À travers l’Inde en automobile/06

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CHAKDAH, 6 MAI.


Il n’y a pas de maison de relais à Ranaghat et les restrictions de caste empêchant le Brahme de nous continuer son hospitalité ; il nous a conduit chez un de ses amis et client, un métis qui habite aux environs. La femme et les filles du maître de maison nous ont reçus avec de grandes démonstrations d’amitié, elles se sont empressées de nous donner les meilleures chambres et de nous apporter de grandes corbeilles de fruits, en guise de rafraîchissements.

Grâce à la retraite du père, ancien ingénieur du gouvernement, la famille jouit d’une petite aisance qui suffit à ses goûts modestes et aux frais d’alcool du vieux B… un incorrigible ivrogne.

Généralement, il se promène dès les premières heures de la matinée berçant une bouteille de « whisky » dans ses bras, en criant : « Were, is my bottle from Calcutta. »

Si d’aventure il aperçoit l’un de nous, il l’entraîne furtivement à l’abri des regards inquiets de sa fille cadette chargée de le surveiller, et veut le forcer à boire avec lui en lui racontant pour la millième fois son histoire et celle de ses parents.

C’est, au fond, celle de tous les Européens ; un grand-père, ou un arrière-grand-père, Européen, endetté, débauché, échoué dans un poste inférieur aux Indes, un déclassé employé aux chemins de fer ou à la police qui, pour toutes ces raisons, n’est jamais retourné dans sa patrie et a épousé par amour et intérêt, la fille d’un indigène de très basse caste quelque peu enrichi.

Nés de femmes des castes les plus inférieures et de blancs avilis, les métis inspirent tant aux Européens qu’aux indigènes une invincible répugnance. Ils sont la tare vivante de deux races qui les repoussent également.

Leur situation est malheureuse ; la religion, la manière de vivre, le costume les séparent des indigènes, dont ils conservent le caractère obséquieux et mou, le cœur cupide, et l’apparence physique, les cheveux, les yeux.

Leur ascendance européenne fait jaillir de ce tempérament dégradé, une étincelle de fierté, d’enthousiasme, d’idéal, qui se traduit par une prétention surprenante, un désir extrême d’être considérés comme des blancs, un mépris injustifié des races Indoues, tels les Brahmes dont le sang est uniquement Aryen et qui préféreraient massacrer leurs filles plutôt que de les donner à des Occidentaux. Les métis n’ont même pas, ou très rarement, la beauté qui devrait accompagner le mélange de deux races, et on ne peut attribuer cette infériorité totale de leur personnalité qu’au sang aborigène, prédominant, dans les castes dont ils tirent leurs ancêtres maternelles.

Il serait intéressant, pour juger complètement des Eurésiens, de connaître des descendants de femmes brahmes et d’Européens, mais mon ami le médecin me déclare en souriant que ces unions là n’existent pas ; les femmes de sa caste sont des « déesses » et elles ne s’abaissent pas jusqu’à ceux dont les premiers parents ne furent pas, au moins, des demi-dieux.

Le temps passe assez agréablement à Chakdah ; c’est ainsi que s’appelle le bungalow des B… Nous faisons parfois de longues promenades dans les bois de bambous qui couvrent la contrée ; nous ne pouvons nous lasser d’admirer ces centaines de troncs verdâtres réunis en faisceaux qui se terminent par des panaches retombants de feuilles longues et légères que la brise agite, comme des plumets de duvet. Le Brahme vient souvent visiter les B… il amène régulièrement son ami le chef de gare, dont la réponse au sujet de l’huile, invariablement négative, commence à nous tourmenter. Il y a cinq jours que nous attendons cette essence. Pour nous faire patienter, on essaie de toutes les distractions procurables à Chakdah.

Une fois, la femme du médecin m’envoie ses bijoux : des glands d’or massif pour les oreilles, des serpents d’argent pour les chevilles, une chaîne que les Brahmines serrent autour des hanches, des étoffes en soie du Bengale pour m’habiller. On me photographie et les heures s’écoulent. Un autre jour, on dépique du riz pour nos hôtes et nous allons voir travailler les femmes coolies qui trépignent la paille blonde et celles qui, pour décortiquer, font retomber en cadence un levier de bois sur le grain.

Enfin, hier après midi, le chef de gare, incapable de venir nous annoncer la nouvelle attendue, nous a envoyé son secrétaire, Ragunath Chandra, pour nous prévenir de l’arrivée de l’essence.

Raghunat Chandra appartient à la caste des écrivains, les « Koïts ». Les premiers ancêtres de cette race intelligente, dont la finesse d’intuition et la culture intellectuelle ne le cèdent en rien à celle des Brahmes, seraient les serviteurs des cinq prêtres de Kanoj, attirés en Bengale par les largesses du roi Adisur, pour y célébrer un sacrifice védique, en 400 avant J.-C.

Raghunat, connaissant mon désir d’observer les curieuses coutumes de la vie des femmes dans l’intimité de leurs zénanas, me propose aimablement de me faire visiter sa maison avant notre départ.


La Famille d’un Koït, caste des écrivains

Une habitation de pauvres, dit-il, une famille villageoise, honorable, à la vie modeste et uniforme ; la vie que mènent encore des milliers d’Indous en ce siècle de bouleversement où l’on coudoie en chemin de fer les castes impures et à une époque où les « deux fois nés » traversent l’eau noire, la mer défendue, pour aller passer des examens parmi les « sahebs » qui mangent du bœuf, l’animal sacré et boivent les liqueurs intoxicantes interdites par les divins « Shrastras » des Védas.

Ranaghat est un bourg, comme tous les villages du Bengale, bâti en boue sèche, plane comme du ciment. La rue principale s’étend parallèlement à la rivière entre des maisons basses dont les jardins laissent tomber par-dessus les murs ternes, les larges feuilles des bananiers dont les énormes grappes font rêver d’un paradis plantureux et fermé. C’est là qu’habite Raghunat, dans une grande cour close de palissades dilapidées par les âges et les moussons. Suivant l’usage indou, il vit avec tous les membres de sa famille paternelle : ses frères, ses oncles, ses cousins. Il est l’ainé de la maison, par conséquent le chef apparent de ce cercle patriarcal ; mais la véritable autorité, celle qui brise toutes les volontés et règle les plus minutieux détails de ménage, la force, l’honneur, la tête de la maison, c’est la mère de Raghunat. Cette vieille femme est le type des matrones Indoues pour lesquelles le respect de leur fils et la soumission complète de leurs petits-enfants, belles-filles, belles-sœurs et neveux, devient la légitime compensation de la déférence outrée qu’elles doivent à leurs époux. Dans un intérieur indou, la mère incarne la toute-puissance. Derrière les rideaux de son zénana, c’est elle qui dirige le roulement matériel de la vie journalière, c’est elle qui arrange les alliances matrimoniales, ou qui décide les pèlerinages ; son mari ou son fils n’entreprennent aucune affaire sans la consulter. Enfin et surtout, les femmes sont en Bengale, plus particulièrement, les grandes conservatrices, les ennemies des innovations européennes, les gardiennes charmantes des dieux et des usages. La mère de Raghunat m’accueille avec une grande dignité ; son « sarri » de veuve sans bordure, tout blanc, sied bien à son teint d’ivoire pâle, ses bras admirablement ronds ont été dépouillés de bracelets à la mort de son mari, elle ne porte plus qu’un simple cercle d’or au coude pour la préserver, ainsi que ceux qu’elle aime, de tous les maléfices.


Coin de Bazar à Ranughat

Bien qu’elle ait près de quarante ans, ses lisses bandeaux noirs ne sont pas mêlés d’un seul fil d’argent, chose rare parmi les indigènes qui vieillissent vite. Son fils reste respectueusement debout, attendant un signe d’elle pour prendre place sur le banc de bois où nous nous sommes assises. Elle cause avec moi d’une façon fort intelligente. Je lui raconte, par l’entremise de Raghunat, nos péripéties d’auto, notre nuit dans la jungle ; un beau sourire placide illumine son visage grave, lorsque je lui parle avec admiration du Bengale, son pays, de sa maison nette, bien ordonnée, des coutumes touchantes et originales auxquelles j’ai pu m’initier depuis quelques mois. Elle me questionne d’une voix basse, mélodieuse, insistant pour savoir si j’ai jamais goûté des mets et des sucreries indigènes ; Non ? Elle veut alors me faire accepter des gâteaux Bengali, pétris de ses mains et elle m’enmène dans une pièce voisine où ses belles-filles sont occupées à préparer le repas du soir.

Les unes attisent dans des trous de terre glaise un feu de noix de coco, sur lequel bout dans un nuage de vapeur fade, une marmite de riz. La plus jeune, à genoux, devant une pierre carrée, écrase et mêle avec un rouleau de bois des graines, des oignons, des piments, tous les condiments obligés du « currié ». D’autres farcissent de farine de maïs et de poissons frits des courges jaunes et juteuses. Deux servantes accroupies près des feux, alternativement, vont au puits et à la rivière chercher l’eau qu’elles portent dans des cruches de cuivre reluisantes ou de grands vases de terre. Mais seules les femmes de la maison peuvent faire la cuisine, mélanger les ingrédients, manier les aliments, ajouter du sel pour les plats destinés à leurs maris, car un Indou qui mangerai une nourriture préparée ou effleurée simplement par une personne de caste inférieure à la sienne, commettrait un péché grave et dans certains cas presque inexpiable. La caste brahminicale étant la caste la plus élevée, les Rahjas orthodoxes et les grands propriétaires terriens (zémindars) engagent généralement comme cuisiniers des Brahmes pauvres, dégradés, dont les mains presque divines permettent d’épargner eux princesses une besogne astreignante et vulgaire. La femme de Raghunat travaille avec ses belles-sœurs ; elle astique les bols de cuivre, les petites cruches rondes sans anse, les plats incrustés de dessins religieux qui constituent les seuls ustensiles de table de l’Indou. Son mari me la présente, mais elle se tient voilée, muette, suivant l’étiquette du pays qui il défend à une femme de parler à des étrangers en présence de son seigneur et maître. Elle a le type fin et allongé des Indoues du Bengale, les plus jolies femmes de l’Inde et aussi les plus intelligentes. Sa belle-mère l’affectionne tout particulièrement, parce qu’elle lui a donné un petit-fils, l’idole de ses jours déclinants, dont les fils et les fils jusqu’à la quatrième génération en accomplissant les cérémonies pour l’âme des défunts ancêtres, murmureront encore son nom, en versant du beurre clarifié et de l’eau fraîche à ses mânes inquiètes.

La salle de prière, un réduit blanchi à la chaux, précède une chambre commune et les deux pièces habitées par Raghunat, sa femme et sa mère. Une statue de Kali en cuivre massif devant laquelle s’éteint un lampion d’huile, quelques chromos religieux suspendus aux murs meublent le sanctuaire. C’est ici que le brahme, guide spirituel de la famille, vient, lors de certaines circonstances, accomplir les cérémonies rituelles pour les membres de la maison. L’habitation est dépourvue de meubles, à l’exception de quelques couchettes en planche, suspendues au plafond, comme des escarpolettes, par de longues cordes et dont le bois disparaît sous les coussins et les traversins moelleux.

Autour des murs, de grands coffres en cèdre ou en sandal servent à enfermer les pièces d’étoffes, les vêtements, l’horoscope de chaque membre de la famille. Les économies, s’il y en a, sont toujours employées à acheter des bijoux, le seul capital que comprenne l’indigène et comme les femmes les portent constamment au cou, aux chevilles ou aux poignets, il n’y a pas de précautions à prendre contre les voleurs. La mère de Raghunat me fait traduire qu’elle a bien du mal à maintenir dans la maison cette belle ordonnance que j’admire. Six belles-filles, dont l’aînée a 17 ans, ne sont pas toujours faciles à diriger, même avec une volonté inflexible, une main autoritaire et pesante comme celle de la vieille dame.

Cette cohabitation perpétuelle dans la maison paternelle, sous la dépendance d’un aîné, auquel n’attache parfois qu’un lien de parenté fort éloigné (cousin troisième degré), paraît tout d’abord insupportable, totalement opposée à l’idée du foyer domestique personnel, libre, intime, tel que nous le comprenons en Occident. La pensée évoque les conflits d’intérêts, les luttes de tempéraments et de caractères, l’apport adverse des intelligences, des sentiments, des goûts, dans une telle communauté et la réalisation de l’harmonie apparaît comme un délire de l’imagination. Mais pour l’Indou qui est essentiellement un soumis, un patient, un routinier, ce mode d’existence présente au contraire des avantages immenses, et dans un intérieur comme celui de mes hôtes, la bonne harmonie de la vie, sans être exempte de petites tyrannies, de querelles passagères, de froissements inévitables parmi les humains, n’est en somme troublée que rarement, presque toujours par ceux des membres de la famille auxquels l’intérêt ou le snobisme conseillent de s’éprendre sans sincérité et sans discernement des usages européens. La personnalité de l’Indoue est nulle, il nait dans un moule : la caste, dont l’atavisme et les coutumes remplacent l’initiative. Il ne se conçoit jamais comme une unité consciente, puissante, portant en lui les éléments de son malheur ou de sa fortune, mais toujours comme membre d’une collectivité qui lui impose des idées et des sentiments qu’il ne cherche pas à discuter.

C’est un éternel mineur, et la vie familiale n’est pour lui que la continuation de la vie de caste ; son aîné, par un hasard de naissance, le dominant tout comme les castes supérieures à la sienne par une volonté des dieux, prennent sur lui une préséance contre laquelle personne ne s’insurge.

L’indigène, en Bengale plus particulièrement, végète pacifiquement, endormi dans l’indoléance et la mollesse. Ses jours s’écoulent sans hésitation, sans imprévu ; la caste règle, dès le berceau, l’emploi de ses heures, elle préside à ses sentiments intimes, elle détermine ses moindres actes et jusqu’au choix de sa nourriture. Son héréditaire et prépondérante influence le subjugue pendant son existence et le suit encore dans la mort, n’accordant même pas à ses cendres l’égalité du deuil et de la sépulture. Les castes différentes ne s’allient jamais entre elles et ne se fréquentent pas ; tout sujet de dissentiment grave est évité par ce fait, les membres d’une famille n’échangeant que des idées reçues, des vues adoptées immémorialement, par cette autorité qui fait loi : une même caste dont ils tirent leurs goûts et leurs affinités.

L’Indou ignore l’âpre bataille pour la subsistance quotidienne ; il vit paresseusement sur un salaire minime mais suffisant, ne songeant point à amasser un petit pécule pour sa vieillesse indigente. La maison paternelle, au déclin de sa vie, devient son refuge ou celui de sa veuve, le chef de famille subvient à leurs besoins, les protège et les soutient. Sa religion contribue d’un autre côté à laisser l’Indou sans haine sociale, sans amertume. Son existence actuelle n’est pour lui que la suite de vies passées ou un prélude de nouvelles réincarnations. Avec une admirable philosophie, il regarde ses maux comme un châtiment de péchés antérieurs, et si dans son âme s’élève un désir inassouvissable, par la contemplation, forme parfaite de la patience, il fera violence au ciel, pour en obtenir dans une vie future la réalisation. Jamais il ne sent frémir dans ses moelles l’amour passionné de la lutte, qui, âpre comme un vent de montagne, orageux comme les flots troublés, fait bondir l’âme et le cœur.