À travers l’Exposition/03

La bibliothèque libre.
À travers l’Exposition
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 94 (p. 690-706).
◄  02
04  ►
A TRAVERS L'EXPOSITION

III.[1]
LE PALAIS DE LA FORCE.

Rentrons dans la galerie des machines ; non plus pour en considérer la structure, mais pour observer ce qu’on fait dans la maison de fer. Accoudons-nous au balcon de l’étage supérieur ou prenons place sur l’un des ponts roulans ; et regardons au-dessous de nous.

Si quelque parfait désœuvré vient d’aventure flâner en ce lieu, j’imagine que cet inutile brûleur d’oxygène y ressentira un léger malaise en faisant retour sur lui-même ; tant la loi universelle du travail se révèle ici visible et vivante. Partout où tombe le regard, dans les profondeurs de l’immense vaisseau, les machines sont en travail. D’une extrémité à l’autre, les arbres de couche tournent sous nos pieds ; on dirait les moelles épinières de cet organisme. Comme un réseau de nerfs, les courroies de transmission s’en détachent ; elles communiquent une même vie aux milliers de membres qui s’emploient à des tâches diverses ; les bras mécaniques façonnent les métaux, tissent les étoffes, préparent les alimens, allument les lampes ; ils cousent, impriment, gravent, sculptent, ils se ploient à toutes les besognes, aux plus pénibles et aux plus délicates. Du poste élevé où nous sommes, on ne distingue pas le détail de leurs opérations ; on ne saisit que le mouvement confus de cette foule d’automates ; bielle ou piston, chaque individu y poursuit son dessein particulier, dans le bruit et l’affairement collectif de la masse. C’est comme un dédoublement de la foule humaine qui circule sur ces huit hectares et remplit tout l’espace vide entre les emplacemens des machines ; à certains jours, le regard promène sur dix mille personnes, plus peut-être. Ce spectacle évoque dans la mémoire d’anciennes images, les miniatures naïves des manuscrits, ou les tailles-douces que nos yeux d’enfans admiraient au frontispice des vieilles bibles ; la construction de l’arche, de Babel, du Temple de Salomon, ces tableaux symboliques où les artistes d’autrefois aimaient à représenter des multitudes dans les grandes scènes du labeur humain. Le diorama de la galerie nous rend ce que ces artistes excellaient à traduire, l’impression de la diversité dans l’unité du travail.

Mais combien les formes de ce travail ont changé ! Combien son intensité s’est accrue ! L’homme n’est plus au premier plan, avec le pauvre et rude effort de ses muscles, directement appliqué au petit outil individuel. Il se dissimule derrière l’esclave mécanique, il le gouverne d’un geste. Dans ces réservoirs de tôle et sur ces fils de cuivre, il a capté les forces vives de la nature ; il joue avec ces puissances soumises, il les transforme et les distribue à son gré. Chaque jour ramène ici deux momens qui rendent plus sensible la majesté du lieu : l’heure où l’homme déchaîne la force, l’heure où il la réfrène. Il est midi ; les lourdes machines dorment encore, tout est immobile, silencieux. Un coup de sifflet retentit, puis un grand rugissement de la force délivrée ; d’un bout à l’autre de la galerie, en quelques secondes, elle court et communique le mouvement aux rouages qui entrent en branle. Avec chacun de ces rouages, le mouvement diffère d’application et de vitesse ; et pourtant, tous lui conservent un caractère uniforme, qui le distingue des mouvemens humains. Dans les uns, il est très lent, mais sans donner à l’œil une sensation de paresse ou de lassitude ; très rapide dans les autres, il ne paraît jamais violent ni précipité. Il est toujours rythmique, doux et moelleux, avec quelque chose d’implacable sous cette douceur. Observez un homme rassemblant toute son énergie pour un effort véhément, pour asséner le coup de hache qui fendra l’arbre, le coup de pic qui brisera la roche ; regardiez ensuite ce piston, si régulier dans son invariable champ de parcours ; la tranquillité continue de ce bras d’acier est mille fois plus effrayante, plus inexorable que la violence momentanée de cette main de chair. C’est l’image du travail moderne, accompli par la nature contre elle-même, pour le service de l’homme. C’est aussi, — nous le verrons une autre fois, quand nous viendrons à ce propos, — c’est l’image de l’état social créé par ce travail, de « la loi de fer » modelée sur le jeu impassible de cette mécanique.

Six heures. Un nouveau coup de sifflet, un nouveau rugissement de la force qu’on entrave. Docile, elle obéit ; elle s’évanouit aussi soudainement qu’elle s’éveilla et va se reperdre dans les élémens d’où on l’avait suscitée. Les rouages se ralentissent, s’arrêtent. Rien ici de la fatigue qu’on remarque dans les bras du travailleur, quand la nuit fait tomber l’outil de ses mains ; c’est plutôt l’arrêt sur tous les membres d’un cheval de sang, encore plein d’action, quand on pèse brusquement sur le mors ; rendez-lui les rênes, il repartirait de plus belle. Mais l’homme a décidé que la force avait fini sa journée ; sur cette aire où le bruit et le mouvement nous étourdissaient, il y a quelques minutes, tout est rentré dans le repos, dans le silence. Les machines sont enchantées jusqu’à demain.

Avant qu’elles se rendorment, descendons de notre observatoire et parcourons quelques rues, quelques quartiers de la ville industrielle. Chacun des grands agens de la force a le sien, dans cette cité-type ; ainsi les différens corps de métier se partageaient les villes de l’ancien temps et continuent de se partager aujourd’hui les villes de l’Orient. D’abord, le quartier de la houille, de la vieille force emmagasinée dans le sein de la terre ; réserve calculée depuis de longs siècles pour suffire aux besoins de la période de transition où nous sommes, jusqu’au moment où nous serons mieux instruits à maîtriser les forces libres qui nous environnent. Ne semble-t-il pas que le Père commun, agissant par son soleil, nous ait préparé d’avance cette énergie concentrée, comme la mère prépare la seule nourriture utile à son enfant, durant les mois où il ne sait pas encore conquérir sur le monde les divers alimens qui soutiendront sa vie ? — Ce coin de la galerie reporte l’imagination à Anzin ou à Saint-Etienne ; tout le long de la rue, des plans en relief et en creux, ingénieusement combinés, permettent au regard de descendre dans le fond de nos grandes mines, d’y étudier la disposition des couches, la vie souterraine du mineur, les procédés d’extraction. On suit le bloc de charbon jusque sur le carreau où la benne le décharge, et de là dans les canaux, sur le chaland qui l’emporte. Accompagnons ce bloc dans le vaste quartier de la mécanique. Il empiète forcément sur tous les autres. Le charbon, transformé en vapeur, travaille dans tous ces cylindres.

A la place d’honneur, trois vitrines historiques renferment une série de petits modèles ; ce sont les types des principaux appareils nés successivement des découvertes de la mécanique appliquée à l’industrie, avec les noms des inventeurs, depuis Denys Papin jusqu’à Foucault. On sait qu’avant d’être relevé sur ce livre d’or, plus d’un, parmi ces noms, a figuré sur l’obituaire des maisons de fous et des hôpitaux. Qui passerait indifférent devant ces vitrines ? Poètes, laissez votre songerie s’y poser un instant ; dans ces arrangemens de roues et de leviers, d’autres songeurs ont dépensé autant d’imagination qu’un Homère ou un Shakspeare dans leurs arrangemens de mots. Gens de la pensée pure, si l’on vous dit que la méditation déroge en s’abaissant à ces emplois pratiques, lisez le nom de Pascal, notre maître ; il a travaillé là à sa presse hydraulique. Ouvrier qui conduis le métier voisin, viens apprendre à les vénérer, ces bons révolutionnaires, les seuls qui aient vraiment fait quelque chose pour ta libération, qui aient souffert pour toi et ne t’aient pas menti.

On aperçoit souvent, autour de ces engins simulés ou devant une machine à vapeur en action, les chemises bleues et les figures rieuses d’une bande d’âniers du Caire. Ils sont grands péripatéticiens, grands curieux, ces enfans fellahs. Rien ne les étonne, et quand nous nous rencontrons, je suis toujours plus émerveillé qu’eux, en revoyant ici ceux qui m’ont tant de fois conduit sur la berge limoneuse de Boulaq ou dans le sentier sablonneux de Saqqarah. Quand on prend le croquis d’une pyramide, là-bas, on fait placer l’un d’eux au pied du monument ; il sert de point de comparaison pour apprécier l’échelle des hauteurs. Sans le savoir, ils tiennent ici le même emploi. Ils reportent la pensée aux méthodes rudimentaires de leurs ancêtres, au châdouf et à la sakyé, qui sont encore chez leurs frères le dernier mot de la mécanique ; et ils servent de jalons pour mesurer l’ascension du génie humain jusqu’aux sommets où nos savans l’ont porté. De même, parmi les gens de toute race que l’on croise dans la galerie, ce nègre du Soudan, arrêté devant la chaudière où l’on enfourne le charbon. Celui-là s’agenouillerait, s’il savait combien il doit bénir l’esclave minéral que nous lui avons substitué ; nous chargeons ce dernier à la place du nègre dans l’entrepont des bateaux où l’on amarrait les cargaisons de chair noire, nous l’alions vendre sur tous les marchés du monde où l’on réclame l’instrument de travail qu’était jadis le Soudanais. — Continuons notre promenade. Les exotiques l’ont retardée, ils la retarderont souvent encore. On les rencontre à chaque pas, et chaque fois qu’on les rencontre, l’histoire en prend occasion pour ressaisir notre esprit, pour lui remémorer d’où il est parti, où il est arrivé. Nos hôtes sont distribués dans l’Exposition comme les degrés du méridien sur un globe terrestre, rappels incessans des mesures du temps et de l’espace dans le monde que nous étudions.

Voici le quartier de l’électricité, où nous reviendrons dans un instant ; celui des moteurs hydrauliques ; celui du gaz, de la houille transformée en lumière, de la lumière retransformée en agent de travail. Plus loin, un petit district pour l’air comprimé, un autre pour le pétrole, ce nouveau-venu de grande ambition et de grand avenir. Il a quinze ou vingt ans d’âge, au plus, et il aspire à la conquête du monde industriel au profit de ses deux patries, l’Amérique et la Russie. Vous pouvez voir son quartier-général dans la rotonde du bord de l’eau, au débouché du pont d’Iéna ; on y retrouve un panorama fidèle de Bakou, la ville du feu, bâtie sur le lac souterrain de naphte qui vomit ses éruptions dans la Caspienne, qui couronne presque chaque nuit la ville d’un dais de lumière et la menace du sort de Sodome. J’ai lu dans une statistique de M. Maxime Du Camp qu’il y avait à Paris deux Parsis, adorateurs du feu, et qu’ils allaient de temps à autre faire leurs dévotions au soleil levant, sur le sommet de Montmartre. Ces disciples de Zoroastre peuvent venir aujourd’hui accomplir les rites guèbres dans la rotonde du Champ de Mars, devant l’image de la fontaine sacrée. L’an dernier, quand je visitai à Bakou leur temple métropolitain, il n’y avait plus ni prêtre ni fidèles dans cette ruine, devenue la dépendance d’une usine à pétrole. Décidément, Paris est encore le dernier refuge des dieux comme des rois en exil.

A l’extrémité occidentale de la galerie, nous passons dans le département des chemins de fer, vaste et riche, comme il convient à ces hauts et puissans seigneurs. Ici la vapeur, productrice dans les machines précédentes, devient messagère, elle emporte et fait circuler tout ce qu’elle a produit avec ses autres engins. L’exposition des chemins de fer est des plus intéressantes ; à l’étage supérieur, les ingénieurs de ce service ont accumulé les témoignages de leur labeur constant pour le perfectionnement des transports ; plans et tableaux graphiques, modèles des grands ouvrages d’art, des gares, dispositifs nouveaux pour assurer aux trains toujours plus de vitesse et de sécurité. On s’est même inquiété, le croiriez-vous, des aises du voyageur. Admirons ces nombreux types de wagons, aux installations commodes, spacieuses ; ils semblent nous promettre la mise en réforme des véhicules pénitentiaires où l’on charrie habituellement en France les détenus pour cause de voyage. Admirons vite ces belles voitures, avant que les compagnies les rentrent dans leurs dépôts. Des sceptiques prétendent que nous ne les ne verrons plus. Mais peut-être nos petits-enfans, s’ils vivent très vieux…

On n’attend pas que je passe en revue toutes les applications de ces forces. J’entends dire aux gens compétens que les machines n’offrent rien de neuf et d’instructif pour le spécialiste, à cette Exposition. C’est possible, mais tout est nouveau à qui ne sait pas. Depuis 1878, une génération est venue à l’âge d’homme ; la plupart des jeunes visiteurs n’ont jamais eu le loisir ou l’occasion de voir fonctionner le grand outillage mécanique et les métiers ; ils s’en rendent compte ici pour la première fois. Une invention au moins est nouvelle et peut faire concevoir de belles espérances à l’une de nos industries nationales ; c’est l’essai de M. de Chardonnet pour fabriquer de la soie avec la cellulose. Ce que le ver à soie fait avec la feuille de mûrier, dans les élevages où cet insecte valétudinaire consent encore à travailler, de petits tubes capillaires le font ici avec une dissolution de fibres de sapin ; ils sécrètent un brin de fil qui s’enroule sur les bobines. Une vitrine justifie les assertions de l’inventeur ; elle expose des pièces d’étoffe tissées avec ce fil. Si le procédé est viable, ce dont la pratique décidera, la Chine n’a qu’à se bien tenir ; les fabriques lyonnaises trouveront leur matière première dans la forêt la plus proche.

À moins toutefois que cette forêt ne soit déjà débitée par les papetiers. Ces industriels ont comploté de métamorphoser la nature en rames de papier. Les arbres, les céréales, les légumes et les fleurs, ils jettent toute la parure de la terre dans leurs chaudières, et tout devient le rouleau sans fin que l’imprimerie dévore. Devant leurs installations, on a le cauchemar d’une France réduite en pâte pour les exigences du journalisme, laminée en un grand linceul blanc, où l’on imprimerait sans relâche des myriades de lettres et de syllabes, afin de mieux décrire et de mieux expliquer les choses qui n’existeraient plus, l’analyse ayant eu besoin de leur poussière pour ses développemens. Cauchemar assez conforme aux directions que prend la vie réelle. La foule stationne à l’entour des papeteries, attenantes à une presse, et je comprends cette préférence des curieux ; nulle vision n’est plus révélatrice. Un filet d’eau sale tombe du premier réservoir ; dans ses chutes successives, cette eau devient écume, mince pellicule, feuille déjà résistante que les cylindres recueillir, enroulent, sèchent, durcissent, qu’ils jettent enfin sur un dernier rouleau, où elle reçoit l’empreinte de la presse rotative, et d’où elle sort journal du matin. En quelques minutes, la goutte d’eau sale est devenue « un organe de l’opinion, » le grand instituteur, le grand juge, le seul pouvoir effectif et obéi qui subsiste dans ce pays. Approchez-vous aux heures où l’engin de gouvernement fonctionne, le spectacle en vaut la peine. La foule s’écrase, des bras se tendent, — beaucoup de bras d’enfans, — vers la machine qui élabore cette pâture, comme ils se tendraient en un moment de famine vers le four du boulanger. On s’arrache les feuilles humides, distribuées gratuitement ; les yeux en absorbent la substance ; et comme ils s’étaient gravés sur ce cliché de plomb, les caractères se gravent dans ces cerveaux, éveillant des idées, déterminant des actes. Tant que l’enchaînement des effets aux causes demeurera une notion certaine, aucun sophisme ne prévaudra contre cette évidence : la responsabilité du rouleau de plomb dans les pensées de ces cerveaux, engendrant des actes. On voudrait amener ici tous ceux qui ont jamais touché à la machine divine et infernale, au semoir d’idées ; il serait à plaindre, l’homme qui ne ferait pas réflexion sur le pouvoir redoutable qu’il assume, sur l’effet de ces mots, jetés à la hâte au compositeur, devenus irrévocables dans le moule du clicheur. Il y a, aux Beaux-Arts, une petite toile de Charlet, émouvante comme tous les tableaux de ce peintre. Un soir de bataille, au sommet d’une colline, dans la lumière du couchant, l’Empereur est immobile sur sa selle ; le regard pensif du grand capitaine compte les morts couchés dans la plaine par sa volonté du jour. Sans être un grand capitaine, celui qui a manié l’arme dont nous surprenons à cette place le jeu rapide et sûr, celui-là doit parfois se demander, le soir : « Quel droit avais-je sur ces âmes ? Ai-je dit la vérité ? Et croyant la tenir, ai-je bien fait de la dire ? Comment me jugera l’éternelle justice ? »

Revenons à la classe 62, à l’électricité. Voici, dans ce palais de la science et de l’industrie, la grande, l’incontestable nouveauté. Elle suffirait à expliquer le ralentissement dans le progrès des machines thermiques, comme si la pensée des inventeurs abandonnait ces dernières. Par cette classe 62, l’Exposition de 1889 marquera une date dans l’histoire du monde. Il y a quinze ans, en 1874, je rencontrai sur un paquebot du Levant M. Denayrouze ; en descendant à Paris, il m’engagea à aller voir dans un petit atelier du boulevard Voltaire un Russe qui lui avait apporté une idée et qui travaillait à la réaliser. Je trouvai là M. Jablochkoff, en train de monter sur un modeste établi sa première bougie électrique ; il m’expliqua son système, comme un inventeur à brevet explique, de façon à ce que l’on comprenne tout dans sa trouvaille, excepté le point capital. Des difficultés l’arrêtaient encore, mais il paraissait plein de confiance dans la réussite finale. En effet, peu de temps après, les globes Jablochkoff versaient sur quelques points de Paris leur clarté violacée, encore sujette alors à de subites faiblesses et à des éclipses momentanées. Depuis lors, la bougie du Russe a fait école, elle ne compte plus ses rivales françaises et américaines. La lumière neuve éclaire presque seule la ville du Champ de Mars ; elle va partout, dans ce monde en miniature, comme elle ira bientôt dans le monde véritable ; on la voit luire dans le bazar de l’Annamite, sur les huttes du Canaque et de l’Okandais. Du premier coup d’œil, par la seule inspection des larges emplacemens attribués dans la galerie à l’électricité, on peut mesurer la situation qu’elle s’est faite dans le domaine industriel. Cependant les stations qui concourent au service de l’éclairage et à l’illumination quotidienne ne se trouvent pas ici ; elles sont réparties en cinq groupes sur le pourtour de l’Exposition. Presque tous les appareils disséminés dans la galerie n’y figurent que pour l’exhibition ; les cordons de lumière qui brûlent en plein jour autour de ces appareils ne servent qu’à décharger une petite quantité de la force sans emploi. Et l’éclairage, s’il est encore la principale application de cette force, n’est plus son unique souci ; elle se propose de supplanter ses aînées dans toutes les autres branches du travail.

Regardez, bien en évidence dans la travée centrale de la nef, cette machine qui rappelle par sa forme la roue du gouvernail sur un navire ; encore quelque temps, et la comparaison sera plus frappante, quand ce gouvernail imprimera le mouvement à toute l’usine. C’est la dynamo, — accordons à ce vocable nouveau la place qu’il saura bien se faire, — le type le plus fréquent de la machine électro-magnétique.

Celle-ci développe une puissance de 250 chevaux ; cette autre, plus loin, fournirait 500 chevaux. Grands ou petits, nous retrouvons partout ces couples de bobines sous leur armature de fils goudronnés ; ils se mêlent aux lourdes machines à vapeur, ils s’insinuent entre les volans et s’accrochent aux courroies, comme une armée d’invasion résolue à asservir ces colosses. Et c’est bien là, — retenons ce fait capital, — la tendance actuelle de l’électricité : asservir la machine à vapeur, en attendant qu’on puisse s’en passer ; lui dérober sa force fatale, limitée à un court rayon d’action, pour la transformer en une force plus subtile, plus maniable, plus semblable de tout point, à la force nerveuse de l’homme. Le physicien anglais Joule avait déjà remarqué que l’animal ressemble à une machine électro-magnétique plutôt qu’à une machine thermique. Cette assimilation ressort de tout ce que nous apprennent les électriciens sur les mouvemens de l’âme nouvelle qu’ils veulent donner au travail mécanique ; ceci n’est point une métaphore arbitraire ; je crois juste de dire que le travail va changer d’âme. D’après ceux qui l’étudient, l’énergie électrique est spasmodique, dans l’appareil le mieux réglé ; elle a comme celle de l’homme des sursauts et des défaillances ; si l'on demande à la dynamo un travail au-dessus de ses moyens, elle le donne, mais elle marque ensuite sa lassitude ; on la croirait douce d'intelligence, car elle mesure d'elle-même son effort aux dépenses variables que les circonstances exigent. En cas de danger subit, s'il faut, par exemple, réagir sur le moteur à vapeur qui l'actionne pour arrêter net ce dernier, elle développera durant quelques instans une puissance double, triple de celle que le constructeur a prévue, sauf à s'affaisser ensuite ; tout comme l'être humain en pareille occurrence. Je signalais plus haut la dynamo de 500 chevaux de force, construite par M. Hillairet pour M. Marcel Deprez ; elle reçoit son mouvement du géant voisin, le grand moteur à vapeur de M. Farcot, qui peut développer jusqu'à 1,500 chevaux. Supposons, — l'expérience a été faite ailleurs, — un accident survenant au moteur ; la dynamo retournera contre ce dernier la force qu'elle en tirait, et son énergie soudainement accrue suffira à enrayer l'énorme volant. Une comparaison tirée d'idées plus familières, et pourtant rigoureusement exacte, fera mieux comprendre l'opération : imaginez le choc d'un régiment de cavalerie neutralisant le choc adverse de trois régimens.

Pour beaucoup d'usages industriels, la dynamo s'est déjà interposée entre le moteur à vapeur et l'outil spécial du métier. Elle fait manœuvrer des treuils, des cabestans, des marteaux-pilons, des machines à river, à perforer. L'électricité soude les métaux, elle pousse sur nos têtes les ponts roulans ; ici elle actionne des wagonnets, là elle fait tourner l'hélice d'un bateau. Je ne rappelle que pour mémoire ses applications à l'acoustique, le téléphone, le phonographe, les appareils déjà populaires qu'on voit fonctionner dans l'exposition de M. Edison. Elle travaille partout dans la galerie ; et elle s'en échappe pour aller travailler au loin. Depuis les essais de M. Marcel Deprez, les recherches pratiques des électriciens ont pour principal objet k transmission du travail mécanique à distance. On en voit ici un exemple. Une dynamo transmet à sa sœur jumelle, placée dans la section agricole du quai d'Orsay, à un kilomètre et demi du palais, la force que cette dernière distribue aux machines de l'agriculture. Dans ce petit trajet, la perte d'énergie est presque nulle, 6 à 7 pour 100. — Nous allons là-bas « recevoir la force » que nous avions vu accumuler dans la galerie. Elle bat et vanne le blé, dans les engins qui simulent à vide les travaux des champs. Ils consomment une très faible quantité de travail. Mais voici qu'on commence à débiter des madriers dans une scierie mécanique, au pont de l'Alma ; du coup la consommation de force est doublée ; cependant il n'a pas été nécessaire de demander au bout du Champ de Mars un envoi supplémentaire, et le surveillant de la dynamo n'a point à intervenir ; elle donne d'elle-même, instantanément, l'excédent de labeur que la réceptrice réclame.

Nous venons de voir comment la dynamo emprunte aujourd'hui son énergie au moteur à vapeur. Ce n'est là pour l'électricité qu'une période transitoire, une étape en espérant mieux. Son idéal, c'est d'aller puiser directement cette énergie aux grandes sources de force naturelles, aux chutes et aux cours d'eau, d'abord ; plus tard, elle apprendra peut-être à saisir et à transformer dans ses fils les autres mouvemens élémentaires qui agissent à la surface du globe. Déjà réalisé en Suisse, sur quelques points de notre Dauphiné, dans les régions montagneuses où les chutes sont proches et puissantes, cet idéal est contrarié ailleurs par des difficultés de détail. Les électriciens sont unanimes à affirmer qu'ils triompheront bientôt de ces derniers obstacles. Quand on cause avec eux, on recueille cette impression : depuis quelques années, ils ont travaillé en silence, lutté contre des problèmes qui paraissaient insolubles ; le moment est venu où ils se sentent maîtres de leur terrain, et sur le bord de nouvelles découvertes dont les résultats seront incalculables. Leur foi prédit, et à très bref délai, une révolution radicale dans les moyens de locomotion, dans l'outillage industriel, et par suite dans les conditions économiques du travail, le jour où le transport et la division de la force permettront de la distribuer partout à domicile. Je me refuse à conter ici leurs espérances ; en accordant la plus petite place au rêve, fût-il prophétique, je risquerais de faire naître un doute sur ce que je rapporte des conquêtes acquises et déjà considérables.

Je demande grâce pour ces détails techniques, encore arides et peu accessibles à la plupart d'entre nous ; telles furent pour nos pères, il n'y a pas si longtemps, les notions nouvelles sur la vapeur, notions aujourd'hui familières à tous. Nos yeux, notre esprit et notre langage se sont accoutumés à la locomotive, à ses organes, à ses comptes en chevaux-vapeur. Ainsi, dans un prochain avenir, chacun sera familiarisé avec les types usuels de la dynamo, avec le fonctionnement de ses courans, avec la nomenclature excellente d'une science qui emprunte à d'illustres ancêtres ses dénominations, les ampères, les volts… D'ailleurs, si je m'attarde dans cette merveilleuse classe 62, c'est parce que tout y suggère des indications de philosophie générale bien faites pour contenter l’intelligence.

Avant d'arriver dans cette galerie, nous en avons traversé beaucoup d'autres où l'industrie a rassemblé tout ce qu'elle est capable de produire, les innombrables créations, utiles ou belles, dont le génie humain se fait honneur. Ces galeries vassales viennent aboutir à leur suzeraine, au foyer central du travail, si logiquement situé derrière l’Exposition des produits. Depuis l’entrée du Champ de Mars, le visiteur a vu un abrégé du monde ; voici le laboratoire où l’on façonne ce monde, avec les métiers et les outils requis pour cette tâche. Ces métiers et ces outils sont mus par les forces de la nature. Mais il est temps de réformer un mauvais langage et de dire avec les gens de savoir : ils sont mus par la force unique, par l’énergie. Depuis quarante ans, tous les progrès des sciences physiques concourent à établir un petit nombre de vérités capitales aujourd’hui hors de contestation pour la philosophie naturelle. L’énergie est une, comme la matière. L’axiome : « Rien ne se crée, rien ne se perd, » est vrai de la première comme de la seconde. La loi de la conservation de l’énergie, toujours en quantité égale dans l’univers, toujours restituée dans son intégrité en achevant le cycle des transformations qu’on lui fait subir, cette loi est peut-être la plus belle conquête de la science contemporaine. L’énergie unique imprime le mouvement à la matière ; il se manifeste à nous sous des modes différens, que nous appelons chaleur, lumière, électricité. Ces termes subsisteront sans doute pour la commodité du langage ; mais avant peu, quand on essaiera de se représenter les entités distinctes, irréductibles les unes aux autres, qu’ils signifièrent si longtemps pour nous, on sourira comme nous sourions, quand nous trouvons dans les traités des anciens l’univers divisé en quatre élémens : le feu, l’air, la terre et l’eau[2]. — Ces divers états de l’énergie ne sont que des transformations : la nature les accomplit librement dans son domaine ; l’homme est parvenu à l’imiter, il reproduit et règle ces transformations pour en tirer le travail approprié à ses différens besoins. Dans ce grand laboratoire de la force prisonnière, derrière ces machines qu’elle anime, nous apercevons l’ouvrier chétif qui la dirige et la transforme à sa fantaisie, en pesant du doigt sur un ressort. Comment y parvient-il ? Ce n’est pas, à coup sûr, par le ridicule excédent d’énergie physique qu’il additionne à cette force, surabondante pour broyer des milliers d’êtres comme lui. — C’est par le calcul, par l’intelligence, c’est-à-dire par l’énergie morale.

Jusqu’à ce point, les sciences physiques nous suffisaient pour la recherche des causes ; elles nous abandonnent ici, leur prudence se refuse à quitter le terrain des phénomènes qui tombent sous l’observation directe. Mais notre libre spéculation a le droit de pousser plus loin, tout en gardant les méthodes de ces sciences, en transportant dans le monde moral les lois qu’elles ont assignées au monde matériel. L’énergie morale est une, elle aussi, avec la même capacité de transformations, d’applications variées. Est-elle de même nature que l’énergie physique ? En diffère-t-elle essentiellement ? Peut-elle seulement se prévaloir d’une supériorité qualitative sur cette dernière, comme le travail mécanique sur la chaleur[3] ? — Peu nous importe ; à cette heure, nous cherchons toujours plus avant la source première de l’énergie, sans nous inquiéter de sa nature, inaccessible à nos investigations. Or, derrière l’énergie physique, agent universel du travail, nous avons trouvé l’énergie morale de l’homme, qui a pouvoir d’adapter cet agent à un travail plus utile, déterminé en vue de certains besoins. Mais pas plus que l’autre, cette énergie morale n’a sa source en elle-même ; bien qu’incomparablement plus perfectionnée, la machine spirituelle n’est pas absolument maîtresse de ses transformations, elle n’a pas conscience de toutes, et, d’ailleurs, elle n’est que la dépositaire momentanée de l’énergie qu’elle emploie ; comme elle conditionne l’autre, elle doit être conditionnée à son tour par une énergie supérieure, souveraine, par une cause unique, source première d’où émanent les deux formes d’énergie qui tombent sous notre connaissance et auxquelles nous avons ramené les lois du monde.

Buffon l’entendait ainsi, quand il disait en d’autres termes, dans son Traité de l’aimant et de ses usages : « Il n’y a dans la nature qu’une seule force primitive, c’est l’attraction réciproque entre toutes les parties de la matière. Cette force est une puissance émanée de la puissance divine, et seule elle a suffi pour produire le mouvement et toutes les autres forces qui animent l’univers… L’origine et l’essence de la force primitive nous seront à jamais inconnues, parce que cette force n’est pas une substance, mais une puissance qui anime la matière. » Tout ce passage sur les forces de la nature est à relire ; les erreurs de détail n’y infirment pas la vérité des principes généraux, discernés par le grand homme qui eut l’intuition obscure de la plupart des systèmes accrédités aujourd’hui. — Un siècle et demi a passé ; admirons comme la science indépendante, au terme de ses efforts couronnés de succès pour établir l’unité de cause dans les phénomènes de la vie, est poussée, pressée vers la nécessité logique de recourir à la Cause absolue, à la Loi primordiale d’où découlent les quelques lois simplifiées qui régissent en dernier ressort l’univers. La science loyale avoue cette nécessité ; elle fait siennes les belles paroles prononcées par M. Stokes, dans une réunion de l’Association britannique, à Exeter : « Lorsque nous passons des phénomènes de la vie à ceux de l’esprit, nous entrons dans une région encore complètement mystérieuse… La science ne pourra probablement nous aider ici que fort peu, l’instrument de recherche étant lui-même l’objet de l’investigation. Elle peut seulement nous éclairer sur la profondeur de notre ignorance, et nous amener à avoir recours à un aide supérieur pour tout ce qui touche de plus près à notre bien-être. »

Je n’ai voulu qu’indiquer ici en traits sommaires les réflexions qui s’emparent de l’esprit dans le palais de la force. Je ne puis quitter ce palais sans toucher un point plus particulier ; en m’y arrêtant, je répondrai du même coup à ceux qui reprendraient un profane de son incursion dans les domaines fermés de la science. Notre dernière causerie portait sur l’alliance nécessaire entre les arts et l’industrie. Un autre rapprochement est non moins désirable. Il s’est fait un divorce, tout nouveau pour l’esprit français, entre les lettres pures et les sciences appliquées. Rien n’est plus contraire aux saines traditions du XVIIe et du XVIIIe siècle. La philosophie naturelle, dans le sens étendu et nullement pédant que ce mot avait alors, faisait l’entretien habituel des honnêtes gens ; l’écrirain désireux de leur plaire ne fuyait pas ces matières, quand il les rencontrait sur son chemin, il était curieux des opinions du physicien et du naturaliste. En ce temps-là, M. Vapereau eût été souvent empêché pour parquer les esprits sous ses rubriques tout d’une pièce : littérateur français, savant français, philosophe français. Depuis le second quart de notre siècle, des causes multiples ont entamé ces traditions libérales. Les ouvriers du monde intellectuel se sont soumis, comme les autres, à une tyrannie que désigne un vilain mot : la spécialisation. Le romantisme a inculqué à ses disciples, avec la doctrine de l’art pour l’art, un mépris farouche pour toutes les applications de l’intelligence qui se proposent un but pratique. Je sais bien qu’on est revenu depuis au réalisme, on l’a cru du moins ; le malheur a voulu que notre réalisme ne fût, le plus souvent, qu’un romantisme privé de ses ailes, travesti sous la casquette à trois ponts et dans les bottes d’égoutier. Le fâcheux régime scolaire de la bifurcation, sous lequel beaucoup d’entre nous furent élevés, a consommé la scission entre les gens de science et les gens de lettres. Il en est résulté un rétrécissement d’horizon pour les uns et pour les autres. Tout en rendant justice à de glorieuses exceptions, on a pu regretter que les gens de science, ceux-là surtout qu’il se tournaient vers les applications industrielles, demeurassent trop près de terre ; leurs travaux ont été parfois conduits dans un esprit durement positif, illibéral, un esprit de négation ou tout au moins d’indifférence pour les nobles problèmes qu’on ne résout pas avec une équation, pour les idées qui ne se chiffrent pas et ne rapportent rien. Et nous, les lettrés, nous avons perdu de vue les exemples que nous donnent encore quelques-uns de nos maîtres et de nos aînés ; ayant pris notre parti d’ignorer tout un côté des acquisitions de notre temps, nous avons borné le domaine des idées à des querelles d’école, des questions de mots, des recherches de forme ; les plus délicats d’entre nous se sont confinés dans l’analyse de leurs sensations individuelles, négligeant de renouveler ces sensations au contact du monde nouveau que le savant et l’industriel façonnaient à l’encontre de nos goûts. Quand nous avons vu que ce monde nous échappait pour suivre en masse ceux qui comprenaient ses besoins, notre humeur un peu puérile s’est aigrie contre l’ennemi-né, contre le type qui symbolise tout ce que nous excluons de la littérature ; l’ingénieur est devenu pour nous ce qu’était le philistin pour nos devanciers, l’être antilittéraire par définition.

C’est là un arrêt bien sommaire contre une profession, contre un art qui est caractérisé en ces termes, dans les statuts de la société anglaise des ingénieurs civils : « l’art de diriger les grandes sources de force de la nature au plus grand profit de l’homme. » Voilà un métier qui ne doit point rabaisser ceux qui l’exercent, ni leur fermer l’entendement au sens du beau. — On ne fréquente pas l’Exposition sans rencontrer un certain nombre d’ingénieurs ; ils sont là dans leur place, sur les ouvrages où flotte leur drapeau ; pour avoir l’accès et l’intelligence de ces ouvrages, il faut bien leur demander le « Sésame, ouvre-toi. » Tout en examinant les machines, on a l’occasion de regarder dans les âmes de ceux qui les gouvernent ; et, si intéressantes que soient les machines, les âmes le seront toujours davantage. J’y ai regardé à la dérobée, je dirai franchement ce que j’ai cru y voir. Sous les singularités individuelles, un trait commun de physionomie m’est apparu. On sait où l’on va, dans ce régiment de la science active, et l’on y va allègrement, du pas vif et relevé d’une troupe en marche, qui a conscience de ses victoires et bon espoir de conquérir le monde. La plupart de ces hommes ont entrepris une lourde tâche, la matière est rebelle, les problèmes sont obscurs, les ressources font défaut, plus d’un tombe sur la route ; n’importe, l’allure des autres ne se ralentit pas, ils ignorent le découragement, ils comptent que la nature ne peut pas leur résister longtemps, et que tôt ou tard ils toucheront au but. Leur obstination tranquille s’explique ; ils ont foi dans leur œuvre, ils se sentent portés par l’esprit qui souffle où il veut, et qui passe suivant les époques aux diverses formes de l’activité humaine, comme un vent de confiance et de succès. Cet esprit animait les gens de guerre, aux premières années de notre siècle, les novateurs littéraires vers les dernières années de la Restauration ; et les politiques l’ont connu, aux belles heures d’illusion où la politique apparaissait souriante de promesses. Aujourd’hui, l’ingénieur l’a capté avec les autres sources de force. Le nom de cet esprit n’est pas difficile à trouver ; c’est la vie, qui bat de ce côté à pleines artères.

J’en écoute les pulsations, et je lais un retour sur nos frères des lettres. Dans notre camp, — ce n’est pas un secret, nous le crions assez haut, — on ne connaît plus guère cette hère assurance. L’absence de but et d’idéal, le doute et le dégoût, le découragement du pessimisme, tel est le thème habituel de nos lamentations, de nos aveux en vers et en prose. Le dilettantisme nous donne encore de courtes consolations, mais la curiosité de l’Angély ne suffit pas à distraire le triste Louis XIII qui se morfond en chacun de nous. En attendant mieux, si nous élargissions le champ de cette curiosité ? Si nous la portions du côté où va la vie ? À ce contact, peut-être, la vie nous reviendrait. Le monde nouveau, où qu’il se tourne, aura toujours besoin de nous pour élucider le sens caché de ses évolutions. Encore faut-il nous inquiéter de le connaître et pénétrer résolument dans ce monde, dussions-nous faire le sacrifice de quelques-uns de nos raffinemens. Si nous nous en éloignons de plus en plus, si nous continuons de passer indifférens devant ces merveilles, parce qu’elles ont le tort d’être utiles, et devant ceux qui les créent, parce qu’ils ont le défaut d’être pratiques, notre horoscope deviendra trop facile à tirer ; un beau jour, nous nous retournerons étonnés : il n’y aura plus personne derrière nous ; nous resterons une douzaine, dans la pagode aux mandarins ; nous échangerons nos livres entre nous, ce qui sera peu rémunérateur ; nous les vanterons en famille, ce que nous ne faisons pas toujours d’un cœur très prompt. Ce seront des temps bien durs.

Je ne préconise pas, juste ciel ! ce qu’on appelle la vulgarisation scientifique. Le mot, qui est odieux, nous prévient assez contre la chose. Il s’agit de reprendre partout notre bien, les idées générales, les préoccupations des plus actifs parmi nos contemporains, les aspects changeans du travail, leur symbolisme moral, leur poésie ; il s’agit de puiser, nous aussi, au grand réservoir de la force. Quelques gens de science, jaloux de leur privé, nous feront d’abord grise mine ; ils relèveront avec sévérité nos inadvertances ; car si l’on peut toujours avancer une sottise philosophique, parce qu’elle s’intitule une idée originale, on n’a pas le droit de risquer une hérésie scientifique, celle-ci s’appelant jusqu’à nouvel ordre une erreur. Les vrais savans ne nous en voudront pas de penser et d’imaginer, à nos risques et périls, au-dessus des sujets qu’ils approfondissent par le dessous. Aujourd’hui surtout, quand la science s’est fait une loi, très sage pour elle, de limiter rigoureusement ses recherches aux objets qui souffrent l’expérimentation, il est bon que des esprits moins retenus aillent errer autour de ses livres et de ses creusets, afin d’en reverser le contenu dans ce vieux fonds d’idées communes que l’on ne prouve jamais entièrement, et dont l’humanité a toujours besoin pour vivre.

Le mot de poésie est venu sous ma plume. Dire que la poésie renaîtra de la science et de ses applications, c’est énoncer un dogme déjà banal, accepté de tous depuis longtemps. Mais on l’accepte comme tant d’autres vérités dont on ne semble pas très sûr, sans essayer de les mettre en pratique. — L’autre soir, avant de me rendre à la galerie des machines, je relisais le Prométhée enchaîné, le drame souverain où Eschyle a jeté toute la philosophie et toutes les douleurs de l’humanité. Quand j’entrai dans la nef de fer, inondée de lumière et toute frissonnante sous l’haleine de l’énergie mystérieuse, il me sembla que le livre se rouvrait devant moi, ou plutôt que le drame prenait vie ; les principaux personnages étaient en scène, la Force, la Puissance, et cet éternel Prométhée, en qui le tragique grec incarnait à la fois la science et l’homme. Le dieu forgeron qui rivait ce l’indestructible airain » sur les rochers du Caucase a changé de figure, mais on le reconnaît là, métamorphosé en monstre d’acier, et tout aussi poétique. Voilà, dans ces foyers, « le feu resplendissant, le don fait aux hommes. » Et ce n’est plus dans une « férule » desséchée, mais sur ces roseaux de cuivre qu’elle luit, « l’étincelle féconde, la source de la flamme, le maître qui a enseigné aux mortels tous les arts, l’artisan de tous les biens. » Prométhée l’a dérobée au ciel une seconde fois, pour nous la rendre plus subtile, plus inventive, plus secourable. Cette fois, il n’est pas châtié pour son bienfait. Aussi bien, je me trompais, ce n’est plus le Prométhée enchainé qui est en scène, c’est l’autre drame du poète, si longtemps perdu et enfin retrouvé là, le Prométhée délivré. Le titan a fait accord avec la Force et la Puissance, il ne souffre plus par elles, il les emploie à ses œuvres ; à son tour, il les a liées dans le frêle réseau de ces fils magnétiques. Et le Chœur, qui plaignait l’héroïque criminel d’avoir trop aimé les hommes, tient désormais un autre langage devant la Puissance qu’il ne redoute plus : « Force, jadis hostile et fatale, sois bénie et glorifiée. Tu es l’esprit deviné par les anciens poètes, depuis Eschyle, l’esprit que Virgile sentait, agitant la masse du globe et pénétrant dans tous les membres du grand corps. Tu émanes de l’Energie première, qui est aussi intelligence et bonté. Il semble que tu aies un reflet de son intelligence : apporte-nous un rayon de sa bonté. Il ne se peut pas que tu sois descendue des sources pures de l’univers à l’unique fin d’enfler un tas d’or dans quelques mains ; sois miséricordieuse aux petits, allège leur humble tâche, fais-toi pour eux facile et douce. Redeviens terrible si nous avons besoin de ton secours pour détendre notre sol, foudre qui dispenses la vie et la mort, toi qui peux anéantir l’homme ou luire pacifique dans sa lampe de travail, éclairant ce palais où nous t’admirons, ô Force ! »


Eugène Melchior de Vogüé.

  1. Voyez la Revue du Ier et du 10 juillet.
  2. J’assistais, ces jours derniers, dans le laboratoire de la Société internationale des électriciens, aux curieuses expériences instituées par le professeur Herz et reproduites en France par M. Joubert, en confirmation d’une théorie de Maxwell. Ces expériences apportent une preuve nouvelle de l’identité de la lumière et de l’électricité, dans leur mode de propagation à travers les milieux. Sans fil conducteur, sans aucun intermédiaire, par le simple rayonnement d’un foyer d’où émanent des ondes électriques, on obtient des étincelles en rapprochant deux pièces de monnaie, sur tous les pointa de la salle, dans les salles suivantes, et jusque dans la cour du laboratoire. Ainsi, pour la première fois, nous parvenons à constater la présence et le mode de propagation de l’électricité sans le secours d’un corps solide qui la porte. Un miroir incliné, placé dans l’axe du foyer, donne des réflexions d’électricité pareilles à celles de la lumière. Les calculs approximatifs qu’on a pu établir d’après ces expériences confirment les anciens calculs théoriques qui donnaient des chiffres identiques pour les vitesses des ondes lumineuses et des ondes électriques.
  3. Il est intéressant de constater que la science la plus sage, la plus émancipée de préjugés, la mieux précautionnée contre toute intrusion de la métaphysique, n’échappe pas A la nécessité d’introduire dans son vocabulaire des expressions, et partant des idées purement morales. Le professeur Tait, au cours d’une des leçons magistrales où il discute la question de l’équivalence dans les transformations de l’énergie physique, est amené à s’exprimer ainsi : « Pourquoi une certaine quantité de travail ou d’énergie potentielle peut-elle être totalement transformée en chaleur, et, cette transformation une fois effectuée, pourquoi ne peut-on plus reconvertir qu’une partie de la chaleur en forme supérieure de travail ou d’énergie potentielle ? La réponse est entièrement comprise dans le mot supérieur que je viens de prononcer. Lorsque vous transformez une forme supérieure d’énergie en une, forme inférieure, vous pouvez effectuer l’opération entièrement ; mais lorsqu’il s’agit d’une transformation inverse, — de remonter, pour ainsi dire, — alors une fraction seulement, une faible fraction de l’énergie inférieure peut retourner à l’état d’énergie supérieure. » — (P. -G. Tait. Des Progrès récens de la physique, trad. Par Krouchkoll, p. 96.) — On ne s’exprimerait pas autrement, pour caractériser, en vertu des mêmes lois, les phénomènes de la vie morale, par exemple une transformation de sensibilité en volonté.