachons-nous aux charmes du jardin italien et du jardin anglais, et pénétrons dans l’intérieur du palais. Le parcourir c’est faire le tour du monde et de l’histoire en quelques heures, car l’univers artistique y est représenté.
De chaque côté de la grande nef s’ouvrent des salles magnifiques dont l’architecture, la sculpture et les décorations appartiennent à des écoles différentes. Leur réunion forme un livre où l’on peut lire un abrégé de l’histoire de l’art dont chaque salle est un chapitre.
En partant du transept central, sur la gauche, nous entrons d’abord dans l’école égyptienne, en suivant une avenue de lions. C’est l’enfance de l’art, mais ce grand effort de l’esprit humain qui invente les formes architecturales n’en est que plus étonnant. Ces statues colossales qui servent de pilastres, ces colonnes dont les chapiteaux sont enlacées de branches de palmier et de lotus, ces hiéroglyphes qui courent sur la frise au milieu des papyrus à tous les degrés de croissance, nous reportent à travers les siècles jusqu’à l’époque des Ptolémées. De nombreuses arcades appuyées sur des piliers énormes, des figures de Ramsès II, le héros de l’Égypte qui a peut-être vécu douze siècles avant Jésus-Christ, des divinités allégoriques et des sphynx, des hiéroglyphes, des lignes verticales d’écriture où les lettres sont remplacées par des dessins représentant des yeux, des couteaux, des arcs, des oiseaux, et d’autres animaux, forment un ensemble qui retrace à nos pensées Memphis et Thèbes, Ninive et Babylone.
Il va sans dire que toutes ces imitations de l’architecture égyptienne n’ont pas les proportions gigantesques des originaux.
Le petit vestibule que nous franchissons ensuite, en nous dirigeant vers le nord, nous fait faire un pas immense dans l’histoire de l’art ; car nous nous trouvons sur une place publique de Némée dans l’ancienne Grèce. Devant nous s’élèvent les murs d’un temple de Jupiter, avec ses magnifiques colonnes doriques, et autour de nous des modèles des plus célèbres statues que la Grèce ait produites. Plus loin c’est l’immortel monument d’Athènes, le Parthénon, avec des proportions réduites.
D’Athènes à Rome la distance est à peine sensible. Nous y voyons cependant apparaître l’art toscan, et quelques additions à l’école grecque, autour d’une collection non moins belle de statues.
Mais quel changement soudain, et quel singulier réveil de l’art après dix siècles ! Qu’est-ce donc que cette frise toute brillante de couleurs soutenue par ces délicats piliers d’or ? C’est l’Alhambra, ce palais des mystères comme l’appelle Chateaubriand, qui abrita si longtemps la domination mauresque en Espagne ; et cette fontaine merveilleuse, c’est la Fontaine-des-douze-lions qui décorait l’une de ses cours. En arrière, est la Salle des Abencérages où les chefs de cette malheureuse famille furent décapités. Il n’y a que l’architecture mahométane qui possède ces plafonds à stalactites.
Notre promenade artistique et historique se continue autour de la grande nef, ici sous des cloitres construits dans le style bizantin, là sous les arceaux gothiques du moyen-âge, au milieu des statues couchées sur les tombeaux, plus loin à travers les œuvres mêlées de la renaissance.
L’école italienne vient ensuite nous offrir quelques illustrations des monuments de Michel Ange et de Raphaël, et à deux pas de là nous traversons une maison de Pompeï très fidèlement copiée.
Après l’art vient l’industrie que les propriétaires du Crystal Palace n’ont pas oubliée.
La photographie, la gravure sur bois et sur acier, les verres de Chine et de Bohême, et tous les genres d’industrie — sans excepter les ferronneries de Sheffield — nous exhibent successivement leurs produits.
Sincèrement, cette exposition industrielle n’est peut-être pas à sa place ; mais il ne faut pas oublier que ce Palais est lui-même une entreprise industrielle, et que les couteaux de Sheffield et le savon de Windsor lui attirent probablement plus de chalands que la frise du Parthénon, et le modèle du gladiateur mourant.
D’ailleurs, pour qui n’aime pas les bazars il y a autre chose, et les beautés de la nature vous reposent agréablement de la contemplation toujours fatigante des œuvres de l’homme. Dans une galerie voisine du grand transept, j’y ai même rencontré un petit coin de mon pays, avec de vrais produits canadiens, et de faux sauvages qui n’ont pas voulu me reconnaître.
La végétation de l’Australie et des Tropiques s’étend à côté et je me prélasse dans une vraie forêt, où sont cachés des animaux féroces que je reconnais très bien, et qu’on a laissés libres. Heureusement ils sont en carton peint.
Plus loin je me suis cru en Italie, dans un jardin de Gênes, au milieu des orangers, des fleurs, et des statues, au pied d’une jolie cascade qui chantait dans les fougères, et faisait trembler les lotus bleus au bord des bassins de marbre.
J’y serais demeuré longtemps, si les fanfares d’orchestre dans la grande salle publique du transept central n’étaient venues m’arracher à ma douce rêverie. Des flots d’harmonie y coulèrent pendant près de deux heures, et les portes du théâtre furent ensuite ouvertes.
Une excellente compagnie d’acteurs y joua la jolie comédie de Byron Our Boys, qui nous fit rire aux larmes aux dépens de cette pauvre autorité paternelle, si méconnue par les enfants contemporains.
À six heures, un grand concert vocal par l’association chorale de Londres nous retint trop longtemps dans la salle de concert, qui s’ouvre en face de l’opéra.
À sept heures et demie, illumination des jardins et des fontaines, et feu d’artifice le plus merveilleux qu’on puisse voir.
À huit heures et demie des gymnastes et des acrobates gambadent au-dessus de nos têtes, et de nouvelles fanfares les suivent. Je n’en puis plus, et je veux me boucher les oreilles. Mais le moyen de ne pas écouter une bande qui appartient au royal horseguards blue ! Je ne serais plus un loyal sujet britannique.
Ce n’est que vers onze heures que nous pouvons reprendre le chemin de Londres, et nous n’avions pas tout vu, ni tout entendu ; mais franchement nous en avions assez, et la lassitude remplaçait la jouissance.
Comme on peut le voir, le peuple de Londres a des palais, où moyennant quelques chelins sterling, il peut passer une agréable journée. Mais ces amusements dont on se lasse si vite sont bien peu de chose dans la vie d’un peuple, et sont bien insuffisants à son bonheur. On a beau dire, c’est encore de la vie paisiblement monotone dont on se lasse le moins.